Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

16/07/2012

Pas de miracle à Santa Anna

Spike Lee est un virulent défenseur de la cause noire américaine dont il a fait l'enjeu central de son œuvre de cinéaste. Comme il n'a pas sa langue dans sa poche, cela l'a amené à polémiquer publiquement lors des sorties de Saving private Ryan (Il faut sauver le soldat Ryan – 1998) de Steven Spielberg et surtout du diptyque de Clint Eastwood sur la bataille d'Iwo Jima, à propos de la place du soldat noir dans la représentation hollywoodienne de la seconde guerre mondiale. C'est à dire de son absence. Eastwood, fidèle à sa réputation, l'a envoyé balader sèchement et c'est... Spielberg qui a joué les casques bleus, avec succès semble-t 'il. Historiquement, Lee a tort. L'armée américaine des années 40 pratiquait la ségrégation et les unités de soldats noirs n'étaient pas considérées, souvent reléguées à l'intendance. Aussi elles n'étaient engagées ni sur les plages normandes du 6 juin, ni sur Iwo Jima. Mais Lee a raison sur l'absence globale de GI's noirs, les buffalo soldiers, sur les écrans. De mémoire, le premier personnage conséquent est mis en scène par l'italien Roberto Rossellini dans son Païsa de 1946.

spike lee

Il y a peut être une forme d'hommage de la part de Spike Lee quand il décide répliquer à travers le cinéma et réalise en 2007 Miracle at St. Anna situé en Toscane. C'est aussi parce qu'il existait un régiment noir sur le front italien, ce qui en fait le cadre idéal pour la vision que veut faire passer le réalisateur. D'entrée il pose l'objectif de son film. En 1983, un vieil homme, Hector Negron, regard à la télévision John Wayne dans un passage de The longest day (Le jour le plus long – 1962), la superproduction hommage de Darryl F. Zanuck. « Nous aussi nous avons combattu dans cette guerre » murmure amèrement Negron. Problème, Spike Lee développe ce programme clair à partir d'un scénario de James Mc Bride (adapté de son roman) inutilement complexe, qui s'étire sur 160 minutes et multiplie les sous-intrigues. Par la confusion qu'il engendre, il finit par perdre son objectif de vue et pire, se coule dans une forme classique imitant maladroitement les films sont il se veut l'alternative. Dit autrement, Lee substitue ce qu'il estime être des clichés par d'autres clichés tout en étant incapable d'une approche esthétique originale.

Lire la suite sur Les Fiches du Cinéma

We fought thas war too sur le site de Roger Ebert

Photographie : RottenTomatoes

23:43 Publié dans Cinéma | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : spike lee |  Facebook |  Imprimer | |

01/07/2012

Cannes séquence 7

L'enterrement de mémé

Pour reprendre la belle phrase de Stéphane Delorme de l'éditorial des Cahiers de juin, il y a les films qui vous font lever la tête et ceux qui vous la font baisser. Adieu Berthe, sous titré l'enterrement de mémé, de Bruno Podalydès relève brillamment de la première catégorie, avec en plus la bouche ouverte, l'œil brillant et le zygomatique dilaté. C'est sûr que cela donne une drôle de figure, mais il n'y a qu'au cinéma que l'on peut avoir impunément l'air idiot, et puis cela fait un bien fou. Le nouveau film des Podalydès, c'est Bruno derrière la caméra, Denis devant comme d'habitude, et tous les deux au scénario. Et puis cette fois Bruno passant un peu de temps devant aussi, dans un rôle de croque-mort décontracté, jouant dans tous les sens du terme avec la complicité fraternelle. De ce rôle, de sa décontraction, on sent quelque chose de l'ordre de l'ordre de la plénitude, d'une maîtrise du cinéma (qui est ce qu'il est mais qui est le sien), et du plaisir à faire vivre un univers, rond, riche et cohérent, avec ses couleurs, ses bonheurs, ses mystères, ses femmes; ses enfants, ses questions, et une ombre encore lointaine. Plaisir aussi du partage de cet univers de cinéma, à l'écrit, à l'image, avec sa troupe fidèle ( Michel Vuillermoz, Isabelle Candelier, Jean-Noël Brouté, Pierre Arditi plus récemment), de nouvelles rencontres (Valérie Lemercier bien intégrée, en harmonie avec Isabelle Candelier), et avec le spectateur que l'on convie avec gourmandise aux jeux du modeste illusionniste.

bruno podalydes

Adieu Berthe rachète au passage la demi réussite de Bancs publics (2009) et revient aux fondamentaux de Versailles rive-gauche (1992) et de Dieu seul me voit (1998). Lien direct avec ce dernier film, le velléitaire Albert de 1998 se demandait ce qu'était un acte gratuit. Armand, le nouveau héros, médite sur le sujet de philosophie de son fils : « Qu'est-ce que vouloir ? ». Les mêmes questions au cœur de l'œuvre, mais si Albert commençait une histoire d'amour, Armand est à un point de crise, soit Albert avec quinze bonnes années de plus, une épouse, une maîtresse et deux enfants, un de chaque côté. Albert était le héros du pas encore, Armand est celui de l'entre deux. Il navigue à vue, entre son métier de pharmacien qui l'ennuie et sa passion pour la magie, entre son père qui ne souvient plus de lui et cette mémé qu'il avait oubliée, entre deux croque-morts, entre ses deux familles, entre ses deux histoires d'amour, l'une qui s'achève (semble t'il) et l'autre qui commence, entre ce passé qui remonte à la surface et ce futur qui peine à se dessiner, entre deux pièces et entre deux textos. Redoutables les textos.

Le film, lui, épouse ce mouvement de balancier entre les intermittences de la vie d'un rythme posé mais déterminé. Les Podalydès font rebondir Armand comme une boule de flipper mais doucement. Intérieur ou extérieur, Armand se déplace d'un plan à l'autre, d'un point du cadre à l'autre, cherchant sa place, cherchant des réponses (donc volontaire), tout en étant constamment tenté de lâcher prise, de s'arrêter et de laisser filer (donc velléitaire). A l'écran, cela donne ces déplacements en trottinette électrique comme en apesanteur, dans les bulles confortables des voitures modernes souvent filmées de face englobant tous les passagers, les multiples jeux de portes et avec les tiroirs des armoires dans la pharmacie qui découpent les cadres et leur donnent une dynamique interne. Et puis ce sont ces moments plus longs, temps en creux pour la conversation ou le monologue (derrière la pharmacie, dans le parc, au lit de face comme chez Truffaut, chez les croque-morts, la lecture des lettres de la mémé) où l'on filme la parole et la réflexion. Au sein de ce dispositif d'apparence peu spectaculaire (mais beau), les Podalydès travaillent de nombreux gags rigoureux jouant sur le temps et l'espace, mêlant de nombreuses formes de comiques (verbal, jeux de mots, burlesque, slowburn, etc.) avec quelques moments d'anthologie dignes de la prise de sang de Dieu seul me voitcomme la visite au magasin du croque mort new-age Michel Vuillermoz ou l'épisode hilarant (vous n'êtes pas obligés) du mulot.

bruno podalydes

D'évidence cet univers a des liens étroits avec la bande dessinée. La simplicité apparente, le traitement des couleurs, vives et en aplats, les cadres classiques, c'est la ligne claire dans toute sa splendeur. Nous avons même, via le travail sur le son, une jolie collection d'onomatopées, incluant pour la description hasardeuse de la cause de la mort de Mémé Berthe de charmants pif, pouf, psschit, ou crac. Du Tintin fondateur, Podalydès reprend un mémorable gag d'Objectif Lune lors de l'exploration des sarcophages, après sa reconstitution du restaurant syldave de 1998. Tout ce qui tourne autour de la magie, outre la dimension philosophique de cette pratique partagée avec Woody Allen, ramène aux numéros que Hergé aimait à dessiner (les efforts de Haddock pour reproduire le coup du verre de vin). Allant un peu plus loin, Podalydès allie le classicisme de Hergé à une vigueur un peu noire venue de Franquin (l'homme qui rit des idées noires), Gotlib pour le côté glacé et sophistiqué (les cercueils aux formes animales, les révélations sur Taziouff)) et à un poil du modernisme de Manu Larcenet, Adieu Berthe proposant un équivalent cinématographique à l'alliance du gros nez et du trait légèrement tremblé avec héros névrosé mais attachant.

Cette approche est féconde pour Bruno Podalydès car ce qu'il transpose de la ligne claire dans son style de cinéma s'adapte parfaitement à sa vision du monde et ce qu'il cherche à nous en faire partager. Un monde où la gentillesse cherche à se faire une place, où l'on se gène pour les autres, où l'on ne fait pas facilement du mal à ses proches. Et si on le fait, on le regrette. Et quand on regrette, on aimerait disparaître au fond d'une malle des Indes. Comme dans les récits emblématiques de la ligne claire, c'est un monde qui n'est simple qu'en apparence. C'est un monde qui peut inquiéter aussi, voire rebuter. Mais c'est aussi une utopie, une tentative d'exprimer une philosophie de la vie, de l'action pondérée, de l'amour compliqué, de la mort inéluctable qu'il faut à tout prix conjurer avec un peu de magie, d'humour et de cinéma.

Photographies : © Anne-Françoise Brillot - Why Not Productions

Un entretien avec Bruno Podalydès où il parle de Ford et de Truffaut.

16/06/2012

Cannes séquence 6

Grands soirs

cannes 2012,david cronenberg,benoît delépine,gustave kervern

Délicieux hasard de la programmation cannoise, le golden boy Eric Packer joué par Robert Pattinson s'interroge dans Cosmopolis sur la vie secrète de sa vaste limousine blanche : « Je me demande où elle peut aller le soir ? ». La question du film réalisé par David Cronenberg trouve sa réponse dans Holy motors de Leos Carax, dont le monsieur Oscar joué par Denis Lavant vit également dans l'un de ces paquebots sur quatre roues, identiquement piloté par un fidèle chauffeur-garde du corps. Les deux œuvres entraient ainsi en une étrange résonance. Dans Cosmopolis, le héros traverse une ville en proie au chaos, visite présidentielle à haut risque, émeutes, crise, le capitalisme s'effondre nous dit t'on. Grand bien lui fasse ! Des citations de Marx (Karl, pas Groucho) fleurissent sur les murs, les entartreurs français sont de sortie, et Packer a décidé de se faire couper les cheveux. Comme il a ses habitudes, c'est de l'autre côté de la ville et Packer n'est pas décidé à écouter les conseils avisés de son garde du corps Torval, branché en permanence sur les informations d'un mystérieux central. Packer embarque donc dans la limousine et entame sa longue traversée vers son salon de coiffure favori. Au fil des étapes, il reçoit, comme Oscar, par exemple au jeu des résonances, une Juliette Binoche sexy et bien excitée. Il contemple également sur ses écrans de contrôle sa chute, c'est à dire ses affaires qui vont mal, une sombre histoire de spéculation sur le Yuan qui échoue. Mais on sent bien qu'il s'en fiche, de Binoche comme du Yuan.

Cosmopolis est plutôt une bonne nouvelle. Après une série de films plus ou moins réussis mais à l'esthétique assez hollywoodienne (Adaptation de bande dessinée, stars, moyens), David Cronenberg retrouve les exigences d'un budget plus réduit (c'est Paulo Branco qui produit) et les lignes esthétiques de Crash (1996), surfaces froides et couleurs chaudes, corps sublimés mais étrangement lisses, atmosphères suspendues comme en demi-rêve. Ou demi cauchemar. J'ai senti aussi quelque chose de plus vital pour Cronenberg dans cette adaptation du roman de Don DeLillo, quelque chose qui soit en prise directe avec son époque, quelque chose à exprimer sur ce foutu monde qui va si mal. Mais Cosmopolis est très bavard. Les personnages ne cessent de tenir le crachoir, quoi qu'ils fassent, y compris quand ils baisent. Ceux de Crash le faisaient aussi, mais pas de cette manière systématique. J'ai lu qu'il s'agissait des dialogues d'origine du roman de DeLillo. Je veux bien, mais je ne l'ai pas lu et puis ce n'est pas le problème. Je suis face à un film qui doit tenir sur ses deux jambes, tout seul comme un grand. Or la parole dans Cosmopolis étouffe le film en parasitant la force visuelle de Cronenberg. Le réalisateur n'exploite pas complètement les possibilités de son récit, à commencer par cette voiture extraordinaire, bulle et forteresse, univers intime et prison dorée, connectée au dehors par toutes les ressources de la technologie moderne tout en étant aveugle et muette, œuvre d'art lisse et blanche transformée en monument d'art urbain par la grâce de graffeurs extérieurs. Le talent si particulier de Cronenberg est bien présent, mais sur le moment, il est masqué par ce long tunnel verbeux, encombré d'un fatras de langage capitaliste et boursier, obscur ce qui est sans doute l'objectif, mais qui sonne comme ces jargons pseudo-scientifiques dont raffolent les équipages de vaisseaux spaciaux (Enclenchez le gyroscope d'hyperpropulsion, monsieur Spock !). Comme dans 2001(1968), j'aurais aimé que le film respire et que les images prennent leur élan. Ce sentiment se retrouve dans la dimension érotique du film. Si Juliette Biboche et la somptueuse Patricia McKenzie payent de leur personne, Cronenberg ne trouble jamais comme il a su le faire dans ses plus belles réussites. Sentiment mitigé donc pour le Grand Soir de Cronenberg qui rassure sur ses capacités intactes à innover, à être audacieux et à manier son humour vif et tranchant.

cannes 2012,david cronenberg,benoît delépine,gustave kervern

Un camarade blogueur et désormais critique me disait ne guère goûter la révolte « financée par Canal + » du film de Benoît Delépine et Gustave Kervern, Le grand soir. Ce paradoxe mérite d'être relevé, et il l'a été, face aux pitreries à la fois attendues, espérées et redoutées des réalisateurs grolandais et de leurs acteurs sur la croisette. Il me semble pourtant que le film vaut mieux que cela, justement parce qu'il n'est pas le brûlot que l'on essaye de nous vendre, tout en l'étant parce qu'il ne l'est pas. Je ne sais pas si vous me suivez dans ce qui précède, mais ça va aller. Arrêtons de faire le malin pour filer la métaphore musicale : Le grand soir est en phase avec le punk ludique des Wampas, en concert dans le film, et loin de la rage radicale des Béruriers noirs ou de Parabellum. On imagine mal d'équivalent cinématographique de Concerto pour détraqués sur tapis rouge. Le grand soir est assez basique. Soit deux frères, l'un est punk à chien, l'autre vendeur en matelas. L'un est Not joué par Benoît Poelvoorde, l'autre est (sera) Dead joué par Albert Dupontel. L'un est libre (c'est bien un peu dur, mais ça va), l'autre est victime de la crise (La grande et puis une plus personnelle). Le second méprise le premier, mais quand il se fait virer et pique la grosse déprime (jolis moments chez Dupontel), le premier le prend sous son aile et le convertit à la punkitude. Ensemble, ils vont tenter d'ouvrir les yeux des masses populaires sur l'aliénation consumériste. Et le film de naviguer entre les gros sabots de ses intentions affichées (Ça va péter les enfants) et un regard nettement plus nuancé sur l'épopée de ses deux héros (Ça ne pète pas si facilement). Regard parfois cruel quand les deux compères essayent d'empêcher un quidam paysan de se suicider, avec un résultat aussi spectaculaire qu'inattendu. Pour filer cette fois la métaphore politique, Le grand soir, c'est le programme enflammé de Mélenchon passé au regard pragmatique de Hollande. Ce qui rappelle l'injonction de John Lennon : « You say you want a revolution, you'd better free your mind instead ».

Mais c'est plutôt bien pour le film. Kervern et Delepine adoptent une jolie forme classique, récit linéaire, écran large, cadres amples un peu western, photographie lumineuse de Hugues Poulain qui joue avec l'immense décor réel d'une de ces affreuses zones commerciales et ses couleurs vives en plaques, façon bande dessinée ligne claire. L'endroit en deviendrait presque beau. A l'intérieur, les réalisateurs élaborent quelques gags bien construits sur la durée et l'espace : le jeu de Not avec les caméras de surveillance, la maltraitance du pingouin, les ballons crevés par un Dead ivre, l'épluchage « à mort » d'une patate, le joli travelling latéral suivant la traversée les deux frères dans les pavillons, Not grimaçant et crachant sur une vitre sans tain derrière laquelle se tiennent les clients d'un restaurant (gag déjà vu chez Jackie Chan), la colère à retardement sur le panneau publicitaire avec le chat, la leçon de marche punk. Il faut y ajouter le magnifique dialogue à la Pierre Dac entre le père du duo et un copain vigile. C'est le meilleur du film, porté par le duo d'acteurs qui s'est visiblement bien amusé et les apparitions réussies de Brigitte Fontaine, Noël Godin, Bouli Lanners, Gérard Depardieu et Yolande Moreau, éclats d'humanité dans un univers désespérément uniforme. Et le grand soir s'efface pour un petit matin mélancolique.

Cosmopolis sans réserves chez le Dr Orlof, Balloonatic et sur le Ciné Club de Caen

Le grand soir chez le Dr Orlof

Photographies : © Stone Angels et  © Ad Vitam

06/06/2012

Cannes séquence 5

Holy Carax

Que l'on me permette de me munir de quelques solides superlatifs au moment d'aborder le Holy motors de Leos Carax. Mon expérience du festival de Cannes est assez modeste mais l'accueil réservé au film, au réalisateur et à son équipe (inoubliable robe d'or de Kylie Minogue) a été particulièrement intense. Chaleureuse. Il y avait du retour de l'enfant prodigue, de la célébration de l'Artiste majuscule, du frisson de retrouver le poète fulgurant aux images presque muettes depuis treize années et Pola X (1999), malgré l'intermède Merde en 2008. Il y avait aussi un étrange respect, une admiration trouble, envers celui qui avait survécu à tant de difficultés. Miracle ! Le film n'est pas emprunt d'amertume ni de douleur excessive, il n'est pas un défi hautain ni un cri de rage. Bien au contraire, c'est un chant d'amour, un acte de foi, foi totale dans le cinéma et en sa capacité à toucher au cœur. « Que peut le cinéma ? » demandait Jean-Luc Godard. Leos Carax répond par un vibrant : « Tout ».

leos carax,cannes 2012

Des éclats d'éternité, vingt minutes pour rattraper vingt ans comme il est dit dans l'un des dialogues du film, la façon dont le cinéma abolit le temps est au centre de Holy motors. Alejandro Jodorowsky expliquait à propos de son projet d'adaptation de Dune, le roman de Franck Herbert, jamais réalisé malgré des années d'effort, que le film devait exister dans une autre dimension tellement il en avait rêvé. Carax fait de ses films rêvés pendant treize années la matière de Holy motors comme Fellini avait fait en son temps 8 ½ à partir de ses doutes de créateur. Et pour cela il paye de sa personne. C'est lui qui apparaît dans le premier plan, endormi aux côté d'un grand chien. Il se lève et de sa chambre, il ouvre grand la porte de l'imaginaire, le rideau des choses invisibles cher à Abraham Merritt. Derrière ce rideau, le balcon d'une salle de cinéma. Plus bas, le public figé devant l'écran sombre, sans lumière, momies aux yeux fermés. Tremblant, Carax entreprend d'ouvrir ces centaines d'yeux et d'éclairer ces visages avec son cinéma. Pas un film, mais tous les films.

Holy motors est la filmographie idéale d'une décennie, le documentaire le plus inventif sur une carrière imaginaire marquée par le lien indéfectible entre le réalisateur et son acteur fétiche, Denis Lavant. Gloire à l'acteur, médiateur et alter-ego, passeur, corps tout en nerfs et en muscles, en démarche erratique et déterminée, regard profond et mains ouvertes. Il est la pâte malléable, monsieur Oscar, l'homme aux mille visages (Si Lavant n'avait pas été disponible, Carax envisageait Lon Chaney), que l'on va suivre sur une journée, de film en film, de rôle en rôle. Monsieur Oscar voyage dans sa vaste limousine blanche, loge et bureau, magasin des accessoires et malle aux trésors, conduit par sa fidèle assistante - chauffeur jouée par l'admirable Édith Scob. Drame, comédie, fantastique, polar, musical, romance, monsieur Oscar enchaîne tous les genres comme autant de perles qu'il assemble en parure. Holy motors.

Le génie du film, là oui on peut utiliser le mot, c'est la faculté de Carax et Lavant à refaire naître l'émotion à chaque changement d'histoire, et que chaque fois nous soyons plongés quasi instantanément dans la vérité du moment. Magie des sons et des lumières, du jeu et de la musique. Grâce du texte et des plans. Et donc cette émotion pure, brute, dégagée de toute contingence de structure, de tyrannie du récit, d'avant et d'après. Seul compte l'instant. Là, Carax touche du doigt l'essence même de son art car il possède le cœur pur de Galahad. Il peut contempler le Graal et comme il n'est pas chien, il nous fait partager sa vision. Le miracle, c'est qu'il est capable de répéter le même geste à chaque fois et qu'à chaque fois, l'on marche. Quelle élégance ! Nous sommes tour à tour intrigués du départ de monsieur Oscar, émerveillés de la séquence en motion capture où Lavant renouvelle les bonds de Mauvais sang (1986), amusés du retour de monsieur Merde, enthousiasmés à l'interlude musical (quel mouvement !), émus de cet échange entre un père et sa fille, par cette agonie évoquant celle de Bowman dans 2001 (1968), frémissants de la violence dans l'étrange polar, fascinés par les amants de la Samaritaine, inquiétés par la visite surprise de Michel Piccoli.

Ces éléments en apparence si disparates semblent s'agencer sans effort, aidés en cela par un rythme soutenu, de nombreuses touches d'humour (même si le fond reste grave) qui engendrent de sacrées ruptures de ton (la fin de la scène d'agonie) et une légèreté de la forme qui n'a pas toujours été la caractéristique première de Carax. Le film est très accessible et en même temps, Carax insère de l'étrange dans sa belle mécanique. Monsieur Oscar n'est qu'un rôle parmi les autres et l'on peut s'interroger à loisir sur l'implication de l'échange d'identité ou le sens du dernier rôle. Nous sommes alors conviés, spectateurs, à participer plus activement au film. Carax se retrouve ici proche du travail d'Alain Resnais avec Vous n'avez encore rien vu, autre film composé de fragments et célébrant l'acteur, constructions mentales où le spectateur est impliqué de manière ludique. Une nouvelle fois, à Cannes, se sont confrontés les deux visions du cinéma telles que les avaient décrites François Truffaut : les films qui expriment l'angoisse de faire du cinéma et ceux qui expriment la joie de faire du cinéma. Holy motors, le film d'Alain Resnais et la fenêtre ouverte du Mud de Jeff Nichols étaient clairement du même côté, celui de la joie.

leos carax,cannes 2012

Que l'on me permette d'apporter à ce point un petit bémol. Bémol dont Carax lui même semble être conscient quand il fait dire à l'un des protagoniste de l'amusante scène finale que les hommes n'ont plus envie d'action, de machines réelles. L'acte de foi se nuance de doute. Juste avant Holy motors, j'avais assisté à une projection de la version restaurée de Jaws (Les dents de la mer – 1975) de Steven Spielberg. Superbe copie 4K et spectacle total qui est entré en résonance avec les réflexions de Carax. Outre mon admiration sans cesse renouvelée pour la mise en scène de Spielberg et ses magnifiques scènes intimistes (le jeu d'imitation entre Brody et son fils, le récit de l'Indianapolis par Quint, les rapports du trio masculin), il y a dans Jaws une intensité globale qui tient sur ses deux heures, qui insère ses moments d'émotion dans la trame du récit sans à-coups, un équilibre parfait entre temps forts et temps faibles qui ne sacrifie jamais les personnages aux exigences du pur spectaculaire sans jamais mépriser ce dernier. Au niveau de la croyance, il y a cette foi dans le cinéma qui prend le pari de nous faire accepter la machine réelle (et si peu crédible) du requin mécanique, qui se lance et relève le défi du tournage en pleine mer, pour faire naître, limpide, la peur. Jaws, c'est cette action dont le personnage de Carax déplore la disparition et c'est aussi ce que Holy motors n'est pas : cet héritage de la forme classique entre Hitchcock et Hawks qui intègre de nouvelles recherches visuelles. C'est ce qu'il a cherché dans ses histoires d'amour et d'étrangeté, de Boy meets girl (1984) à Pola X, ce qu'on ne lui laisse plus faire depuis trop de temps et dont il montre les possibles dans Holy motors.

Photographies © Pierre Grise Distribution

01/06/2012

Cannes séquence 4

Les larmes de Gérard Lefort

« Qui ne versera pas une larme à la vision d’Amour peut être raisonnablement traité de con. » nous assène Gérard Lefort à propos de la nouvelle palme d'or de Michael Haneke. Raisonnablement, c'est un curieux argument critique, même si Lefort prend soin de développer, histoire que l'on ne confonde pas ces larmes avec celles que certains ont pu verser sur Bambi (1942) ou Intouchables (2011). Moi qui me suis soigneusement abstenu de me risquer à ce film et qui voue une solide détestation au cinéma du terrible autrichien, je me suis senti raisonnablement interpellé. J'ai de la mémoire et, à défaut, de bonnes archives. Le coup des larmes à géométrie variable, Lefort nous l'avait déjà servi il y a plus de vingt ans. Dans sa critique de Schindler's list (1994) de Steven Spielberg d'où il ressortait qu'il était passé à côté du sens de la petite fille en manteau rouge. Il y avait aussi tout un passage sur les larmes que l'on ne manquerait pas de verser sur le film, de leur charge d'humanité, avant qu'il ne nous signifie, le stylo solennel : « De ces larmes, il faudra se repentir ». A l'époque, cela m'avait beaucoup travaillé parce que j'avais vu le film deux fois les yeux secs.

michael haneke,cannes 2012,critique

Je pleure rarement au cinéma, un peu plus aujourd'hui mais surtout pour des moments d'intense émotion positive comme quand John Wayne prend Nathalie Wood dans ses bras chez Ford ou sur le dernier plan de Land and freedom (1994) de Ken Loach. Du coup je serais tenté de retourner l'injonction de Lefort sous forme d'interrogations multiples face au large consensus critique sur Amour (c'est beau, c'est fort, c'est fort beau). Ne faudra-t'il pas se repentir des torrents lacrymaux versés sur ce film ? Plus exactement, quelle est la nature de ces larmes unanimes suscitées par un cinéaste jusqu'ici plutôt spécialisé dans le grincement de dents ? Est-ce que l'on pleure devant la pathétique histoire du couple d'octogénaires défaits par la maladie comme devant un mélodrame signé Douglas Sirk ou Mikio Naruse ? Est-ce que l'on pleure de rage ou de peur devant la fragilité de notre condition humaine ? Est-ce que l'on s'apitoie plus ou moins volontairement face aux visages vieillissants des acteurs, Jean-Louis Trintignant dont on connaît la charge de tragédie personnelle, Emmanuelle Riva sur laquelle se superpose le visage de l'héroïne de Resnais et Franju ? Est-ce que l'on pleure de honte parce que, mauvais fils ou mauvaise fille, on n'a pas appelé ses parents depuis un mois ou que l'on a collé sa vieille mère en maison de retraite ? Est-ce que ce ne seraient pas des pleurs d'un lâche soulagement (pas moi, pas moi), quelque chose du petit plaisir tout au fond derrière les sanglots dont parle Truffaut ? Est-ce que l'on pleure sur soi-même, espérant une fin plus rapide ou plus apaisée, ou encore pour soi-même parce qu'il faut bien pleurer ici, si l'on ne veut pas passer raisonnablement pour un con ?

Pas si simple, ces larmes. D'autant qu'avec Haneke, on peut légitimement se demander où il veut en venir. Que l'on me comprenne bien, ce n'est pas le thème qui m'effraie. J'ai le souvenir d'agonies douloureuses chez Ingmar Bergman, Isao Takahata, Clint Eastwood ou Akira Kurosawa. C'est une question de regard et de point de vue. Or je ne goûte guère le regard de Haneke et moins encore la place qu'il me destine en tant que spectateur. Après ses visons successives de la famille, du couple, de la société, des enfants, du sexe et de l'éducation, je ne me sens guère enclin à aborder l'agonie avec lui. Je lis ici et là qu'il a changé cette fois (ce qui me rappelle quelqu'un). Encore une affirmation qui incite à la prudence. Chacun, le président Moretti le premier, met en avant la performance des acteurs. Soit, mais l'on parle du coup bien peu de la mise en scène du film et à voir la bande annonce, je sens un redoutable terrain familier : les couleurs funèbres (Darius Khondji moins coloré que chez Allen ou Jeunet !), le principe du huis clos qui jusqu'ici a surtout eu pour but de piéger le spectateur, cette froideur qui émane des cadres rigides, cette lenteur aux silences épais et cette musique pourtant fort belle qui résonne comme une marche funèbre. Et puis il y a quelque chose qui me gène toujours, quoique l'on en dise, quel que soit le sentiment de réel que l'on veuille donner et le talent avec lequel on le donne : nous sommes face à un film, à un jeu d'acteurs quand bien même l'on verra Trintignant changer les couches de Riva, à une œuvre de fiction. Nous sommes face à un spectacle. Alors qu'est-ce que l'on vient voir ici ? Question fondamentale qui prenait cette année à Cannes un sens aigu entre l'exorcisme de Mungiu, la tête arrachée à mains nues de Reygadas, les femmes cougar de Seidl ou Nicole Kidman faisant pipi sur Zac Efron. Une question à laquelle Haneke donne une réponse dans un entretien avec Serge Toubiana où il se révèle nettement plus sympathique que ses films. Je lui en sais gré. A propos de Funny games (1997), il explique que c'est un film à voir si l'on en a besoin et qu'il répond à ceux qui lui reprochent d'avoir été manipulés : « Mais pourquoi êtes-vous restés ? ». C'est donc ainsi : à moins d'être critique appointé, il est permis de faire son Bartleby et d'en rester à « J'aimerais mieux pas ». Je sais pourquoi j'ai besoin de voir la Samaritaine filmée par Carax, la fenêtre ouverte de Nichols ou la robe rouge et noire d'Anne Consigny chez Resnais. Je ne sens pas, raisonnablement, le besoin d'aller verser ma larme chez Haneke.

Photographie : © Films du losange/Denis Manin

30/05/2012

Cannes séquence 3

Lifeboat (La pirogue)

« Je suis un homme africain qui a décidé d'entrer dans l'histoire ! » crie au milieu de l'océan l'un des passagers de La pirogue du cinéaste sénégalais Moussa Touré. Il y a des discours, du côté de Dakar, qui ne passent pas. Qui suscitent une saine colère trouvant son illustration dans ce film, beau, épique et politique. La pirogue, c'est ce long bateau traditionnel et bariolé qui sert à la pêche et dans lequel s'entassent une quarantaine de ceux qui, plein du fol espoir de ceux qui n'ont plus rien à perdre, tentent de rejoindre l'Europe via les Canaries espagnoles. Une quarantaine de ceux qui se lancent, chevaliers de la misère, à l'assaut de la forteresse occidentale, sans écouter les conseils, ni craindre la mort.

moussa touré,cannes 2012

Cette pirogue évoque le canot de sauvetage d'Alfred Hitchcock du classique Lifeboat (1943) et ce rapprochement n'a rien d'un réflexe gratuit de cinéphile. Moussa Touré, déjà réalisateur de Toubab Bi (1991), TGV (1998), et de plusieurs documentaires, a débuté au côtés de François Truffaut et de Bertrand Tavernier qu'il cite comme ses maîtres. Et comme Lifeboat en son temps, La pirogue est à la fois simple, linéaire dans son récit (les préparatifs du voyage, ses épreuves, son dénouement), et complexe dans le réflexion que l'auteur articule à partir de son dispositif. Le groupe humain réunit dans l'embarcation est un portrait en réduction de la société avec ses rapports de force, ses aspirations, ses faiblesses, le tout ramené à échelle humaine et inséré dans une action soutenue. Stagecoach (La chevauchée fantastique– 1939) de John Ford ne fonctionne pas autrement, et de quelle manière !

Sont ainsi réunis le capitaine Baye Laye, jeune père de famille qui a du mal à se résoudre au départ, son jeune frère aspirant musicien fasciné par le modèle occidental (Il possède un i-phone), la jeune femme qui embarque clandestinement dans ce milieu masculin hostile, un aspirant footballeur, l'organisateur du voyage qui s'enrichit déjà sur le dos de son peuple, un homme terrorisé par la mer accompagné d'une poule, un groupe de Guinéens Peuls mené par un père et son fils (déjà des migrants au sein de l'Afrique), un malade rêvant de se faire soigner...S'ils reproduisent les différences traditionnelles sociales, de sexe, de religion ou d'ethnie, ils se retrouvent unis de force par l'espoir et le danger. Partir ou rester, chacun a dû répondre à la question, certains avec des regrets (les visions oniriques de la savane), d'autres avec détermination, la plupart sans se faire d'illusion.

moussa touré,cannes 2012

Moussa Touré balaie un large spectre de questions. A ces hommes et cette femme, il offre une série de portraits magnifiques, au plus près du grain de la peau des visages filmés par Thomas Letellier. Il ouvre son film sur une impressionnante scène de spectacle de lutte précédé de rites traditionnels (les gri-gris, les ablutions) et contemplée avec ferveur par une foule au t-shirts griffés de marques occidentales. Touré joue sur ces oppositions, la pirogue traditionnelle est équipée de moteurs et Baye Laye se dirige avec un GPS. Las, le GPS est perdu lors d'une spectaculaire scène de tempête (le réalisateur dit s'être inspiré de Master and Commander (2004) de Peter Weir), et les moteurs, en partie par négligence, tombent l'un après l'autre en panne. Les défaillances de la technique transforment le voyage en cauchemar, dérive et promesse d'une lente agonie qui va laisser le groupe anéanti. Seul espoir, être repéré par les équipes de secours occidentales, ce qui signera l'échec de leur aventure avec le sauvetage de leurs vies. La mort ou le retour, un cercle vicieux qui s'annonce quand la pirogue croise une embarcation similaire à la dérive, et ne peut leur venir en aide. Les multiples lectures que l'on pourra faire de la situation des pays d'Afrique sont assez claires.

Moussa Touré filme à hauteur d'homme et ne se laisse jamais engluer ni dans la dialectique, ni dans le pathos quand les choses tournent mal. Il travaille les caractères de chacun des personnages pour les faire exister au mieux au sein du groupe, insistant sur les détails comme cette poule incongrue, une photographie, un instrument, un bijou. Tournant en mer, il privilégie le côté physique des choses : les vagues se succèdent et le bois craque, il faut tenir la barre, faire la cuisine, pêcher, lutter contre les éléments et, quand le destin se fait contraire, les hommes cessent progressivement de se battre. C'est le temps des silences, des prières pour les croyants, de quelques souvenirs sous le soleil de plomb, des dernières forces que l'on économise. Certains meurent, doucement, prétexte à une jolie scène d'inhumation maritime assez fordienne. Le finale en deux temps équilibre le sentiment d'échec (le moment où les pieds se posent sur le sol européen si convoité est poignant), le dérisoire de cette aventure dont on ne retire que la satisfaction d'avoir survécu, et une réflexion d'espoir sur des solutions alternatives qui existent. L'Occident est un mirage, ignorance et compassion distante, qui en échanges de ces vies mises en jeu donne un sandwich et 15 euros. Le combat doit être mené à domicile, l'homme africain peut construire sa propre histoire et rester maître de son destin. Moussa Touré s'assure avec ce film une jolie place dans l'histoire du cinéma.

Un entretien avec Moussa Touré

Photographies © Rezo Films

22/05/2012

Cannes séquence 2

Tout le monde dit : I love him

Robert E.Weide a suivi Woody Allen pendant deux années pour en tirer ce documentaire de deux heures Woody Allen : a documentary qui devrait sortir en salles à la fin du mois. Le film est une introduction relativement exhaustive à une œuvre foisonnante, quarante et un films à ce jour en attendant To Rome with love. Robert E.Weide progresse chronologiquement depuis l'enfance d'Allan Stewart Konigsberg à Brooklyn, des premiers succès comme scénariste et acteur avec le producteur Charles Feldman pour lequel il écrit What's New, Pussycat ? (Quoi de neuf, Pussycat ?) en 1965, du premier long métrage Take the money and run (Prend l'oseille et tire toi) en 1969 jusqu'au plus récent Midnight in Paris en 2011. Heureuse coïncidence, ce dernier film a été présenté à Cannes ce qui permet à Weide de boucler, temporairement, la boucle. C'est également le plus gros succès public d'un auteur qui a fait de l'indépendance l'alpha et l'oméga de son travail dès le début, indépendance basée sur un système bien rodé de modestes budgets et de fréquence soutenue : le fameux « un film par an ».

robert e.weide,woody allen

Weide dégage les lignes de force de l'œuvre allenienne marquée par la hantise de la mort et la futilité de la vie, questions sinistres transfigurées par l'humour politesse du désespoir. Une œuvre nourrie également par les indispensable figures féminines : Diane Keaton, Mia Farrow puis Scarlett Johansson. Sur le chapitre la vie privée, Weide donne quelques indications sur l'enfance du maître (ravissantes photographies d'Allen bambin), utilise un entretien avec sa mère, mais reste focalisé sur les films, n'abordant le personnel que lorsqu'il interfère avec ceux-ci, comme la séparation d'avec Farrow durant le tournage de Husbands and Wives (Maris et Femmes – 1992). Weide exhume aussi quelques savoureux moments des débuts télévisées d'Allen, un combat de boxe avec un kangourou et une tentative de faire du plat à Gina Lollobrigida lors d'un « talk show ». Pour le reste, il fait défiler les connaissances du réalisateur, ses collaborateurs et ses acteurs, Diane Keaton, Tony Roberts, Marshal Brickman, Sean Penn, Diane West, Robert Greenhut, etc. qui parlent très agréablement de leurs rapports avec Allen sans révélation particulière pour qui est un familier de l'œuvre. Le maître intervient également pour notre plus grand bonheur, modeste et plein d'humour, montrant ses petits papiers couverts d'idées de films, et sa fidèle machine à écrire sur laquelle il continue d'écrire tous ses scénarios, avec une conception particulière du « copier-coller ». Quelques extraits de tournage complètent ce portrait de l'artiste au travail (avec Josh Brolin sur You Will Meet a Tall Dark Stranger en 2010) révélant un metteur en scène discret et très attentif à ses acteurs, ce qui explique sans doute le plaisir qu'ils ont tous de travailler avec lui.

L'objectif de Robert E.Weide était de faire le documentaire sur Allen que le fan qu'il est avait envie de voir. Objectif globalement atteint. On pourra lui reprocher, du moins s'interroger sur l'absence de Casino Royale écrit pour Feldman en 1966 et dans lequel il joue le neveu de James Bond dans un registre très allenien et, après l'approche systématique des films jusqu'en 1987, un passage un peu rapide sur les années suivantes, négligeant complètement des films aussi réussis que Everyone Says I Love You (Tout le monde dit I love you – 1996) ou Hollywood ending (2002). Ceci dit, Weide a promis qu'après la version distribuée en salle viendrait une version de plus de trois heures pour la sortie en DVD, version qui comblera peut être ces quelques regrets.

A lire également sur Le western culturel

Photographie DR source Critique de films.fr

20/05/2012

Cannes séquence 1

De rouille et d'os

De rouille.jpg

Il est entendu qu'un réalisateur digne de ce nom refait toujours le même film. De rouille et d'os est dans l'exacte continuité des précédents films de Jacques Audiard. Sans surprise mais sans déplaisir, on retrouve un personnage masculin un peu frustre, peu bavard, très physique, violent si nécessaire mais avec un bon fond. Le Ali joué par Matthias Schoenaerts avec une certaine intensité voire une intensité certaine, fait suite aux personnages incarnés par Vincent Cassel ou Tahar Rahim. Sans surprise mais sans déplaisir, on retrouve un personnage féminin marginalisé par un handicap comme l'était le personnage d'Emmanuelle Devos avec sa surdité, et qui va le surmonter en aidant le héros à trouver sa rédemption. C'était également le parcours de la pianiste chinoise jouée par Linh Dan Pham dans De battre mon cœur s'est arrêté (2005). Marion Cotillard est cette fois Stéphanie, une dresseuse d'orques du Marineland d'Antibes victime d'un accident qui la laisse amputée des deux jambes. Je me souviens avoir découvert cette actrice dans La Surface de réparation (1998) un court métrage de Valérie Müller. Elle y dansait joliment sur un classique rock and roll. Chez Audiard, elle a un joli moment du même genre sur sa chaise roulante puis un étrange ballet avec un orque devant une vitre, poésie un peu naïve, un peu grand bleu, mais quand même convaincante. Sans surprise mais sans déplaisir, on retrouve aussi la façon particulière dont Audiard investit les genres, le film noir, le film de prison, le mélodrame ici, jouant sur leurs codes sans les subvertir, respectant un certain premier degré ce qui est irritant pour certains, mais pratiquant un léger décalage par injection d'un travail d'arrière-plan documentaire, les expulsions d'immigrés de leur logement, l'univers carcéral, des combats de boxe clandestins ici, chose étonnante dont moi qui habite la région je n'avais jamais entendu parler. Admettons. Le plus intéressant dans De rouille et d'os est certainement ce portrait en creux d'une Côte d'Azur plus moche que nature, lumière solaire mais blanche, aveuglante. Sans surprise mais sans déplaisir, on retrouve la mise en scène maîtrisée jusqu'à l'exubérance de Jacques Audiard, calculée dans tous les coins et recoins du cadre, dans le tempo de la moindre seconde. Un rythme soutenu au risque de la rigidité, allant jusqu'à des ellipses à la limite de la compréhension. Pourquoi Stéphanie se décide-t'elle à appeler Ali ? Comment évolue le beau-frère d'Ali visiblement bien calmé à la fin après l'avoir menacé d'un fusil ? Audiard se soucie peu de répondre aux questions suscitées par son final mené au pas de charge. Reste que cette mise en scène précise et fébrile lui permet d'éviter les principaux pièges de son histoire d'amour traitée sans pathos, aussi simplement et avec la force de l'évidence des réplique de son héros d'une pièce. Audiard est OP, sans surprise mais sans déplaisir. Et vice versa.

04/05/2012

Les découvertes de l'inspecteur Silvestri

 Il y a un petit côté Gainsbourg chez le réalisateur Massimo Dallamano. Une fascination pour les collégiennes en tenue sage et les turpitudes qui se dissimulent derrière la façade lisse et respectable. Quelque chose d'une parabole sur l'innocence et sa perte. La critique aussi d'un monde dont la perversité s'exerce sur le symbole même de la pureté, la jeune fille, quelque chose de proche du principe du sacrifice rituel des sociétés anciennes qui exigeaient la destruction d'une jeune vierge en offrande aux forces surnaturelles. Dans son giallo majeur Ma cosa avete fatto a Solange (Mais... qu'avez vous fait à Solange ? - 1972), Dallamano investissait un collège anglais et huppé pour en faire le cadre de meurtres atroces liés à de sordides histoires d'avortement clandestin. Dans La polizia chiede aiuto (La lame infernale) réalisé en 1974, c'est l'étrange suicide d'une lycéenne qui met les enquêteurs sur la piste d'un réseau de prostitution d'adolescentes recrutées dans une école religieuse pour filles de bonne famille. Les clients font également partie du gratin local. Charmant. Dallamano n'y va pas de main morte et il appelle un chat, un chat (pauvre bête). Au risque d'une certaine ambiguïté, il est direct par éclairs (le cadavre pendu, la tête coupée qui roule, la poitrine juvénile de Sherry Buchanan) tout en privilégiant la suggestion qui lui permet de créer une atmosphère angoissante et malsaine. Il utilise alors l'évocation graphique (les murs ensanglantés) et la bande son quand l'inspecteur Silvestri peut écouter enfin l'enregistrement clandestin et glaçant d'une passe. Ce que notre imagination reconstruit de la découverte d'un cadavre redouble d'intensité une très belle scène de suspense hospitalier comme l'agression de l'assistante du procureur Vittoria Stori dans un parking, évoquant celle du personnage joué par Edwige Fenech dans Il stano vizio della signora Wardh (1971).

Policia chie aiuto.jpg

De fait, Dallamano opère avec ce film un croisement entre le giallo et la polar, deux genres alors en vogue. D'un côté, il y a ce personnage terrifiant de tueur à moto, cuir noir et casque intégral, si habile avec son hachoir. De l'autre l'enquête est menée par l'inspecteur Valentini (Mario Adorf, excellent dans un second rôle qui aurait mérité d'être plus développé) puis conjointement par l'inspecteur Silvestri (Claudio Cassinelli une nouvelle fois superbe, tout en retenue, regards intenses et petits gestes précis) et Vittoria Stori jouée par Giovanna Ralli, l'inoubliable Columba de Il mercenario(1969) de Sergio Corbucci, qui livre une belle prestation en équilibre entre force et faiblesse, évitant les clichés attendus sur sa rivalité avec son partenaire masculin. S'ajoute une dimension de critique politique, pas trop appuyée ce qui lui évite la lourdeur. Comme dans tant de films du même genre, Dallamano et son scénariste Ettore Sanzò dont c'est le premier script, traduisent la défiance du pays envers ses élites. Le soupçon généralisé, la corruption des mœurs valant pour d'autres domaines. Là encore et sans entrer dans les détails, le réalisateur est direct et le haut responsable auquel se heurtent Silvestri et Stori leur dit sans ambages qu'il n'est pas question de poursuivre les notables dont les noms ont fini par être découverts. Un tueur au hachoir est en liberté, ils peuvent toujours courir après. Lui est issu d'un milieu populaire. On retrouve dans la scène finale, avec la disposition des immeubles en arène et la foule accourue en masse, cette idée de sacrifice rituel destiné à rétablir l'ordre des choses et à apaiser le désir collectif de sang, cette fois par la mise à mort du bouc émissaire.

Formellement riche, le film adopte la forme d'une spirale, nous entrainant dans un mouvement continu et maîtrisé qui enfonce les enquêteurs toujours plus profond dans l'horreur au fur et à mesure qu'ils progressent sur la voie de l'invraisemblable vérité. Cette forme trouve son expression dans un travail de caméra très mobile d'un endroit de la ville à l'autre. Nous suivons les policiers qui investissent les lieux et en découvrent les macabres secrets. Exemplaire est l'exploration de l'appartement moderne qui servait de lieu de rendez-vous et qui les met sur la piste d'un nouveau crime. Sous la surface lisse et sophistiquée se laisse entrevoir proxénétisme et détournement de mineure, puis la contrainte, la violence, et finalement une porte s'ouvre sur les traces sanglantes d'un crime spectaculaire. Il faut ici saluer l'admirable partition de Stelvio Cipriani dont les nappes métalliques et grondantes épousent étroitement le rythme des images et celui du récit, le relançant sans cesse, ironisant sur un étrange chœur féminin à l'innocence décalée, avant de se déchainer en sonorités plus dures. Un travail remarquable, proche de celui effectué sur La polizia a le mani legate (1974). le montage de Antonio Siciliano, déjà responsable de celui de celui de Ma cosa avete fatto a Solange ?, harmonise le tout, avec quelques accélérations lors des rares scènes d'action pure (l'inévitable poursuite voiture – moto, la belle descente d'escalier dans l'hôpital, la scène finale) tandis que la photographie de Franco Delli Colli travaille les ambiances giallesques, accentuant le côté film noir plutôt que polar moderne, ce qui n'est pas plus mal. On pourra éventuellement tiquer, et j'imagine que ce fut le cas à l'époque, sur l'idéalisation un peu naïve de la sainte alliance entre policier de base intègre et magistrate courageuse contre les puissants pourris et invisibles, sans plus de nuance que ça. Silvestri convainc Valentini de reprendre sa démission malgré les pressions subies, et ils repartent comme en quatorze. Les braves gens !

Sur Psychovision

Sur Quiet Cool (en anglais)

Photographie DR source Cinema.de

27/04/2012

Empire à babord

Nouvel abordage par la quille d'un film qui a beaucoup compté pour moi, The empire strike back (L'empire contre-attaque- 1980) de Irvin Kershner, second, c'est à dire cinquième épisode de la fameuse sage lucasienne qui présente l'avantage majeur d'avoir été co-écrit par Leigh Brackett et Lawrence Kasdan, al première n'étant autre que la scénariste de Rio Bravo. Ce qui n'est pas, vous en conviendrez, rien.

irvin kershner

Photographie source The Making of Star Wars: The Empire Strikes Back (depuis le site Cinémovies.fr)

16/04/2012

Steven Spielberg sur Lawrence d'Arabie

14/04/2012

La tête d'Alfredo Garcia en poupe

Pendant sombre de l'élégiaque The Ballad of Cable Hogue (Un nommé Cable Hogue - 1970), Bring Me the Head of Alfredo Garcia (Apportez moi la tête d'Alfredo Garcia - 1974) est admirativement arraisonné sur Abordages. Photographie DR source Sunset gun.

Garcia2.jpg

11/04/2012

Les réveils du Commissaire Rolandi

luciano ercoli,claudio cassinelli

Le polar italien peut se diviser en trois grandes familles. Il y a le giallo avec ses codes propres qui ne met pas toujours la police au centre de ses récits mais se structure le plus souvent autour d'une enquête. Il y a le cinéma politique, c'est à dire un cinéma qui, dans les années 60 et 70, s'appuie sur le genre pour dresser un portrait critique du pays et de ses institutions. C'est dans cette veine célébrée dans les festivals et à l'étranger que s'illustrent des réalisateurs comme Francesco Rosi, Damiano Damiani ou Elio Petri. Et puis, n'hésitant pas à puiser dans les deux catégories précédentes, il y a un cinéma plus populaire, cinéma d'exploitation à usage national, le poliziottesco, qui prend la suite du western à bout de souffle, en recycle les artisans (réalisateurs, acteurs, techniciens) et lorgne du côté des succès américains comme Bullitt (1968), French connection (1971) et The godfather (Le parrain - 1971). Ces films mêlent en des cocktails plus ou moins subtils la violence, l'action, l'érotisme et une vision très sombre de l'Italie des années de plomb secouée par le terrorisme, l'instabilité politique et la criminalité. Politique donc, aussi, mais généralement sans nuance, s'éloignant de la rigueur des films-dossiers pour jouer l'ambiguïté d'une atmosphère de paranoïa, de défiance sur l'air du « tous pourris ». La police, corrompue à la tête, est célébrée à travers ses sans grades, simples commissaires ou inspecteurs (beaux, jeunes et athlétiques) amenés à adopter des méthodes faisant passer l'inspecteur Harry pour un aimable policier de proximité. Les titres sont emblématiques : La police ne peut pas tirer, le citoyen se rebelle, La police demande de l'aide, etc. On retrouve ici, après tout, les mêmes schémas simplistes que dans le western et le peplum, sauf qu'ils sont ancrés dans une réalité bien tangible : le quotidien d'une Italie bien réelle. Le côté allégorique, le jeu sur les codes, la fantaisie prenant place dans des espaces de pure fiction, ne fonctionnent pas. Ces polars provoquent un certain malaise par leurs excès, leurs complaisances (Meurtres d'enfant, viols, sadisme des criminels justifiant tous les débordements policiers), mais dans le même temps et avec le recul, ils sont d'excellents témoins d'une époque trouble et violente. Une époque d'attentats sanglants, de machinations politiques, des réseaux maffieux, de la loge P2 et de l'assassinat d'Aldo Moro. « En tuer un pour en éduquer cent », manipulations et corruption sont bien réels comme les lois d'exception et le spectre d'un retour du fascisme. Le polar italien, comme en son temps le film noir américain, devient le révélateur au sens photographique du terme, qui est après tout intrinsèque au cinéma, d'un état d'esprit, l'exutoire de sentiments de peur et d'exaspération face à un quotidien explosif.

luciano ercoli,claudio cassinelli

Ceci posé, comme pour le western ou le peplum, le cinéma de genre en général, ce qui fait le prix des œuvres réussies c'est ce qu'elles arrivent à faire passer entre les schémas simplistes, et leur mise en scène. Une capacité à combiner l'action et la réflexion, à rendre palpable la tension, à créer une atmosphère, à faire vivre des personnages qui soient un peu plus que des pantins. A saisir aussi l'ambiance d'une époque en parcourant les rues des villes, les ports, les banlieues, faisant défiler devant les caméras les voitures (ah ! Les Alfa Giulia de la police), les objets, les intérieurs et les costumes.

A ce titre, La polizia ha le mani legate (1975), connu en france sous plusieurs titres grotesques, et réalisé par Luciano Ercoli est exemplaire. Ercoli est le producteur heureux des deux Ringo de Duccio Tessari et s'il a signé peu de films, on lui doit trois superbes gialli dont La morte cammina con i tacchi alti (1971) avec en vedette la belle Nieves Navarro (pseudonyme : Susan Scott), accessoirement sa femme, l'heureux homme. Il manifeste les mêmes qualités dans un genre que dans l'autre : préférence pour le suspense, goût modéré pour la violence, élégance des cadres en écran large et des mouvements de caméra qui balaient avec précision de grands espaces clos (L'hôtel ou le métro de La polizia ha le mani legate), jeu sur des montages complexes et sur le son, attention enfin aux personnages par une description attentive d'un environnement et de gestes quotidiens. La polizia ha le mani legate est donc d'une belle facture classique. A Milan, le commissaire Rolandi (Claudio Cassinelli) est sur la piste de trafiquants de drogue. Il se retrouve pris dans un attentat qui évoque le massacre de la Piazza Fontana de 1969. Il mène alors une enquête difficile, pris entre terroristes d'extrême gauche, manipulations d'extrême droite, corruption des services secrets et méfiance de l'intègre procureur Di Federico (Joué avec autorité par le vétéran hollywoodien Arthur Kennedy, admirable méchant des westerns d'Anthony Mann). Un tueur à gages s'en mêle et élimine les témoins potentiels l'un après l'autre, à commencer par le collègue malchanceux de Rolandi, Balsamo, joué par Franco Fabrizi que l'on a vu chez le gratin du cinéma Italien (Fellini, Antonioni, Cottafavi, Risi...). Si l'intrigue est compliquée à souhait par les scénaristes Mario Bregni et Gianfranco Galligarich, le fond est du très classique.

luciano ercoli,claudio cassinelli

Mais dès la première scène, Luciano Ercoli propose un regard original à travers son personnage de policier. Le réveil du commissaire Rolandi, soigneusement découpé par les soin du monteur Angelo Curi (Opérant déjà sur les gialli d'Ercoli) nous fait pénétrer dans le quotidien d'un policier à la fois ordinaire et un peu décalé. Pour se réveiller, Rolandi a mis en place un ingénieux dispositif qui fait glisser son réveil de la table jusqu'à ce qu'il soit obligé de se précipiter pour l'empêcher de tomber. Homme d'action. Il se lève, caleçon, bâillement, chevelure ébouriffée. Il ouvre Moby Dick. Homme de conviction à la poursuite d'un idéal. Il se gratte la jambe du pied et passe dans la salle de bains tandis que se déclenche la magnifique partition de Stelvio Cipriani, sonorités métalliques, nappes mélodiques entêtantes, contribuant de manière essentielle à l'unité de l'ensemble. Rolandi salue sa concierge en sortant, il porte une longue écharpe vaguement rouge et des lunettes qui lui donnent un air d'enseignant. Sa voiture est une Mercedes d'occasion, toute cabossée avec une grande tache sur le côté. Tout est dans cette accumulation de petits détails, comme nous le verrons plus tard rattraper son sandwich qui glisse le long du tableau de bord. Nous verrons aussi le commissaire aller à la pêche avec sa maîtresse, la belle Papaya (Sara Sperati) et le couple fera l'amour dans la Mercedes. Ercoli aime les effets de contraste, Papaya, visiblement plus jeune que Rolandi, a une allure d'étudiante.

luciano ercoli,claudio cassinelli

Longue ballade dans Milan au matin, entrée à la préfecture, Cipriani s'estompe. Le film commence. Appuyé sur ce quotidien, Ercoli va nous faire partager l'aventure de cet homme ordinaire quoique commissaire, happé par une conspiration complexe mais qui s'y débat comme un beau diable avec une obstination croissante. Surtout, Rolandi utilise toutes les ressources d'un métier qu'il maîtrise, bien plus que la violence de ses collègues de l'époque : Filatures, déductions, recoupements, réflexion, patientes recherches illustrées par l'épisode de l'oculiste. Et le film de décrire comment la violence du contexte met à mal cette conception noble de la fonction policière. Comment elle rend impuissante la ténacité de Rolandi comme l'intégrité du procureur Di Federico, comment elle provoque la mort du sympathique, presque comique, Balsamo abattu comme Marlon Brando chez Francis Ford Coppola, en achetant des fruits. La trajectoire du film enfonce Rolandi dans la noirceur, l'amène sur le terrain de l'action pure avec l'excitante poursuite du tueur dans le métro, le malmène physiquement et psychologiquement jusqu'au final que l'on peut voir, au choix, comme l'expression d'un renoncement moral où une concession de dernière minute au public. La dernière image se fige, comme dans tant d'autres films de cette époque, effet de style mais aussi l'expression de questions qui n'ont, alors, pas encore de réponse. La polizia ha le mani legate est porté par la composition de Claudio Cassinelli, peu bavard mais très précis dans ses gestes et expressions, il habite parfaitement son personnage et lui donne l'âme nécessaire. Il a un peu quelque chose de James Stewart. On le reverra dans plusieurs rôles proches où il fait merveille, et surtout pas mal de films de Sergio Martino avant qu'il ne trouve, bêtement, la mort dans un accident d'hélicoptère sur le tournage de Vendetta dal futuro en 1985.

Photographies : capture DVD Cecchi Gori

Sur Psychovision

08/04/2012

Luc Moullet lit

 

Devant la caméra de Gérard Courant, Luc Moullet lit Politique des acteurs Garry Cooper John Wayne Cary Grant James Stewart (éditions Cahiers du cinéma), l'un de mes livres de cinéma fétiches.

61e numéro de la série "Lire", réalisation le 26 mars 2007 à Paris (France).

07/04/2012

Rosette lit

Devant la caméra de Gérard Courant, Rosette lit Le Grand méchant père (éditions Grasset).

65e numéro de la série "Lire", réalisation le 23 janvier 2009 à Paris (France).

04/04/2012

La prêtresse du fouet

 Raquel-Welch-in-The-Magic-Christian-1969.jpg

Raquel Welch dont à l'instar de Marlène Dietrich l'on pourrait dire que son nom se termine coup de cravache, aura su incarner quelques uns de nos plus beaux fantasmes. En bikini peau de bête préhistorique, en poncho mexicain avec rien dessous et ici, en prêtresse du fouet, vêtue de cuir clair, commandant une légion de galériennes aux seins nus dans The magic Christian (1969), doux délire de Joseph McGrath aidé de deux futurs Monty Pythons, d'un duo de Beatles et de Peter Sellers. Photographie DR. Source The sixties 

31/03/2012

Deux westerns de Gordon Douglas

Comme mon éminent collègue, le bon Dr Orlof, je me régale avec le catalogue de l'éditeur Artus Films. Ils viennent d'avoir la bonne idée de sortir un curieux western signé Gordon Douglas en 1951, Only the valiant (Fort invincible) avec un toujours étrange Gregory peck avec sa voix feutrée et son air un peu absent. Gordon Douglas, honoré début 2010 à la Cinémathèque de Paris, est un excellent metteur en scène d'action qui a touché un peu à tout, des fourmis géantes de Them ! (Des monstres attaquent la ville – 1954) à Franck Sinatra en détective, de Laurel et Hardy à Jerry Lewis, des aventures africaines d'Angie Dickinson à celles de James Coburn en super agent Flint. Il a trouvé un terrain de prédilection dans le western avec près de vingt titres sur vingt ans de The Doolins of Oklahoma (1949) à l'étrange Barquero (1970). Comme ses confrères Bud Boetticher, André de Toth ou Samuel Fuller, il aura apporté un ton neuf dans les années 50, plus sec, plus âpre, un goût de l'épure, une approche plus directe de la violence comme en témoigne le premier plan de Only the valiant sur un soldat cloué par une lance indienne sur la porte d'un fort dévasté. Ses westerns sont très divers, séries B et gros budgets, inégaux, de l'expérience 3 D de Charge at Feather river (La charge de la rivière rouge – 1953) à l'improbable remake de Stagecoach (hérésie de 1966), de la trilogie Clint Walker à l'original Rio Conchos(1964).

gordon douglas

Only the valiant, inspiré par un récit du toujours intéressant Charles Marquis Warren, met en scène un officier raide et courageux, Gregory Peck donc, qui a bien des problèmes : une guerre indienne en cours, un poste avancé (le fort Invincible du titre français) gardant une étroite passe dans la montagne détruit, un supérieur malade qui se repose un peu trop sur lui, la détestation d'une partie de ses troupes, et une rivalité amoureuse (un peu feinte) avec un collègue dans le cœur de la belle Cathy Eversham (Barbara Payton dans un rôle plutôt potiche). Accusé d'avoir envoyé le sus-dit collègue à une mort horrible (maudit peaux-rouges), notre héros embarque dans une mission suicide (tenir le fameux fort Invincible) tous ceux qui le détestent. Belle collection de trognes originales, un sergent alcoolique, un cavalier arabe (si), une jeune recrue couarde, un psychopathe, un déserteur, la crème de la crème. Jolie galerie de solides seconds rôles, le fordien Ward Bond, l'inquiétant Lon Chaney Jr, Neville Brand dans l'un de ses premiers rôles et Jeff Corey, le Chaney du True Grit de la version Hathaway. Huis clos tendu, la menace est à l'intérieur comme à l'extérieur, Only the valiant déroule un programme attendu traité avec originalité par une atmosphère quasi fantastique et la peinture d'une violence compulsive. Photographié par Lionel Lindon qui a touché un peu à tout lui aussi, le film joue sur les ambiances nocturnes et les ombres profondes de la passe d'où peut sortir la balle ou la flèche fatale. L'effet angoissant est renforcé par l'artificialité du décor, abstraction de chicanes, hautes roches droites sans sommet. A ces sombres décors de studio s'opposent les espaces inondés de lumière de ce qu'il y a avant (le fort principal) et de ce qu'il y a après (Le territoire indien). Extérieurs naturels, âpres comme souvent chez Douglas, son film sent la poussière, le roc chauffé au soleil, la sueur des hommes. Les indiens, c'est bien triste mais c'est comme cela souvent dans les films de série de l'époque, sont des brutes sadiques sans nuances. Mais ils sont aussi, au-delà de la caricature, la matérialisation d'une menace symbolique, puissance de mort quasi surnaturelle comme ce personnage de cavalier arabe, joué par un spécialiste du Loup-Garou et filmé de façon très expressionniste. Sur cette atmosphère irréelle se greffe une violence traitée avec un réalisme brutal qui est aussi celui des personnages. La dureté des décors est celle de leur environnement, le sable, la chaleur, la crasse, exacerbent les pulsions. La violence comme mode de vie s'y exerce au-delà de tout risque personnel, de toute considération y compris de sa propre survie. Lors d'une scène incroyable, deux soldats, ex-nordiste et ex-sudiste, se détestent tellement que capturés par les indiens et promis à un sort plus terrible que la mort, il préfèrent encore se jeter à la gorge l'un de l'autre pour une bagarre de sauvages sous l'œil mi-amusé, mi-incrédule, de leurs geôliers. Lors du finale où les hommes tombent l'un après l'autre, Douglas fait intervenir une mitrailleuse, arme inédite dans le western de l'époque pour une fusillade orgiaque comme on n'en retrouvera que quinze ans plus tard chez les italiens. Le réalisateur reprendra le principe du film, ambiance et tension, en 1967 pour Chuka sans cette fois le happy-end artificiel et un traitement plus nuancé des indiens. Only the valiant reste malgré cela une œuvre relativement originale, très agréable et dont la redécouverte s'imposait.

gordon douglas

Fort Dobbs (Sur la piste des comanches – 1958) est le premier films d'une série de trois que Gordon Douglas réalise avec l'acteur Clint Walker. Suivent Yellowstone Kelly (Le géant du grand nord - 1959) et Gold of the Seven Saints (Le trésor des sept collines - 1961) écrit par la scénariste de Rio Bravo, Leigh Brackett. Clint Walker est un grand bonhomme, 1 mètre 98, une stature imposante, une carrure quoi ! Ce qui frappe dans ce film, dès qu'il apparaît à l'écran, c'est comment il annonce Clint Eastwood chez Sergio Leone. Même économie de gestes et de paroles, mêmes qualités de tireur, même détermination (il vient ici pour se venger). Et puis surtout, il porte une veste à motifs indiens comme on en verra sur le poncho de l'homme sans nom. Walker, comme Eastwood, devint célèbre à la télévision avec un feuilleton western, Cheyenne, sans toutefois développer par la suite la brillante carrière de l'autre Clint. Dans Fort Dobbs, il joue Gar Davis qui, sa vengeance accomplie, fuit le shérif local à travers une contrée indienne agitée. Il endosse la défroque d'un cadavre rencontré par hasard puis débarque dans une ferme habitée par une femme et son fils. Manque de bol, c'est la famille du cadavre et le fils, malgré ses dix ans, a la gâchette facile. Rapidement, la femme vient à penser qu'il a tué son époux quand elle reconnait la veste (Gordon Douglas joue habilement sur les va et vient vestimentaires de son héros). Davis va néanmoins faire son possible pour les aider et les escorter jusqu'au fort Dobbs du titre où cela finira par une belle empoignade avec les indiens. L'amateur reconnaîtra quelques emprunts au Hondo (1953) de John Farrow (la menace indienne, la femme, l'enfant, le mari partit, l'étranger dévoué), mais Fort Dobbs est bien mené, bénéficiant de la superbe photographie du grand William Clothier qui n'a pas son pareil pour filmer les grands espaces de l'ouest, d'une musique de circonstance du non moins grand Max Steiner et de la présence aux côtés de Clint Walker de la belle Virginia Mayo, égérie entre autres de Raoul Walsh, de Brian Keith en excellent méchant et du petit Richard Eyer pas trop pénible dans le genre. Douglas est de nouveau très à l'aise avec les paysages désolés et enchaine des péripéties classiques avec conviction et rythme. Il sait toujours faire monter l'angoisse du hors champ, de la limite du champ comme dans la très belle scène où Davis évacue la femme et l'enfant de leur ferme cernée par les indiens. Il a un sens de l'espace assiégé tout à fait remarquable. On retrouve également sa représentation de la violence assez sèche (L'ellipse du premier meurtre, le duel entre Walker et Keith) mais impresionnante avec la fusillade finale où les civils repoussent les indiens à la winchester avec une puissance de destruction équivalente à celle de la mitrailleuse de Only the valiant. Une violence ici tempérée par l'étude attentive des relations entre Davis, la femme et son fils, rapports de méfiance, d'admiration, d'amour et de haine successifs. Il y a là beaucoup de délicatesse de la part d'un cinéaste d'ordinaire assez porté sur l'aventure et l'action pure, qui laisse s'exprimer la dignité de Mayo (quelle classe cette femme !) et la pudeur de Walker, là encore effet de contraste intéressant avec l'allure générale du bonhomme. Quelque chose qui approche certaines compositions de John Wayne.

L'hommage à la Cinémathèque

Photographie : Wikipedia et 50 westerns from the 50s

Only the valiant chez le bon Dr Orlof

La page de l'éditeur Artus Films (avec la bande annonce)

16/03/2012

Les routiers sont sympas

Sergio Corbucci

Les palais délicats seront sans doute consternés par la scène introductive de Il bestione (Deux grandes gueules) réalisé par Sergio Corbucci en 1974. Sandro Colautti, joué par Michel Constantin, descend de son camion, petit matin blême et frisquet à un poste frontière, et lache un pet sonore devant un jeune douanier ahuri. « Je le gardais depuis la Hollande » déclare notre héros. Les palais délicats auraient tort de se formaliser parce que le film va s'attacher à montrer ce qu'il y a derrière cette trivialité introductive, et que nous somme de façon un peu provocatrice dans la vérité du personnage, de la même façon que Sergio Leone nous avait présenté Juan Miranda pissant contre un arbre au début de Giù la testa (Il était une fois la révolution – 1971). Il n'y a guère que les cinéastes italiens de cette époque pour montrer de telles choses sans vulgarité ni mépris. En une minute, Corbucci dit avec clarté qui est Sandro Colautti, son boulot difficile, sa décontraction malgré tout, son côté un peu frustre, sa gentillesse, son côté physique habitée par la carrure massive de Michel Constantin, acteur limité mais sous estimé qui est ici parfait. Un peu plus tard, le réalisateur présentera avec la même efficacité et la même économie de moyens le personnage de Nino Patrovita joué par Ginacarlo Giannini, ses bottes de cow-boy, sa casquette enfoncée sur les yeux, sa nonchalance et cette façon qu'il a d'être en retrait. Une allure qui vient à la fois de l'apport de l'acteur tout droit sortit de Mimì le métallo et autres personnages joués pour Lina Wertmüller, comme du goût de Corbucci pour les caractères joués par Tomas Milian dans ses westerns, indiquant le côté rêveur, idéaliste et individualiste de Nino.

Il bestione a tout du western manqué, comme on dit garçon manqué. Corbucci et ses scénaristes, Luciano Vincenzoni et Sergio Donati, reconduisent le principe du duo masculin que beaucoup de choses opposent mais qui doivent travailler ensemble. En 1974, déçu par l'échec de La Banda J.& S. Cronaca criminale del Far West (Far West story – 1972), et par la tournure prise par le western italien, Corbucci s'oriente vers un autre cinéma tout en conservant le goût de l'aventure virile et la nostalgie des grands espaces. Il bestione peut se voir comme métaphore de cet esprit western, de sa perte (ou de son impossibilité) au sein d'une Europe quadrillée de frontières et de barrières. Reste juste le souvenir d'un idéal, un peu anarchiste, d'autonomie et de liberté, qui survit dans le regard des hommes, dans leurs actes pour tenir debout tout seuls et dans l'expression d'une solidarité pas tout à fait morte. On pense à ce qu'exprime à la même époque Sam Peckinpah qui utilisera de la même manière l'univers des routiers dans son Convoy en 1978. Corbucci transpose cet état d'esprit western dès le générique. Le camion de Sandro avale les kilomètres sur fond de plaines éclairées d'un soleil naissant (la photographie est signée du grand Giuseppe Rotunno) sur fond d'une ballade mélancolique chantée par Giannini lui-même et composée par les frères De Angelis (qui feront deux ans plus tard la partition du Kéoma de Castellari). La tonalité de ces images contraste avec la scène d'ouverture.

sergio corbucci

Sandro va donc rencontrer Nino à l'occasion de la visite médicale obligatoire pour les camionneurs. Son partenaire, trop âgé, est réformé et Sandro hérite du jeune homme. Sandro râle, bougonne, mais bien sûr au fil d'aventures picaresques, les deux hommes vont apprendre à s'apprécier. Ils vont décider de monter leur propre entreprise et acheter un beau camion, il bestione du titre. Comme dans ses westerns révolutionnaires, Corbucci creuse plusieurs veines de front. Une partie comique basée sur l'interaction entre Nino et Sandro où l'on retrouve des motifs connus : bagarre fordienne entre amis, partage de la même femme (Nino séduit la fiancée de Sandro lors du délicieux épisode polonais), coups fourrés. Une partie action traitée avec sérieux et brutalité, tournant autour du camion et des magouilles avec des truands, s'illustrant par une spectaculaire poursuite entre poids lourds et l'intense scène finale admirablement découpée et montée une nouvelle fois par Eugenio Alabiso, digne des grands moments du Duel de Steven Spielberg. Une partie enfin politique et sociale maillée dans le récit, appuyée sur une grande attention documentaire lorsque Corbucci décrit la visite médicale, le mariage en banlieue, l'ambiance des entrepôts où le restaurant des routiers.

Cette dernière scène est emblématique de l'art de Corbucci qui orchestre par une multitude de plans assemblés par Alabiso le repas des chauffeurs en une séquence au lyrisme musical et populaire transfigurant le trivial de la matière par une forme très maîtrisée. Il y a à là quelque chose de l'écrémeuse d'Eiseinstein. Avec le temps, ce genre de scène prend une précieuse valeur de témoignage, un portrait de l'Italie et de l'Europe des années 70 dont le moins que l'on puisse dire est qu'il n'est pas folichon. Une nouvelle fois Corbucci oppose un individualisme rageur aux mécanismes d'une société qui brise les hommes. Dès que l'on est plus de quatre, on est une bande de cons chantait Brassens. C'est aussi le credo de Corbucci qui dirige ses coups sur les patrons (Hommes de main filmés avec des fusils comme ceux du major Jackson de Django (1966)) comme sur les syndicats incapables d'aider le vieux compagnon de Sandro, comme sur les médecins du travail à la réforme mécanique qui ne se soucie pas des conséquences humaines. Égoïsme, impuissance et froideur à tous les étages. Le fond du film est sombre, à peine tempéré par l'humour, cet humour grinçant de la comédie italienne, et la chaleur qui se dégage du portrait des deux amis. Comme pour Sonny et Jed, comme pour Paco et Kowalski, Corbucci dissimule à peine sa tendresse pour ses personnages de marginaux magnifiques sous le voile de l'action et de la farce.

Photographie Nocturno.it

La scène du restaurant

13/03/2012

Jean Giraud - Moebius et le cinéma

 jean giraud,moebius

"Le cinéma est le réservoir d'images de Blueberry. J'ai toujours essayé, dès mon plus jeune âge, de faire du cinéma sur papier. Quand je travaille sur cette série, une musique très symphonique va jusqu'à jouer dans ma tête - genre Dimitri Tiomkin ou Maurice Jarre.

Concernant le personnage, je lui ai donné les traits de nombreux acteurs à la mode de films d'action : Belmondo bien sûr, mais aussi Bronson, Eastwood, Schwarzenegger… J'ai même utilisé Keith Richards (le guitariste des Rolling Stones) ou Vincent Cassel (qui a campé le rôle de Blueberry au cinéma). A chaque fois, je rajoutais un nez cassé, ainsi qu'une coupe de cheveux à la Mike Brant ! Beaucoup de réalisateurs m'ont également inspiré. Blueberry doit beaucoup à Sam Peckinpah (La Horde sauvage m'a bouleversé). Il y a aussi du Sergio Leone chez lui. Mais pour ce qui est de son amitié avec les Indiens, je suis plus proche de John Ford qui, toute sa vie, a été écartelé entre le machisme blanc de la conquête de l'ouest et la conscience qu'il avait des minorités opprimées."

Source : article du Monde publié originellement en octobre 2010, pour l'ouverture de l'exposition consacrée à Jean Giraud à la fondation Cartier

Image source The Blueberry visual encyclopedia

26/02/2012

L'aigle vole au soleil

Il y a un passage sublime dont je ne me souvenais plus dans The wings of eagles (L'aigle vole au soleil – 1957) de John Ford. C'est vers la fin du film. Spig Wead, joué par un John Wayne particulièrement inspiré, range ses affaires avant de quitter le porte-avion sur lequel il est officier après une attaque cardiaque. . Il s'arrête sur deux photographies : ses filles et Min, sa femme. Elle est jeune, c'est Maureen O'Hara, somptueuse en maillot de bain sur un ponton. Souvenirs. Ford raccorde cette photographie en noir et blanc à l'image vivante du passé en couleurs. Et pour ce faire, il enchâsse dans le fondu enchaîné une surimpression d'éclats de soleil jouant sur l'eau. La photographie semble se dissoudre en une multitude d'étoiles avant de prendre vie comme sous la baguette d'un enchanteur. Ce qui n'aurait pu être qu'une simple transition devient un moment de merveilleux poétique. C'est Wead qui prend la photographie. Le couple est à la plage, le temps d'une jeunesse heureuse. Plus loin, ils sont dans leur incroyable tacot (nous sommes vers 1920). Ils s'arrêtent et regarde attentivement de gauche et de droite. Puis ils osent un baiser timide puis un second passionné. Ce sont John Wayne et Maureen O'Hara et je pense à la scène du cimetière dans The quiet man (L'homme tranquille– 1951) et combien ce vieux pudique de Ford pouvait être sensuel. Des souvenirs encore. Une promenade avec les enfants dans les landaus. Puis retour vers 1943, le visage de Wead renversé en arrière et je pense à celui de Ma Joad qui trie ses souvenirs au moment du départ. Musique délicate de Jeff Alexander. Des souvenirs et des regrets aussi. Je connais peu d'évocations aussi belles de ce sentiment du bonheur passé.

john ford

Je ne me souvenais pourtant pas de ce passage. J'ai du voir le film au moins deux fois enfant. Et je l'aimais parce qu'il y avait John Wayne. Je gardais le souvenir des passages de comédie, les bagarres burlesques entre marins et soldats, l'hydravion dans la piscine du général et le gâteau à la crème dans la figure. Je frémissais à la chute terrible de Wead dans l'escalier, chute qui le laisse paralysé (mais comment John Wayne pouvait-il tomber dans un escalier ?). Il y avait aussi cette histoire de doigt de pied à bouger et ce trafic de bouteilles d'alcool. Et puis quand même ce dernier plan spectaculaire quand Wead est évacué du porte-avion sur une chaise suspendue entre deux navires. Mais le reste n'imprimait pas, ni l'histoire du couple, ni l'épisode hollywoodien où Ford se décrit à travers le personnage du réalisateur John Dodge incarné par son vieil ami Ward Bond, ni la force mélancolique du souvenir, ni ce sens du temps qui passe, sentiments vagues encore pour un enfant de dix ou douze ans.

john ford

The wings of eagles se base sur la vie de Franck « Spig » Wead, aviateur de la marine qui se distingua dans les courses et les records de vitesse. Suite à l'accident domestique stupide relaté dans le film et qui le laissa paralysé, il devint écrivain puis scénariste à Hollywood où il écrivit pour Howard Hawks (Ceiling zero en 1936), Franck Capra, King Vidor ou Victor Fleming. Il devint l'ami de John Ford et son scénariste pour Air mail (Tête brûlée - 1932) et le superbe They were expandable (Les sacrifiés – 1946). Il meurt en 1947. Ford n'aimait pas le scénario développé à partir de la vie de son ami, mais il a toujours déclaré qu'il ne voulait pas que quelqu'un d'autre le fasse à sa place. Du coup, sous des dehors classiques et sophistiqués (production MGM, moyens et stars), le film reste très personnel et souvent surprenant. Traité à coup de grandes ellipses, The wings of eagles dégage un mélange de force et de désinvolture, ce qui se traduit visuellement par la façon que les personnages ont de tout envoyer balader dans le décor :allumettes, cigarettes, bouteilles, chaussures et verres. Il devait falloir se garer sur le plateau. Du parcours de Wead, Ford s'attache longuement à des temps morts, en apparence, car ils sont au plus près de la vérité des personnages. Les grands évènements qui auraient fait l'ordinaire d'une biographie classique sont relégués hors champs. Les courses d'avion victorieuses sont vues à travers des actualités au cinéma où racontés au pot de la victoire, Les succès hollywodiens sont vus des coulisses et quand arrive la seconde guerre mondiale, Ford préfère intégrer des extraits de films d'actualité semblables à ceux qu'il tournait à Midway en 1942. Pas question de tricher. Ce qui compte, c'est l'homme et ce qu'il ressentait. Plus encore, Ford reconnaît en Wead un double et avec toute la retenue imaginable de sa part, il fait de Wead à travers son acteur fétiche un véritable auto-portrait. Comme tout les grands héros fordiens, Wead est hanté par l'échec, écartelé entre ses aspirations profondes et son devoir, entre l'expression d'une sensibilité incarnée dans la famille et la femme aimée, et l'attachement à un idéal qui exige le sacrifice sans atténuer le sentiment de culpabilité. On peut voir The wings of eagles comme la version réussie de The long gray line (Ce n'est qu'un au-revoir- 1955) et Wead comme le prolongement du personnage d'Ethan Edwards, plus tard de Tom Doniphon, tous deux incarnés par Wayne.

L'acteur offre une composition impressionnante, sans doute bien conscient de l'enjeu. Pendant une vingtaine de minutes, il joue immobile, couché sur le ventre et le front posé sur une brique. Plus de la moitié du film, il est sur une chaise roulante puis se traine avec ses cannes, et arbore de façon touchante sa calvitie naturelle. Oui, Wayne a très tôt porté une moumoute. L'alchimie entre lui et sa partenaire est intense et toutes les scènes familiales sont parfaites. Il faudrait les citer une à une à commencer par celle de la mort du premier bébé, traitée avec simplicité et pudeur, et dont l'émotion est si forte qu'elle pèse sur ce qui suit sans que jamais le film ne revienne sur cette épreuve. Dans un autre registre, il y a la délicieuse scène ou Wead débarque au foyer après une longue absence. Ses fillettes ne le reconnaissent pas et, la mère étant absente elles l'accueillent néanmoins avec candeur. Lors d'une tentative de raccommodage tardive, il y aura aussi le geste tendre de Maureen O'Hara caressant le crâne de Wayne. Le plus étonnant dans le film, ce sont ses ruptures de ton. Radicales. Comme ses personnages qui sont réticents à se laisser aller à leurs émotions, Ford enchaîne comme par défi les scène de pure comédie aux moments les plus sombres. A la mort du bébé succèdent les rivalités bon enfant entre marine et armée. La lente guérison partielle de Wead est traitée à la rigolade avec infirmière revêche et défilé de bouteilles d'alcool à l'hôpital (où l'on fume, les temps ont bien changé). Certains critiques n'ont pas apprécié ces changements de ton, pourtant ce sont bien les scènes de comédie, les bagarres fordiennes, qui donnent de la densité aux scènes intimistes. Et les éclipses des scènes familiales correspondent sur le temps du film à celles du temps d'une vie. Reste avec une rare clarté ce sentiment de mélancolie et l'image de Maureen O'Hara souriante au milieu des étoiles.

john ford

Photographies : capture DVD Warner

01:40 Publié dans Cinéma | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : john ford |  Facebook |  Imprimer | |