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09/02/2012

Clermont-Ferrand 2012 - Partie 2

International - 2

Dans un registre plus intime, Retour à Mandima du suisse Robert-Jan Lacombe fait suite à son film de 2010, Au revoir Mandima qui racontait le départ de sa famille expatriée au Congo – Zaïre quelques semaines avant que la guerre n'éclate. Le réalisateur était alors enfant. Comme son titre l'indique, ce nouveau documentaire intime raconte son retour actuel et sa tentative de retrouver ses amis d'enfance, le petit groupe qui lui avait dit adieu quinze ans plus tôt. Tous sont désormais de jeunes adultes, mais Robert-Jan peut mesurer le fossé qui s'est creusé entre l'européen revenu avec sa petite caméra et ceux qui ont vécu la guerre et vivent un quotidien difficile dans un pays où tout reste à faire et rien n'est facile. Avec beaucoup de pudeur, restant fixé sur sa quête personnelle et sentimentale, le cinéaste n'en donne pas moins à penser sur les rapports Nord-Sud et la nature des liens qui peuvent, ou ne peuvent pas, se tisser entre des personnes ayant des vies si différentes. On est tenté de penser à plusieurs reprises en voyant le film que le fossé ne peut être comblé. La fin est un peu abrupte et si le groupe se réunit pour dire un nouvel au revoir (ou adieu ?) , le film reste très discret sur la façon dont se seraient renoués les liens distendus par le temps et la perte de l'enfance qui est le coeur du film.

clermont ferrand,court métrage

Le film italien I morti di Alos de Daniele Atzeni est un envoûtant faux documentaire largement composé d'images d'archives sardes, souvent magnifiques (les scènes du carnaval). Il se présente comme le récit d'une tragédie, pas très loin d'un conte fantastique façon La quatrième dimension avant de tourner à la parabole politique et environnementale. Le film est surtout tenu par la voix off d'Alessandro Valentini grave et mystérieuse comme il faut, soutenue par une musique anxiogène de Stefano Guzzetti. Au contemporain, la caméra erre dans les rues d'un village déserté après la terrible catastrophe qui a décimé la population en une nuit, ne laissant qu'un unique survivant. Le récit fait surgir les spectres du passé qui se révèlent ceux des multiples documents d'archive. Ce qui a disparu, en fin de compte, c'est une façon de vivre, un village pauvre mais heureux, un monde rural et collectif, balayé par la société moderne et la recherche du profit. Et cette destruction, rendue poignante par l'effet des visages préservés par le film, le support film, est bien réelle.

Il y a dans le court métrage anglo-saxon une sophistication de la forme, un côté pro au risque du lisse, associé à une rigueur narrative qui se focalise sur l'anecdote. Ainsi Lambs des néo-zélandais Sam Kelly et Tom Hern est le portrait d'un jeune un peu dealer qui vit au sein d'une sorte de tribu un peu en marge et un peu brutale. Il y protège ses jeunes frères et sœur tout en ayant envie de fuir ce milieu délétère. Quelle sera sa décision ? Suspense. Dans Tethered (Attaché) de l'australien Craig Irvin, il y a de superbes plans du héros à moto qui m'ont fait penser à ceux de Geroge Miller du temps de Mad Max. Le film se déroule dans l'abattoir d'un bled paumé où le jeune garçon apprend le métier dans un abattoir entre grosses brutes tatouées et carcasses fumantes, tout en faisant son éducation sentimentale avec une jeune fille vivant dans une station service et dont les rêves se sont déjà enfuis. Tout est dans le style, dans le jeu maîtrisé des comédiens, mais cela reste prévisible, jamais très loin des clichés du genre.

Très classique également , mais excellent, l'un n'empêche pas l'autre, Curfew (Couvre feu) de l'américain Shawn Christensen qui a obtenu le prix du public. Richie est un type à la dérive (il est en train de s'ouvrir les veines dans sa baignoire !) qui va trouver sa rédemption quand sa sœur, avec laquelle il était fâché, lui demande de garder sa nièce quelques heures. Sous l'influence de la fillette délurée et craquante, devenez ce qu'il va arriver. Tout à fait, mais c'est bien fait. Il y a surtout une très belle scène musicale dans un bowling, un numéro dansé par la fillette excitant au possible, qui confirme que, par rapport aux scènes musicales des films français sous influence de Jacques Demy (j'y reviendrais), d'une part Demy est une exception, et d'autre part les américains ont la comédie musicale dans la peau.


Le site du film Thethered

La page facebook de I morti di Alos

La page facebook du film Curfew

Photographies DR

08/02/2012

Clermont-Ferrand 2012 - Partie 1

Arrivée

J'ai débarqué à Clermont-Ferrand par un froid piquant mais pas désagréable puis il s'est mis à neiger. Cela n'a quasiment pas arrêté durant les quatre jours de mon séjour. Agréable après la côte d'Azur, de ressentir enfin l'hiver. Un temps parfait pour se plonger dans la chaleur des salles. Réflexions d'ensemble : le festival attire toujours autant de monde (145 000 personnes chiffre officiel), les salles sont pleines, les queues fournies malgré le froid devant Gergovia, comme à Cannes en mai. L'organisation a subit des difficultés financières explicitées par l'éditorial un brin frondeur du Président Jean-Claude Sorel que l'on pourra lire dans le programme en ligne sur le site du festival. Effet de la crise ou politique culturelle, on ne rit pas, le court à Clermont se serre la ceinture mais conserve la richesse des programmes et la chaleur de l'accueil. Le marché s'est fait plus international et plus tourné sur la vente tandis que les festivals, écoles, collectivités et associations se font plus rares.

Côté films, ce qui m'a frappé, c'est la qualité très variable des projections. Certains films sont incroyablement moches. Vidéo terne, image télé baveuse, fichiers pas même désentrelacés, c'est parfois surprenant d'autant que l'on ne sait pas si cela provient des copies, du choix (ou de son absence) au tournage, ou des équipements de projection eux-mêmes qui, comme tout le monde, vieillissent. Exemple type, le grand prix de la compétition nationale tourné en mini DV et qui, malgré ses indéniables qualités sur lesquelles je vais revenir, souffre un peu de son format. Cette fois encore, le sentiment de la révolution numérique s'imposait, avec le regret des belles projections en 35 mm (il y en a encore). Paradoxalement, nombre de réalisateurs utilisent les images d'autrefois, archives, super 8, vidéo analogique, mêlant la mémoire du cinéma et la mémoire intime (les films d'Olivier Py, Daniele Atzeni, Thibault Le Texier, Rachid B. ou Robert-Jan Lacombe). Détail amusant en notre ère numérique et dématérialisée, le goût prononcé pour nombre d'objets on ne peut plus concrets : tourne-disques, téléphones à touche voire à cadran, techniques artisanales pour les films d'animation.

International - 1

Il était excitant de voir ce qu'allaient exprimer les jeunes cinéastes arabes après les mouvements complexes ayant traversé leurs pays l'an passé. Al Hesab de Omar Khaled, venu d'Egypte, est un portrait désespérant d'une société pourrie jusqu'au coeur par la corruption et la violence (sociale, physique, sexuelle) à tous les niveaux. Le côté fabriqué des situations n'évite pas une certaine lourdeur démonstrative (le professeur dégoûté obligé de faire le taxi frappe ses élèves avec sadisme, il sera humilié par un groupe de jeunes friqués avec l'aide d'un policier qui lui, etc.) mais surtout, si le film est plutôt bien construit, pâtit d'un filmage amateur, caméra à l'épaule, cadrages hasardeux et image vidéo laide, voir plus haut. Dommage.

A l'inverse, Demain, Alger ? de Amin Sidi-Boumédiène séduit par son dispositif simple : le départ du jeune Fouad pour l'Europe à la veille des manifestations de 1988 qui furent réprimées dans le sang, et les réactions de ses trois amis. Cadrages posés et découpage au petit poil, belle lumière solaire, jeu impeccable des quatre protagonistes et attention aux personnages. Le film, en douceur, se fait portrait d'une génération et réflexion pour la suivante, avec ses espoirs, ses frustrations, sa peur de l'avenir, son défi crâne, sa fascination pour l'occident (c'est pas facile, dira le père) qui passe aussi par les posters, icônes sur le mur, l'arrachement et la douleur de ceux qui restent. Partir ou rester, tout le dilemme de ces garçons, tout le drame d'un pays. Fouad ne se résoudra pas à dire adieu à ses amis. Un beau film maîtrisé et sensible.

clermont ferrand,court métrage

Algérie toujours avec Mollement, un samedi matin de Sofia Djama, présenté dans la compétition française mais quand même. Le film ose une approche hardie à travers l'histoire de Myassa (superbe Laëtitia Eido) qui est agressée par un jeune homme au pied de son immeuble. Las, la tentative de viol tourne court, comme chez Almodovar, car le violeur ne raidit pas. Décidée malgré tout à porter plainte, Myassa se rend au commissariat du coin où son histoire laisse perplexe après avoir, en tant que femme, suscité le mépris. « Comment bander pour son pays si ses hommes ne le font pas pour leurs femmes même pour un viol ? » demande-elle (à peu près) au commissaire complètement désabusé. La défaillance du jeune violeur devient métaphore de l'impuissance du pays tout entier, idée renforcée par le problème de plomberie dans l'appartement de Myassa qui l'empêche d'avoir de l'eau. Qu'est-ce que c'est que ce pays pas fichu d'assurer le minimum vital ! Le portrait que fait Sofia Djama est celui d'une société en panne : corruption de la police, mépris des femmes, vulgarité ordinaire, mollesse généralisée, alcoolisme dissimulé, bêtise de la religion. Au plombier incapable qui vient avec sa fillette parce qu'il ne saurait entrer seul dans l'appartement d'une célibataire, Myassa demande « Tu vas réparer mon chauffe-eau ? ». « Si Dieu le veut ». « Laisse Dieu et apprends ton métier !». Il y a dans ces échanges beaucoup d'humour et beaucoup de colère, le premier évitant de tomber dans le misérabilisme plombé. Le portrait de l'héroïne est plein de sensibilité, de sensualité et de vitalité, la vitalité qui manque au pays. D'un autre côté, la réussite de la réalisatrice vient de l'équilibre qu'elle parvient à donner à ses autre protagonistes « Tous les personnages du film, victimes ou bourreaux, sont pris en otage d'une pression sociale, victime de ce mal en devenir », dit-elle. Ils ne tombent jamais dans la caricature même si l'on en rit beaucoup. La réalisatrice nous montre des hommes et des femmes bien vivants mais bien coincés.

Ailleurs, rien de bien saillant de ce que j'ai pu voir en provenance d'Asie. De l'anecdotique, du micro-évènement quotidien, vite vu, vite oublié à l'image de ce curieux grand prix, Guest de Ga Eun Yoon. Une jeune fille vient s'expliquer avec la maîtresse de son père. Elle n'est pas là. Ses deux gamins oui. Ils sont mignons. Elle va apprendre à les connaître. Bon.

D'Europe, j'ai retenu Noise du polonais Przemyslaw Adamski, un film d'animation mêlant images réelles et animation, un peu dans la tradition du travail d'un Zbigniew Rybczynski. Adamski joue sur la matérialisation des sons et leur hors-champ. C'est virtuose, étrange, poétique, polonais. Ausreichend (Passable) de l'allemande Isabel Prahl est un très beau court qui est aussi un film d'étudiante. Porté par la prestation du jeune acteur Thomas Fränzel et d'un scénario habile autour des efforts d'un professeur plein d'idéal qui se heurte au principe de réalité, le film illustre les rapports de force au sein de l'école et la complexité du métier d'enseignant. Vaste programme mené sans effet de manche mais avec un sens certain du relatif. Le professeur à la tignasse bouclée est lui-même un étudiant et doit subit l'examen pratique qui doit lui permettre de décrocher son diplôme. Il se retrouve coincé entre le désir de l'une de ses élèves, la jalousie de l'un des prétendants éconduit et le conservatisme de la proviseure. Quelle idée que ce type qui veut parler du Woyzeck de Büchner à ses étudiants en leur montrant le film de Werner Herzog ? J'adore la réplique « Attention, c'est du Kinski ». Le film est construit en oppositions et variations subtiles sur l'exercice du pouvoir au quotidien. La tension monte rapidement sans que jamais la réalisatrice n'ait la tentation de l'outrance dramatique et coup, elle reste parfaitement crédible. Elle utilise l'espace clos de la salle de classe et le décor un peu trop neutre du lycée pour le transformer petit à petit en un endroit étouffant qui piège le jeune idéaliste.

clermont ferrand,court métrage
Un entretien avec Amin Sidi-Boumédiène

Un article sur Mollement, un samedi matin

La bande annonce de Ausreichend

Photographies DR

04/02/2012

J. Edgar

Je dois avoir un flair particulier pour les meilleurs films de Clint Eastwood. J'ai fait l'impasse sur les trois qui ont suivi le superbe Gran Torino (2007) pour arriver directement à J. Edgar. Je le sentais bien. Ce flair n'est certes pas infaillible. J'ai déjà regretté, parfois, d'avoir raté à leur sortie tel ou tel film (Le diptyque sur Iwo Jima par exemple). Mais le caractère variable des réalisations d'Eastwood est connu et la découverte à-posteriori, loin de la frénésie de l'immédiat, permet une sérénité qui peut déboucher sur d'agréables surprises. Cela vaut mieux que le contraire. A son âge et à ce point de sa carrière, le crépuscule du grand fauve, le cinéma de Clint Eastwood n'est plus à découvrir ni même à réévaluer. C'est fait. Comme Woody Allen, il fait partie des grands anciens prolifiques, américains et indéboulonnables, dont chaque nouveau film partage entre admiration et envie de coup de pied au culte (Voir le récent Clint Fucking Eastwood de Stéphane Bouquet).

clint eastwood

Qu'est-ce qui fait donc le prix du cinéma d'Eastwood aujourd'hui ? Vaste question fondamentale autant qu'intimidante tant le réalisateur comme l'homme, du moins public, et le comédien en son temps, restent entiers, à prendre en bloc ou à laisser avec les côtés réjouissants et les côtés irritants. Question délicate pour la critique qui a du mal encore aujourd'hui à coller ensemble les morceaux d'une œuvre d'apparence hétérogène. Question qui est au cœur de J. Edgar comme la transmission était eu cœur de Million dollar baby (2004) et Gran Torino. Question que, avec son sens de la provocation et son humour à la Blondin, Eastwood aborde à travers la figure de J. Edgar Hoover, créateur et patron du FBI de 1924 à 1972, figure controversée version douce, détestable version dure, en tout cas un type antipathique, obsédé par le pouvoir, maniaque, autoritaire, hanté par le péril rouge, mégalomane, bref, l'homme que vous aimez haïr. Le Hoover d'Eastwood revoie à l'évidence à « Dirty » Harry Callahan, inspecteur pour qui la fin justifie les moyens, plus qu'aux figures démystificatrices des films plus récents. Mais là où Harry avec sa posture individualiste et hargneuse renvoyait la société américaine à ses contradictions en tapant souvent juste, J. Edgar est cette société qu'il contribue à bâtir et incarne ces contradictions en sa personne même. Autre piste tout aussi passionnante à suivre, le lien entre notre homme du FBI et le réalisateur démiurge John Wilson de White hunter, black heart (Chasseur blanc, cœur noir – 1989). Wilson, incarné par Eastwood, se présente comme sympathique (le cinéma !) mais son exercice du pouvoir marqué par l'égoïsme conduit au drame et à un regard sévère sur le bilan d'une vie que l'œuvre ne saurait racheter. Gradation supplémentaire, l'effarement de Wilson épouse celui du réalisateur Eastwood au moment de vérité. Pour Hoover qui ne semble pas avoir été homme à s'effarer, c'est le regard du réalisateur seul qui amène la réflexion. Et elle est amère. Triste. Elle aurait pu être cruelle comme Eastwood en a parfois été capable, mais le réalisateur se refuse au film réquisitoire, à un portrait trop convenu de Hoover-le-fasciste, comme il sait éviter le portrait de l'homme-qui-quand-même-a-fait-son-devoir en évitant superbement ses innombrables combats plus ou moins douteux pour se concentrer sur la seule chose qui en vaille la peine, son humanité. Le film va s'attacher à travers l'ambitieux scénario de Dustin Lance Black, auteur de celui de Harvey Milk (2008) de Gus Van Sant, à ce qui a construit  Hoover, sa relation spéciale avec sa mère, son homosexualité plus ou moins latente mais bien refoulée, ses désirs de gloire et de contrôle, son besoin viscéral de confiance, ses petitesses. Cela va s'incarner, outre sa mère, dans les personnages de sa fidèle secrétaire Helen Gandy et de son second Clyde Tolson.

Là où le film devient superbe, c'est quand il montre, avec ses jeux habiles et maîtrisés des différents temps de la vie de Hoover, comment cette humanité va se révéler incompatible avec l'œuvre, c'est à dire le FBI et le combat pour une certaine idée de l'Amérique. C'est à dire qu'Eastwood nous montre un homme qui est passé à côté de sa vie. Comment il arrive au bout de son existence, à cette nudité grotesque recroquevillée sur un tapis, hâtivement recouverte par l'ami qui seul savait l'homme à l'intérieur. C'est là que J. Edgar rejoint le modèle formel du Citizen Kane (1941) d'Orson Welles : narration éclatée, maquillages vieillissants qui évoquent le théâtre et l'artifice, présence de la grande histoire reléguée au second plan (mais riche et précise, j'ignorais tout des attentats de 1919) avec un portrait de l'Amérique sur plusieurs décennies, fascination pour les moteurs profonds de l'esprit de son héros. Eastwood y ajoute une réflexion sur la manipulation, trait essentiel de Hoover, à travers le film lui-même, faisant prendre en charge une partie de la narration par une voix off (le récit est initié par Hoover qui dicte ses mémoires) suscitant des images qui seront plus tard démenties par d'autres images selon un procédé de relecture assez fordien. Il y a à ce stade un parallèle possible avec le musicien Charlie Parker de Bird (1988). Ce film possède également une structure narrative éclatée, cette esthétique très sombre et couvre grosso-modo la même période. Ce qui me semble intéressant c'est que Parker était dans un processus d'auto-destruction délibéré mais que son œuvre transcendait l'homme. Son héritage est un héritage de joie, le jazz. L'héritage de Hoover, et la réflexion est piquante chez Eastwood qui n'est pas exactement un gauchiste, est clairement la mise sous surveillance des idéaux américains à travers le fichage, l'exploration des poubelles des grands, les lois d'exception, les coups tordus et au final la faillite d'une idée démocratique quand Hoover reste malgré huit présidents successifs. La scène séminale de la bibliothèque où Hoover expose à miss Gandy ravie (c'est filmé comme une scène d'amour) ses principes de contrôle annonce ce que le film développe en filigrane, et aboutit à cette magnifique scène où Hoover dans l'obscurité de son bureau écoute en boucle le son des ébats entre Marilyn Monroe et John F. Kennedy (encore une scène d'amour, plus du tout platonique). L'obscurité de l'écran à ce moment est l'image de la faillite de l'homme J. Edgar qui rejoint celle d'un système qui en est arrivé à ce joli résultat.

Eastwood conserve un point d'équilibre en ne minimisant rien de la violence des adversaires de Hoover, du moins de ceux qui sont réels. Ce sont autant de scènes brèves, intenses, qui claquent et saisissent : l'attentat du début, le massacre de Kansas City, l'enlèvement du fils Lindberg. D'où une tonalité générale assez triste, comme dans Mystic River, plus que colère. La mise en scène est au diapason de la complexité du film. La mise en scène d'Eastwood ! Cela aussi n'est pas évident à appréhender. Quand le film est limpide (Gran Torino, Million dollar Baby), ses détracteurs lui reprochent son inexistence. Quand le film est sophistiqué (Midnight in the Garden of Good and Evil (1997), Changeling (2008)), elle écrase le sujet. En vérité, je vous l'écris,  Clint Eastwood est à la limite du classique (il est un peu jeune) et des formes plus modernes nées dans les années 70 (il est plus posé). Son style est affirmé, sous le signe de la rigueur narrative, d'un goût du cadre ample, de cette photographie aux grandes zones d'ombres, très cinématographique, ici assurée par Tom Stern, d'une musique en retrait qu'il a composée lui-même, et d'un rythme plutôt lent traversé de brusques accélérations. Par principe, il ne cherche jamais à perdre son spectateur, tout à son plaisir du récit, au risque comme ici de quelques effets appuyés (les transitions entre les époques). Parfois surestimé quand on en fait le détenteur de la grande forme classique, trop souvent sous estimé quand à l'intelligence de certaines de ses idées. Un exemple. Hoover écoute les festivités de l'intronisation de Richard Nixon à la radio, vers la fin de sa vie. On est dans l'intérieur strict de son bureau, étouffant. Puis il se lève et se dirige vers la fenêtre. La caméra le suit, le son se transforme et l'on se rend compte que le défilé à lieu sous ses fenêtres. Tout est dit de la vérité de cet homme, de sa volonté de contrôle, de son arrogance, de son rapport à l'histoire de son pays dont il ne perçoit plus que le récit déformé du fond de son bureau et qui, dans la réalité sous son nez, ne l'intéresse pas. Profondeur de son ennui. Finalement, au bout du pouvoir, il n'y a que le vide intérieur.

Par Edouard sur Nightswimming

Par Buster sur Balloonatic

Sur Une fameuse gorgée de poison

Par Anna sur Going to the movies

15/01/2012

Spaak puissance trois

C'était le joli temps où les jeunes actrices et les jeunes acteurs de France passaient la frontière pour dorer leur carrière naissante au soleil de l'Italie. C'était le joli temps où Cineccittà ouvrait largement ses bras généreux et faisait souffler un vent d'Europe et de liberté, en toute innocence, en toute inconscience. Parfum de dolce vità par la grâce des coproductions. C'était le joli temps d'Anouk Aimée chez Federico Fellini, de Jean-Louis Trintignant chez Sergio Corbucci et Dino Risi, de Jean-Paul Belmondo chez Mauro Bolognini, d'Alain Delon et Annie Girardot chez Luchino Visconti. C'était le joli temps de Catherine Spaak.

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L'esprit de ce temps s'incarne parfaitement dans les jeunes femmes comme la fille du scénariste de La grande illusion (1937). C'est en Italie qu'elle fait l'essentiel de sa carrière où elle sera Lilly dans Il sorpasso (Le fanfaron – 1962) de Dino Risi, Mademoiselle de Maupin pour Mauro Bolognini, Giovanna pour Marco Ferreri dans L'uomo dei cinque palloni (Break-up, érotisme et ballons rouges – 1965) où Anna Terzi à la chevelure toute bouclée dans le second giallo de Dario Argento Il gatto a nove code (Le chat à neuf queues – 1971). Catherine Spaak, c'est la vie, la jeunesse et la beauté incarnée. Visage juvénile de porcelaine où pétillent deux yeux malicieux et rieurs, physique tout en finesse et en grâce, la lignée Audrey Hepburn, longues jambes pour lesquelles la mini-jupe semble avoir été inventée à dessein. Spaak dégage, comme Françoise Dorléac ou Virna Lisi, ou Elsa Martinelli, un mélange de pétulance, d'insolence et d'innocence, une sensualité musicale, pop, un érotisme en mouvement exprimant la légèreté et la promesse du monde. Et l'on y verra par contraste son absurdité, parfois sa cruauté (nous sommes dans la comédie italienne). Spaak, c'est le vent dans les cheveux, l'amour sans limites, les nuits sans fin, la moto sans casque et les petits bolides d'époque que l'on conduit très vite, au risque comme pour la Camille de Jean-Luc Godard, de finir encastrée sous un poids lourd.

En 1964, Renato Castellani, Luigi Comencini et Franco Rossi réalisent avec Tre notti d'amoreun de ces délicieux films à sketches qui est un tryptique à la gloire de l'actrice. Trois poèmes, trois chansons pop, trois histoires drôles et sensuelles avec leur pointe satirique. Le générique est tout un programme, semblables à ceux (animés) des films de Blake Edwards, où Catherine Spaak change de costume à chaque plan, évoluant dans un labyrinthe de formes géométriques aux couleurs vives, un peu à la Mondrian. Elle y est littéralement icônisée.

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La vedova (La veuve), le premier segment, dirigé par Castellani qui signe le scénario la même année de Matrimonio all'italiana (Mariage à l'italienne) de Vittorio De Sica, fait de notre héroïne Giselle, une jeune veuve française, si parisienne, débarquant en Sicile pour l'enterrement de son maffieux de mari. Elle fait aux populations locales l'effet d'une véritable martienne. Sa simple présence, les courbes de ses jambes, son redoutable accent français, le tactactac de ses talons aiguille sur les pavés antiques, suffisent à déclencher une réaction en chaîne chez les rigides machos. Mais l'on ne badine pas avec la veuve d'un « capo » et au moindre regard, la sanction tombe. Et les cadavres s'empilent autour d'elle en un jeu de massacre absurde et hilarant. Car nombreux sont ceux qui sont prêts à sacrifier leur vie pour une nuit d'amour avec la belle en noir, jeune déesse descendue sur leur terre brûlée de soleil. Sans compter ceux qui n'ont que le tort d'être au mauvais endroit au mauvais moment. On reconnaît parmi eux Aldo Puglisi dont c'est le premier rôle et qui sera juste après l'inoubliable cousin veule de Sedotta e abbandonata (Séduite et abandonnée) de Pietro Germi. Et puis l'excellent Renato Salvatori qui ira au bout de son destin.

Le second épisode, le plus remarquable, est Fatebenefratelli signé Comencini. Il est le plus représentatif de l'esprit déluré du film. Catherine Spaak y est Ghiga, jeune femme aux pulsions entières, maitresse d'un homme nettement plus âgé et nettement plus sérieux. Victime d'un accident de la route au volant du bolide de son amant, elle se retrouve plâtrée jusqu'au cou dans un monastère et veillée par un jeune novice qui a la prestance et les yeux clairs de Diabolik, Dr Justice et de l'ange de Barbarelle réunis : John Philip Law. Comencini, maître de la comédie, met en scène avec délectation le jeu de séduction qui s'établir entre la belle immobilisée physiquement et le beau paralysé moralement. Virtuose et sensuel, le réalisateur s'attache, dans le huis clos de la petite chambre mais en écran large, aux multiples gestes et jeux de regards chargés d'un érotisme charmant . Il orchestre un véritable ballet des corps qui s'approchent et s'éloignent. Ghiga gagne petit à petit en mobilité (ah ! ces jeux de pieds) tandis que les barrières spirituelles du novice s'effritent. Cette seconde nuit d'amour sera d'ordre spirituel. Le couple est délicieux, la morale malicieuse quoique teintée d'amertume, et l'épisode le sommet indispensable du film.

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Le troisième épisode La moglie bambina, est signé Franco Rossi spécialiste du film à sketches, qui dirigera plus tard le duo Bud Spencer et Terence Hill dans Porgi l'altra guancia (Les deux missionnaires - 1974). Il est un peu plus faible, peut être à cause de ressorts comiques un peu boulevardiers, évoquant la comédie sexy des années 70/80. Spaak y est cette fois Cirilla, mariée à nouveau à un homme plus âgé et aisé (il est architecte comme le précédent était homme d'affaire) joué par l'impeccable Enrico Maria Salerno avec ce qu'il faut de calvitie. Mais cette fois, quoique toujours remontée comme un ressort, Cirilla est une épouse aimante et fidèle, gamine mais pleine de bonne volonté. Elle se désespére donc des multiples perturbations psychologiques de son époux traumatisé par cette femme trop belle et trop jeune. Il y a des gens compliqués. Ici, c'est de la claustrophobie comme métaphore de l'impuissance. Le mari n'arrive donc pas à prendre son costume dans le placard ni à entrer dans une voiture sans toit ouvrant. Pour débloquer la situation, Cirilla se laisse convaincre d'envoyer une de ses amies passer une nuit avec son époux. D'où quiproquo et ce genre de choses. Ce pourrait être graveleux, mais Rossi s'en sort par une mise en scène élégante et un rythme alerte qui met en valeur non seulement Catherine Spaak qui change dix fois de tenue, mais aussi tout un décorum des années 60, des intérieurs colorés aux meubles design aux voitures rutilantes si éloignées des boitiers à roues d'aujourd'hui. Sous son parasol rouge, Spaak est sublime et sa danse finale au milieu des ragazzi est un instant comme en apesanteur.

Inédit en France pour autant que je le sache, le film existe en DVD en Italie chez Terminal Vidéo.

Photographies : capture DVD Ripley's Home Video

A lire sur le site consacré à l'actrice La calda vita (en anglais)

13/01/2012

Paris la nuit

philippe lefebvre

A propos d'Une nuit, le nouveau film de Philippe Lefebvre, j'aimerais au moins pouvoir dire un mot pour les acteurs que j'apprécie. Roschdy Zem a la gueule de l'emploi. Il me fait penser à Lino Ventura dont quelqu'un avait écrit qu'il restait passionnant même de dos. Mais Ventura dans un film insipide, et il en a fait, ne pouvait à lui seul en relever la fadeur. Zem pareil. Sara Forestier est toujours aussi piquante et belle. Le problème ici c'est qu'elle n'est pas filmée. Je veux dire par là (par ici aussi d'ailleurs) qu'elle est là mais que Lefebvre ne semble intéressé ni par le personnage qui reste lisse jusqu'aux cinq dernières minutes (elle fume, elle conduit, elle attend), ni par l'actrice, ce qui est fort dommage quand on a un visage pareil devant la caméra. Lefebvre la laisse dans le flou ou dans l'ombre. Rien, pas un plan malgré Paris la nuit où l'on soit ému, où l'on soit saisi de beauté, pas un geste, de ces gestes inventifs et excitants qui n'appartiennent qu'au cinéma et qui font toucher le film noir au sublime. Zem a plus de chance, il est filmé en quelques jolis portraits, Paris la nuit, la douleur du loup solitaire, mais rien qui décolle vraiment. Après Le petit lieutenant, Polisse et ces polars où Gérard Lanvin et Daniel Auteuil serrent les dents avec Daniel Duval en arrière-plan, Une nuit confirme que Drive est un film sublime et permet de mieux comprendre pourquoi. Déjà, si les réalisateurs lâchaient la pédale de la caméra portée et le style Darren Aronovsky, il y aurait du mieux. J'ai même des frissons dans l'échine quand je lis ici (et là aussi) des références à Melville, Jean-Pierre, qui jamais caméra ne porta. Inutile d'aller chercher si loin dans le temps ni l'espace. Il suffit de voir les trois premiers plans de Lefebvre, Paris la nuit, tristes images numériques avec lumière un peu dorée qui annoncent qu'il ne va rien se passer de bien palpitant. Les voir et repenser aux trois premiers plans de Montparnasse de Mickael Hers, Paris la nuit, plans au piqué incroyable et à la richesse des éclats de lumière, dont la beauté coupe le souffle, qui donnent la sensation de l'inédit et annoncent qu'il va se passer quelque chose de pas banal. Tiens se dit-on, il y a un regard. Chez Lefebvre, il y a certes quelques idées, et même des bonnes, mais elles restent des idées et ne passent pas le regard.

Photographie © UGC

11/01/2012

Steven Spielberg à la Cinémathèque de Paris

05/01/2012

Hugo Cabret

Les choses vont décidément bien vite. J'en suis encore à méditer sur les bouleversements de cette année 2011 compliquée pour moi dans mon rapport au cinéma que je tombe avec Hugo (Hugo Cabret - 2011), le nouveau film de Martin Scorcese, sur un film en 3D qui me séduit par sa 3D. Avatar et coquecigrues ! J'ai déjà exprimé plusieurs fois le peu d'intérêt que j'avais pour le procédé mais, problème, il est devenu difficile de voir certains films autrement. Le choix de la version plate se réduit comme celui d'une copie 35 mm. Je m'y suis donc collé l'an passé avec trois films plutôt très bons, Ichimei de Takashi Miike (présenté en compétition à Cannes, ils sont partout), le superbe Contes de la nuit de Michel Ocelot et le Tintin de Steven Spielberg. Dans les trois cas je suis resté sur ma position, à savoir que le relief n'apporte rien à la mise en scène de ces réalisateurs, qu'il n'est qu'un gadget et un choix technologique, stratégique, dans la lutte contre le piratage. L'on conviendra que cela n'a rien d'excitant. Avec Hugo c'est une autre histoire. L'échec du relief dans les années 50 puis 80 tient à son cantonnement dans le domaine de la série B (à une ou deux exceptions près dont un film d'Alfred Hitchcock), et à des choix alternatifs alors plus satisfaisant (Cinérama, VistaVision, CinémaScope, 70 mm). Aujourd'hui c'est différent et devant le Tintin de Spielberg, je m'étais fait la réflexion qu'il suffirait qu'un metteur en scène inspiré s'empare du procédé et en fasse autre chose pour qu'il se passe quelque chose. J'avoue que je n'attendais pas la chose en question de la part de Martin Scorcese, d'autant que j'ai décroché de son cinéma depuis 2002, comme beaucoup ont été surpris que l'homme de Goodfellas (Les affranchis - 1990) fasse ce film de Noël destiné à un jeune public. La réussite de Hugo tient pourtant complètement dans le cinéaste Martin Scorcese comme dans le cinéphile Martin Scorcese, dans la synthèse d'un style et d'une passion qui sont sublimé une technologie qui se révèle, pour cette fois, parfaitement adaptée.

martin scorcese

Hugo Cabret est un jeune orphelin qui vit dans la gare d'un Paris rêvé des années trente. Il y entretient les horloges discrètement et subsiste de petits larcins qui lui valent d'être dans le collimateur d'un vigile d'époque, blessé de la grande guerre. Son obsession est la réparation d'un automate que lui a laissé son père et pour ce faire, il dérobe pièces et outillage à un vieux marchand de jouets irascible qui n'est autre, comme personne ne l'ignore, que le cinéaste déchu Georges Mélies. L'adaptation par John Logan du livre (pour enfants) de Brian Selznick fait donc se percuter une trame mélodramatique et un solidement classique récit initiatique avec la véritablement véridique histoire de l'un des inventeurs capitaux du cinéma. Mélies, magicien et homme de spectacle, qui s'était vu refuser la vente d'une caméra par les frères Lumière qui avaient des doutes sur leur invention, et qui du coup avait fabriqué lui-même sa propre machine de prise de vues, est le créateur du spectacle cinématographique, du studio et du trucage, du rêve en salle, de la féérie sur pellicule. Des raisons complexes l'on conduit à la ruine durant la Première Guerre Mondiale et dans un moment de désespoir il a bien fichu le feu à ses décors et à nombre de ses films avant d'épouser en secondes noces son ancienne vedette Jeanne d'Alcy pour tenir avec elle la fameuse boutique, gare Montparnasse.

Pour Martin Scorcese, c'est un sujet en or. La fiction de l'histoire de Hugo lui permet de plonger sans retenue dans un récit qui renvoie au classicisme hollywoodien, mélange d'action, d'humour et d'une intense émotion, qui jamais ne cède aux facilités du second degré. La mise en scène investit un univers de pure fantaisie, le merveilleux décor de la gare élaboré par Dante Ferreti installé dans un Paris qui est celui du réalisme poétique français comme ceux de Vincente Minnelli ou de Ernst Lubitsch et dont le traitement rappelle celui du New-York dans le film de 1977. Avec la figure de Mélies, Scorcese l'historien, le cinéphile fou, l'activiste infatigable de The Film Foundation, peut partager sa passion pour l'histoire du cinéma des origines tout en faisant œuvre de pédagogie, se projetant dans le personnage de l'historien René Tabard. Avec la même précision et la même élégance que dans ses voyages imaginaires dans le cinéma américain puis italien, dans sa description de la haute société new-yorkaise du XIXeme comme du fonctionnement d'un casino de Las Végas, Scorcese évoque les grandes figures des premiers temps du cinéma. Il fait revivre la naissance du septième art et de ses techniques avec les premières projections des frères Lumière dans les foires puis la création, mise en abyme avec les souvenirs de Mélies, du studio de Montreuil. J'ai pensé à Le silence est d'or (1949) de René Clair et j'étais très ému. Il convoque aussi de diverses manières Chaplin, Keaton, Lloyd, inévitablement accroché à son horloge, Linder et le premier western. Plus encore, de la même façon que Quentin Tarantino dans Inglorious basterds(2009), Scorcese filme avec gourmandise les objets, les outils, la matière même du cinéma : caméras, projecteurs, flip books, pellicule, décors de bois et de carton peint, costumes, dessins et mécanismes. Déballage d'antiquaire ironiseront certains, fétiches et gri-gris du culte soupireront d'autres. Peut-être, mais le cinéma de Scorcese a la ferveur même quand il tend à faire du prosélytisme pour la conservation des films.

martin scorcese

Son idée la plus belle, c'est de s'adresser aux jeunes générations à travers Hugo et Isabelle, la charmante jeune fille adoptive de Mélies (craquante Chloë Moretz). Hugo multiplie les figures de la transmission et celle-ci s'opère à tous les niveaux. Le père de Hugo lui apprend son métier et lui laisse l'automate. Hugo initie Isabelle au cinéma tandis que la jeune fille l'amène à la lecture. L'automate finit par transmettre son message. Le libraire, belle figure campée par Christopher Lee, passe des livres à Isabelle et offre Robin des bois à Hugo. La fleuriste offre une fleur au vigile qui s'arrache enfin un sourire. Monsieur Frick offre une compagne au chien de madame Emilie. Les enfants révèlent à l'historien l'existence de Mélies. Mélies apprend ses trucs à Hugo. Scorcese lui-même se met malicieusement en scène en photographe immortalisant le studio de Montreuil et les Mélies dans le bonheur. Chez Scorcese, ici, la culture se transmet de façon vivante et bien concrète, par des objets et des gestes, notion d'importance dans notre époque de grande dématérialisation. Films, dessins et livres sont ramenés à leur présence physique et à la beauté de leurs supports. Il faudrait également évoquer la richesse musicale du film, quelle culture ce Scorcese, qui mêle à la partition de Howard Shore les chansons de populaires de l'époque et la musique de Camille Saint-Saëns et du divin Erik Satie.

On pourra là aussi trouver paradoxal, voire cynique si on a l'esprit mal tourné, que cette célébration de l'art et de la mécanique artisanale se fasse dans une œuvre qui recourt si richement aux techniques de pointe d'aujourd'hui. Paradoxe d'apparence seulement. Ce qui nous ramène à la 3D. Ce qui me semble remarquable dans la 3D de Hugo, c'est la façon dont Martin Scorcese a intégré cette technique à son style propre. Le premier plan, virtuose, est une vertigineuse plongée depuis le ciel de Paris vers les méandres de la gare centrale, slalomant entre la foule et les trains, jusqu'à isoler le regard de Hugo, planqué derrière une horloge. Ce plan qui permet de pénétrer l'univers du film n'est pas différent de ceux qui nous avaient ouverts les portes du casino où régnait Robert De Niro, ou du New-York des gangs du même nom. Il ne sacrifie pas à un effet 3D (il en reste quelques uns comme la gueule du chien qui vient aboyer sur le spectateur), mais renforce une figure qui est le langage même du réalisateur. Il renvoie aux idées visuelles que Scorcese aime tant chez Michael Powell et à une façon d'appréhender l'espace qui, jusqu'ici, était illustrée par des mouvements de grue, de la steadycam ou de la Louma, et orchestré par le montage. La 3D apporte cette fois un supplément de netteté en profondeur, une définition sur les visages et les textures inédite. Il y a comme une sollicitation du sens du toucher dans la façon de montrer les matières (bois, cuir, ferrures) qui renforce leur sensualité et accentue l'émotion procurée par les objets qu'elles composent. C'est quelque chose que Scorcese avait déjà tenté avec les natures mortes de The Age of Innocence (Le temps de l'innocence - 1993) qui étaient le meilleur du film. La troisième dimension y est envisagée comme illusion sensorielle et non pas de profondeur. Je retrouve là quelque chose éprouvé devant la poussière en VistaVision de The searchers (La prisonnière du désert – 1956) de John Ford, ou l'air vibrant du désert en 70 mm de Lawrence of Arabia(1962) de David Lean. Tout au plus pourrais-je regretter que certains plans n'aient pas duré un peu plus longtemps, que j'ai eu le temps de saisir les multiples nuances.

martin scorcese

Mais plus encore que tout ceci, qui n'est pas rien, Les personnages et la fiction ne sont jamais sacrifiés au pur plaisir des images. L'homme reste au cœur de tous les objets, de tous les décors, il en est le créateur et ils ne sont que son extension. Les horloges ne sont plus rien sans Hugo pour les remonter. Il est des plus étonnant de voir Scorcese, peintre des plus grandes violences, des plus grandes souffrances, faire preuve de tant de délicatesse, de tant de sensibilité pour ses personnages. Il ne laissera personne sur le carreau. Au point que le vigile, joué par un superbe Sacha Baron Cohen dont la définition du poil de moustache défie l'entendement, ne sera pas le méchant attendu. Au point surtout que pour la première fois, des corps de sang et de chair ne sont pas écrasés par la scénographie numérique et tridimensionnelle. C'est à cette réussite que se mesure la sincérité de Scorcese. James Cameron avait oublié que les bornes franchies, il n'y a plus de limites. Steven Spielberg avait dû composer avec les deux dimensions des 24 albums à la ligne claire de Hergé. Martin Scorcese lui est en parfaite adéquation avec son sujet. Je me gausse de voir ceux qui font la fine bouche sur Hugo se mouiller l'œil devant Le voyage dans la Lune, chef d'œuvre 1902 de Mélies. C'est oublier un peu vite que pour Mélies, le cinéma était d'abord spectacle, que Le voyage dans la Lune est une superproduction de son époque avec un gros budget (et un gros succès à la clef), que c'est un film où règne le trucage et où est recherché l'illusion de la profondeur, non pas par la profondeur de champ mais bien par des décors plats placés les uns devant les autres. Le tout colorié image par image à la main. C'est un cinéma de la féérie et de la séduction. Et la poésie technologique de Scorcese aujourd'hui est certainement la mieux à même de rendre hommage à la technologie poétique de Georges Mélies.

Sur Nightswimming

Chez le Bon Dr Orlof

Photographies : © Warner Bros. France

Photographie Mélies : source Draven's world (avec un bel article sur le réalisateur)

01/01/2012

2011 (le bilan ! le bilan !)

Curieuse année 2011, à prendre avec les précautions habituelles, à savoir mon décalage toujours important avec l'actualité des sorties en salle, de plus en plus remplacée par celle des sorties en DVD (Merci à Kinok une nouvelle fois) et de mes propres découvertes. Triste année où l'on a enterré avec le 35 mm une impressionnante cohorte d'acteurs et d'actrices, de réalisateurs et de techniciens que j'aimais bien. Belle année où finalement les images sont multiples, où Hers place ses comédiens dans la plus belle lumière possible, où c'est une jeune réalisatrice qui réinvente le western, où Moretti ne fait pas le film attendu, où Guédiguian revient au pastis-olives de ses débuts, où Sophie Quinton, où Ryan Gosling prend l'ascenseur, où Rassoulof fait de contraintes très réelles une esthétique, où l'on peut redécouvrir le super 8 de Jean-Louis Le Tacon et la vidéo années 70 d'Armand Gatti. Où j'ai vu plein de films avec Edwige Fenech.

bilan

Memory Lane (sortie fin 2010) de Michael Hers

Drive de Nicolas Winding Refn

Meek's cutoff de Kelly Reichardt

Habemus papam de Nanni Moretti

The adventures of Tintin de Steven Spielberg

Poupoupidou de Gérald Hustache-Mathieu

Traduire de Nurith Aviv

Au revoir de Mohammad Rasoulof

Les neiges du Kilimandjaro de Robert Guédiguian

The Promise: The Darkness On The Edge of Town Storyde Thom Zimny

bilan

Bien aimé aussi :

Contes de la nuit de Michel Ocelot

The way back (Les chemins de la liberté) de Peter Weir

Di Renjie (Détective Dee : Le Mystère de la flamme fantôme) de Tsui Hark

Photographies : © Ad Vitam et © Le Pacte

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29/12/2011

Corbucci mode farce

En 1963, Sergio Corbucci se retrouve aux commandes d'un film assez particulier puisque son objectif avoué est de sauver la Titanus : Il giorno più corto. La vénérable société de production et de distribution italienne fondée à Naples en 1904 puis installée à Rome, souffre alors de l'échec de Sodoma e Gomorra  (Sodome et Gomorrhe - 1962) de Robert Aldrich et du budget énorme englouti par Il guattopardo (Le guépard – 1963) de Luchino Visconti. La Titanus sous la direction de  Goffredo Lombardo est pourtant derrière le plus beau cinéma italien, Roberto Rossellini et Vittorio De Sica, Valério Zurlini et Mario Monicelli, Mauro Bolognini et Federico Fellini. C'est Enrico Lucherini, un agent de presse, qui a l'idée d'un film qui réunirait la plus grande distribution du cinéma italien du moment, le tout pour un budget modeste. Comment ? En faisant appel aux bons sentiments des acteurs pressentis et à leur reconnaissance envers la société de production à laquelle ils doivent beaux rôles et succès. Et ça marche. Selon Nori Corbucci, personne ne se défilera des comédiens sollicités et c'est une incroyable collection de 103 acteurs qui va participer à ce jour le plus court. Reste l'histoire. Lucherini apprécie Corbucci qui a du succès, que ce soit avec ses films pour Totò ou ses deux peplums produits par la Titanus, Romolo e Remo (Romulus et Rémus – 1962) et Il figlio di Spartaco (Le fils de Spartacus – 1963). Corbucci a l'idée de parodier The longest day (Le jour le plus long– 1962) la prestigieuse production de Darryl F. Zanuck. De fait, l'idée est surtout reprise dans l'affiche et l'esprit est donné quand se substitue à la horde des GI's à l'assaut des plages normandes, une troupe de soldats italiens se ruant vers une marmite de soupe.

sergio corbucci,totò

Pour le reste, le film se situe durant la première guerre mondiale, sur le front Italo-autrichien et est construit autour des aventures picaresques de Francesco Coppola et Franco Lo Grugno deux siciliens complètement paumés au milieu du conflit. Comme pour Lo smemorato di Collegno tourné l'année d'avant avec Totò, les scénaristes Giovanni Grimaldi et Bruno Corbucci (le frère) avec le renfort cette fois de Giorgio Arlorio, organisent le récit en une série de flashbacks à partir d'un procès, celui des deux pieds-nickelés accusés d'être des espions. C'est le prétexte trouvé pour de multiples saynettes permettant à chaque vedette invitée de faire son petit numéro, le petit touchant parfois au subliminal quand l'apparition ne dure que quelques secondes comme celles de Stewart Granger ou de Giuliano Gemma. Les deux héros sont incarnés par le couple Franco Franchi et Ciccio Ingrassia, soit Franco e Ciccio dont l'énorme succès est resté concentré sur le pays natal, en grande partie à cause d'un humour très localisé, reposant sur la parodie et des mécanismes pas toujours d'une grande finesse. En France, Ciccio est surtout connu pour son personnage d'oncle simple d'esprit dans Amarcord (1973) de Federico Fellini et le duo pour sa participation au Pinocchio (1972) de Comencini et au Kaos(1984) des frères Taviani. Sur l'éternel modèle de Laurel et Hardy, Ciccio, c'est le grand maigre un peu ahuri toujours en butte aux initiatives de Franco, plus en rondeur et dont je dois dire que le jeu de grimaces exubérant m'a assez vite crispé.

sergio corbucci,totò

Dans Il giorno piu corto, le second prend le premier pour son père et l'entraîne dans de rocambolesques aventures sur la ligne de front, croisant le chemin de la superbe Naja jouée par la délicieuse Virna Lisi et sa mouche près de la bouche. Corbucci organise le chaos scénaristique sans forcer, donnant libre court à son goût pour l'accumulation dans le plan à la manière d'un Jacovitti dans la bande-dessinée. Il est entouré de ses collaborateurs habituels de l'époque, ceux qui ont participé aux comédies précédentes : Enzo Barboni à la photographie, Ruggero Mastroianni au montage, Carlo Simi aux décors et Piero Piccioni à la musique. Autant de noms que l'on va retrouver tout au long du cinéma de genre des années 60. Autant de croisements qui expliquent l'incroyable richesse créative du cinéma italien d'alors. La dynamique du film est portée comme souvent par un couple de héros masculins aussi opposés que possible mais obligés d'avancer de concert, avec une femme plus maligne qui les suit à distance. Mais le principal intérêt du film est le petit jeu cinéphile du qui-est-qui-?, reconnaître les vedettes invitées et les lier si possible à leur succès de l'époque. Un indice, la Titanus est impliquée dedans. Un exemple, Jean-Paul Belmondo apparaît brièvement dans une (jolie) scène de veillée funèbre paysanne qui parodie la scène d'ouverture de La Viaccia (1961) tourné par Mauro Bolognini avec notre vedette nationale. Si avec le recul nombre de ces vedettes sont oubliées, on se délectera de retrouver Annie Girardot, Anouk Aimée ou Simone Signoret, impliquées dans diverses co-productions de prestige. Le grand cinéma italien est venu en force et de tous les horizons, de Franco Citti avec sa réplique « Accatoni ! » à Gino Cervi en passant par Vittorio De Sica et Ugo Tognazzi. Dans un autre registre, on décèle le gratin du peplum et du futur western italien : Gemma, Gianni Garko, Steve Reeves et Gordon Scott venus des peplums de Corbucci, Tomas Milian, Mark Damon ou Mario Girotti futur Trinita. La palme revient, noblesse oblige, à  Totò qui conclut le film par une de ses tirades truffées de jeux de mots dont il a le secret : «... Abbiamo conquistato Fiume e conquisteremo gli affluenti ! Abbiamo conquistato Pola e conquisteremo anche Amapola ! Trento l'abbiamo fatto nostro e dopo Trento faremo anche trentuno ! Pace e bene , fratelli ! Pace e bene !! ".

Photographie : Ap / Lapresse

Le DVD

17/12/2011

Du sang sur les iris

Giuliano Carnimeo est un réalisateur qui gagne à être connu dans le registre du cinéma de genre tel que je l'affectionne. De la fin des années 60 au début des années 80, il épouse toutes les variations du cinéma populaire italien, du western à sa variation parodique, du giallo à la comédie avant de sombrer comme tant d'autres dans la science fiction de bazar. Tranquillement installé sous le pseudonyme d'Anthony Ascott, il pratique un cinéma désinvolte mais de bonne tenue avec un goût pour les titres à rallonge. A son meilleur, il est capable d'invention visuelle, dans un esprit assez bande-dessinée, ne reculant devant aucune idée aussi farfelue soit-elle. C'est chez lui que l'on trouve l'orgue mortel qui permet à Sartana de défaire la horde des affreux de Una nuvola di polvere... un grido di morte... arriva Sartana (1970). C'est chez lui qu'Alleluia utilise une machine à coudre dissimulant une mitrailleuse dans Testa t'ammazzo, croce... sei morto... Mi chiamano Alleluja (Pile, je te tue, face tu es mort, on m'appelle Alleluia – 1971). C'est chez lui que la belle Agata Flori en habit de nonne est torturée à l'aide d'un scorpion avant de dévoiler un peu plus tard une ravissante jambe gainée de soie alors qu'elle est au sommet d'un poteau télégraphique. C'est chez lui que l'on trouve ce duel orchestré autour d'une pièce de monnaie tourbillonnante, dans l'excellent Gli fumavano le Colt... lo chiamavano Camposanto (Quand les colts fument, on l'appelle Cimetière– 1971) qui reste la meilleure illustration de l'univers et de l'humour de Lucky Luke. A charge, Carnimeo a le coup de zoom un peu leste et peut déraper dans le mauvais goût le plus navrant.

giuliano carnimeo,edwige fenech

Dans Perchè quelle strane gocce di sangue sul corpo di Jennifer tourné en 1972, Giuliano Carnimeo ouvre son film par une bien belle scène de meurtre au rasoir dans un ascenseur qui devrait logiquement faire s'étrangler les admirateurs de Brian De Palma. Joliment découpée (oups !), la scène est montée par le génial Eugenio Alabiso (Les trois premiers gialli de Sergio Martino, les plus beaux Sergio Corbucci, deux essentiels de Sergio Leone) et prend son temps pour faire monter la tension en jouant habilement sur le vu et le deviné dans l'espace confiné de la cabine. Carnimeo et Alabiso orchestrent les entrées et sorties des passagers anonymes parmi lesquels se cache le tueur. Cette scène pose les bases d'un récit classique concocté par le spécialiste Ernesto Gastaldi. Dans un grand immeuble moderne, de jeunes et jolies femmes travaillant comme modèles pour des photographies publicitaires sont assassinées à l'arme blanche par un tueur mystérieux. Il serait un peu rapide de dire que Gastaldi ne s'est pas donné mal à la tête. D'autant qu'il puise dans ses scénarios précédents, de l'héroïne tombée sous la coupe d'une secte à son ancien amant qui rôde, inquiétant. La réussite du film, car réussite il y a, réside dans les variations, le traitement et les détails. Carnimeo donne vie à une jolie galerie de personnages assez savoureux : l'inévitable duo de policiers bien croqués (joués par Giampiero Albertini avec son humour à froid réjouissant et Franco Agostini à l'inénarrable filature), la petite vieille qui achète des revues criminelles pour son étrange fils, l'ex-violoniste discret, la voisine lesbienne, la strip-teaseuse noire qui défie ses clients à la lutte (Voici bien une idée à la Carnimeo) et le photographe homosexuel (pas vraiment traité avec finesse). Tous sont coupables ou victimes en puissance. Pour son couple de héros, Carnimeo bénéficie des stradivarius du genre. Jorge Hill Acosta y Lara dit George Hilton est Andrea, un architecte dissimulateur aux accents hitchcockiens, plus sobre que chez Sergio Martino, il porte aussi des vêtements moins ridicules. Du coup sa composition est plus crédible malgré le registre limité du beau George. L'alchimie est complète entre l'acteur et sa partenaire, Edwige Fenech qui joue Jennifer.

Edwige donc qui retrouve une nouvelle fois un rôle de femme traquée, déchaînant les pulsions meurtrières autour d'elle. Une femme qui tombe amoureuse comme dans les romans de gare, par un échange de regards qui vaut son pesant de cacahuètes mais effectué avec tant de candeur que l'on s'attendrit. Une histoire qui va vite vaciller sous les coups du doute. Edwige Fenech, toujours aussi sensuelle, que ce soit le corps peint chez le photographe, en proie à la peur, dans les moments creux où elle se livre à des petits rien tandis que le tueur rôde, et dans les moments où elle prend le dessus, partant par exemple explorer le mystérieux appartement voisin. Elle est toujours très crédible quand monte la tension et que la panique ébouriffe ses longs cheveux bruns comme quand elle trouve en elle la force d'affronter le destin. Quelle femme !

giuliano carnimeo,edwige fenech

Canimeo joue avec elle sur du velours. Il a l'intelligence de garder la pédale douce sur l'érotisme (charmante scène devant un feu de cheminée néanmoins. Un cliché ? non !) comme sur les effets sanglants. Il se permet juste un meurtre assez sadique (et hautement improbable) dans une baignoire, citant le classique de Mario Bava, Sei donne per l'assassino (Six femmes pour l'assassin - 1964). Il exploite surtout au mieux l'intéressant décor froid de l'immeuble moderne, photographié par Stelvio Massi, son chef opérateur favori, envisagé comme un château médiéval avec ses oubliettes, ses souterrains, ses passages secrets et ses recoins multiples découpés par les ombres. Carnimeo entretient le trouble par l'utilisation du hors-champ et de brusques changements de point de vue, comme dans le meurtre du personnage joué par la belle Paola Quattrini. La confusion maîtrisée qui en résulte permet de coller au plus près de celle de Jennifer. Pour son premier giallo, Giuliano Carnimeo réussit un film au carré, peut être un poil trop retenu mais prenant, l'ensemble délicatement enrobé d'une belle partition au thème lancinant composée une nouvelle fois par Bruno Nicolai.

Photographies : capture DVD aegida et la fameuse photographie avec la Laverda, source Brainwashed.com

16/12/2011

Edwige, le grand entretien

En cherchant un peu on trouve des choses passionnantes, à condition de comprendre un peu la belle langue de Marcello Mastroianni. Ainsi je suis tombé sur cet entretien-fleuve donné par la belle Edwige à la revue italienne Nocturno à l'occasion du festival Schermi d’Amore de Vérone en mars 2010. Edwige Fenech n'est pas réputée pour être très bavarde, mais cette fois elle évoque avec une belle spontanéité et une richesse de détails toute sa carrière, de son enfance niçoise à ses débuts dans Toutes folles de lui (1967) de Norbert Carbonnaux âgée de 14 ans, de son travail d'actrice avec le rapport à la nudité à sa carrière de productrice qui l'a vue travailler avec Al Pacino pour The merchant of Venice (2004) de Michael Radford.

Edwige chat.jpg

On y apprend un tas de choses, à savoir que Sergio Martino a réalisé des scènes complémentaires pour I peccatti di madame Bovary (Les folles nuits de la Bovary – 1969) de Hans Schott-Schöbinger et que c'est à cette occasion qu'elle est repartie en Italie pour y faire la carrière que l'on sait. Martino semble s'être délecté de lui faire jouer des choses physiquement difficiles mais elle semble conserver un très bon souvenir de cette période giallo. Elle évoque son respect absolu pour Henry Fonda croisé sur un film d'Umberto Lenzi (!), son émotion à l'idée de jouer avec Monica Vitti, son admiration pour des réalisateurs prestigieux comme Mario Bava, Lucio Fulci (qui s'est montré, contrairement à sa réputation, très gentil avec elle), Dino Risi, Steno et Pasquale Festa Campanile (elle apprécie particulièrement Il ladrone (Le larron) tourné en 1980), ses relations de travail avec Sergio Martino, Giuliano Carnimeo et ses partenaires masculins comme féminins qui semblent tous lui avoir laissé de bons souvenirs.

Elle nous révèle qu'elle n'aimait guère les titres à rallonge pour lesquels elle bataillait avec Luciano Martino, qui fut son compagnon, frère de l'autre et producteur. Elle n'allait même pas voir ses premières comédies polissonnes façon Quel gran pezzo della Ubalda tutta nuda e tutta calda (1972). Mais rien de rien, elle ne regrette rien. Parmi les titres qu'elle estime, et sur lesquels il faudra que je me penche, : La patata bollente (1980) de Steno et Anna, quel particolare piacere (1973) de Carnimeo. Elle évoque aussi avec beaucoup d'humour sa rencontre avec Quentin Tarantino, lors d'un festival de Venise, qui la fera jouer dans Hostel 2 (2004) d'Eli Roth, du repas qu'ils ont passé ensemble avec Tarantino la bombardant de questions sur ses gialli, et elle surprise que l'on s'en souvienne encore avec tant de passion et de précision. Et puis elle a refusé une offre pour tourner, en Amérique, avec Clint Eastwood. Quelle femme !

Photographie DR source Almost Famous cats

14/12/2011

La chambre close

Tout à coup, un inconnu vous offre des fleurs ! Comme nous sommes dans un giallo, il y a un petit mot quelque peu étrange avec : « ...ma il tuo vizio è una stanza chiusa dal di dentro e solo io ne ho la chiave » (Ton vice est une pièce close de l'intérieur dont moi seul ai la clef). Terrifiée, madame Wardh, car c'est elle, laisse tomber les roses en reconnaissant le style de son ancien et brutal amant. Sergio Martino, le réalisateur, conserve la belle phrase pour en faire le titre d'un nouvel opus signé en 1972. A vrai dire, il avait fauché la phrase à Lucio Fulci et son scénariste de Una lucertola con la pelle di donna(1971), Roberto Gianviti, en croyant que c'était du Edgar Allan Poe. Ou bien, ce sont eux qui lui ont fait croire. L'histoire n'est pas claire mais elle est jolie. Le nouveau film reprend la belle équipe ayant œuvré sur tout ou partie des trois précédents gialli de Martino, à savoir le producteur Luciano Martino, son frère, le scénariste Ernesto Gastaldi, le directeur de la photographie Giancarlo Ferrando et le musicien Bruno Nicolai qui nous offre une superbe partition avec violons romantiques et clavecin. Une équipe au service d'un quatuor rompu aux jeux tordus du genre : l'excellent Luigi Pistilli, rugueux comme du papier de verre (Vu chez Leone, Corbucci, Sollima, Rosi ou Bava), le toujours inquiétant Ivan Rassimov, la délicatement émaciée Anita Strindberg qui avait déjà beaucoup souffert dans le film de Fulci, et l'indispensable Edwige Fenech, Edwige sans qui les choses ne seraient pas tout à fait ce qu'elles sont.

sergio martino,edwige fenech

Le film commence par une nouvelle manifestation de l'antipathie profonde éprouvée par Sergio Martino envers les hippies. Dans une grande et belle demeure comme nous aimerions tous en avoir, Oliviero Rouvigny (Pistilli) est un écrivain qui n'écrit plus. Il vit dans le souvenir de sa mère, dans l'alcool et le mépris pour sa femme Irina (Strindberg). Un mépris qui prend la forme d'une relation sado-masochiste à base de jeux cruels et de provocation, le tout livré en spectacle à une bande de jeunes libérés et mollassons que l'écrivain invite à des fêtes arrosées et tristes où la jeune Dalila Di Lazzaro danse nue sur une table. Martino se délecte à les montrer comme une masse amorphe, entonnant un gospel mal synchronisé quand Oliviero tripote sa domestique noire (la belle Angela La Vorgna) pour agacer sa femme. La scène est ridicule. Heureusement Martino, sans doute soulagé, laisse tomber les jeunes libérés et Pistilli ne les recevra plus en sa demeure. Il tuo vizio è una stanza chiusa e solo io ne ho la chiave emprunte alors une voie originale, partagé entre giallo classique (meurtres de jeunes femmes à l'arme blanche, tueur vêtu de noir, Oliviero suspect numéro 1) et un huis-clos tendu puisant chez Robert Aldrich, H.G. Clouzot et Alfred Hitchcock, le tout agrémenté d'A. E. Poe à travers le chat Satana, noir bien sûr, joli matou ayant appartenu à maman et participant activement à terroriser la pauvre Irina.

La piste giallesque pourra paraître décevante, mais l'option thriller psychologique avec soupçon de fantastique donne une originalité certaine au film. Le couple tordu est vite rejoint par une jeune cousine, Floriana, minijupe rouge et coquin béret de côté, regard déluré, incarnée comme il se doit par Edwige Fenech portant le cheveu court façon Louise Brooks. Elle est une nouvelle fois à tomber et Pistilli dans un plan émouvant a les gestes de l'adorateur rendant grâce à ses seins. C'est bien le moins. Floriana lui permet aussi d'élargir son registre car Fenech joue cette fois une parfaite garce, calculatrice et assurée, à l'opposé complet de ses compositions précédentes pour le réalisateur.

sergio martino,edwige fenech

Sergio Martino et son impeccable trio (rejoint vers la fin par Rassimov dont le rôle est peu développé) s'amusent à brouiller les pistes et les sentiments. Le réalisateur organise sa mise en scène sur les oppositions : le côté physique de Pistilli contre la fragilité de Strindberg, la force de l'homme contre la puissance de séduction de Floriana, les accès de désespoir d'Irina contre l'assurance de Floriana. Les deux actrices sont particulièrement bien choisies. Strindberg avec son visage légèrement osseux, un peu à la façon de Faye Dunaway, son corps délié et en longueur, comme ses mains et ses cheveux souvent décoiffés, ses gestes brusques, contraste avec Fenech, toute en rondeurs et en souplesse, l'arrondi de sa coiffure renforçant celui de son visage, ses formes pleines et ses gestes mesurés, voire sa façon d'attendre avec simplicité les évènements. On regrettera juste un personnage de pilote de moto-cross qui nous vaut une insipide scène de course. Mais c'est négligeable face à l'étude des relations du trio, chatoyant de toutes les couleurs du vice. Mensonges, manipulations, violence psychologique et physique, voyeurisme, la caméra mobile épouse les à-coups des esprits.

Dans une scène admirablement découpée, Irina découvre ses colombes égorgées par le chat dans leur volière et se voit terrorisée par un Oliviero que l'on a pas vu venir. Montage habile, jeu sur le son, sur le hors champ, utilisation du motif des grilles pour traduire l'enferment psychologique du personnage, Martino passe d'un point de vue à l'autre, laisse planer le doute le temps d'un regard de son héros, traque la folie naissante dans les yeux de Strindberg comme il s'émerveille de la sensualité de celui de Fenech (Elle a une sacrée façon de regarder Pistilli). Le final qui accumule les rebondissements, perd un peu de sa force pour qui connait la nouvelle de Poe. Mais plus qu'avec le chat, dont les gros plans à l'œil sanglant sont un peu lassant, Martino fait d'une petite vieille bien italienne la figure savoureuse du destin inéluctable. Je noterais pour finir les bien troublantes similitudes entre ce film de 1972 avec Shining, le roman de Stephen King (1977) comme le film de Stanley Kubrick (1980). Un écrivain qui n'arrive plus à écrire dans une grande demeure hantée par des fantômes (La mère, le chat), qui terrorise sa frêle épouse et qui finalement, page après page, tape la même phrase à l'infini. Étonnant non ?

sergio martino,edwige fenech

Le DVD

Photographies : capture DVD Aegida

L'abordage de Mariaque

Sur Le-Giallo

12/12/2011

Edwige et ses fans

La belle Edwige a ses admirateurs et leur inspire encore de bien belles choses. A l'ère des blogs et des sites et des facebouque, il est à la fois étonnant et réjouissant de tomber sur un nouveau fanzine, en papier, amoureusement composé et édité par un véritable passionné. Stéphane Erbisti, co-créateur et rédacteur du site Horreur.com. Lance ainsi Toutes les couleurs du Bis, un format A5 broché à couverture cartonnée et tout en couleur qui met en couverture une superbe Edwige Fenech dans Perché quelle strane gocce di sangue sul corpo di Jennifer ? Très joli giallo signé Giuliano Carniméo en 1972. Le numéro est intégralement dédié à la déesse du bis, proposant outre de bien jolies photographies, une courte biographie et une approche film à film d'une quarantaine de titres de l'abondante filmographie de l'actrice. Ce n'est pas tout à fait l'approche « Théorie des acteurs » chère à Luc Moullet, mais c'est riche, précis, subjectif et surtout cela donne envie de voir les films, même ceux qui inspirent moyen. Le bel opuscule est édité par Sin'art, on peut le trouver du côté de Movies 2000 et Gotham (à Paris), au Kiosque de la liberté ( à Toulon) , au Ciel Rouge (à Dijon) et enfin à Ciné Folie (à Cannes, c'est que je suis passé à l'acte). 

edwige fenech

Et maintenant un petit cadeau. En 1970, la jeune actrice donnait un entretien à Luigi Cozzi qui n'avait pas encore réalisé Starcrash (il n'était pas encore vraiment un réalisateur) pour la revue Cinéma X. La belle y raconte son début de carrière, sa timidité à se dévêtir devant la caméra et ses partenaires, y fait preuve d'un lucidité certaine quand aux films qu'elle a déjà fait. A propos de sa version de Madame Bovary : « Je réalise que ce n'est pas un bon film. Mais je sais aussi que le rôle m'a beaucoup aidé, m'a fait découvrir par le public en exploitant ce que j'avais à offrir physiquement. L'un dans l'autre, je lui dois beaucoup de mon succès actuel. » . Elle y révèle aussi ses goût pour des films comme Soldier blue (Ralph Nelson), They shoot horses, dont they ? (Sydney Pollack ) ou Cromwell (Ken Hughes).

A lire en anglais ici

11/12/2011

La Bovary, c'est elle

Après avoir jouée les sauvageonnes dans Samoa, regina della giungla (Samoa, fille sauvage – 1968) de Guido Malatesta, et juste avant de passer sous la caméra de Mario Bava pour Cinque bambole per la luna d'agosto (L'Ile de l'épouvante - 1970), Edwige Fenech s'est glissée dans les superbes toilettes XIXe siècle de l'héroïne de Gustave Flaubert pour une intéressante co-production italo germanique : I peccati di madame Bovary / Die Nackte Bovary (Les folles nuits de la Bovary). Le film est réalisé en 1969 par Hans Schott-Schöbinger qui signe là sa dernière réalisation, sous le pseudonyme de John Scott. Il était certainement l'homme de la situation puisque sa filmographie des années 60 est dominée par des productions à l'érotisme gentillet. Dans la continuité, c'est cette dimension érotique du roman de Flaubert que met en avant un pur film d'exploitation. Mais il serait dommage de le négliger, tant pour ses qualités propres que pour la première prestation d'envergure de la belle Edwige.

edwige fenech,hans schott-schöbinger

A l'époque, la plus italienne des françaises a 22 ans et ce qui frappe dans ce film, c'est la façon dont elle se donne avec une passion un peu naïve, parfois maladroite, dans son rôle. Ses admirateurs qui l'ont aimée dans les gialli signés Sergio Martino comme ceux qui l'apprécient dans les plus intéressantes de ses comédies savent qu'elle est capable d'un jeu naturel, précis et nuancé si nécessaire, et que son incroyable charme transcende ses propres limites comme la médiocrité qui l'entoure trop souvent. Ici, l'écrin est à la mesure, si j'ose ainsi l'exprimer, de la perle. Le film est en (Chromo)Scope et Technicolor chatoyant, aux couleurs riches et sensuelles mettant en valeur les verts de la campagne, les atmosphères nocturnes qui soulignent non sans élégance les courbes de notre héroïne, et les multiples toilettes qui font leur effet même si nous ne sommes pas non plus dans le bal final d'un film de Luchino Visconti.

Le scénario reprend les grandes lignes du roman avec une certaine attention à l'atmosphère provinciale et aux détails du métier de médecin. Il se permet malgré tout une fin qui trahi le roman dans les grandes largeurs et que l'on pardonnera si l'on veut bien la prendre comme un hymne à la jeunesse et la beauté. Plusieurs beaux mâles entourent Edwige Fenech avec des fortunes diverses. Je retiendrais pour ma part Franco Ressel qui finissait bien mal dans Il mercenario (Le mercenaire – 1970) de Sergio Corbucci, jouant ici le rôle du visqueux Lheureux, et Peter Carsten qui se battait à coup de tronçonneuse avec Rod Taylor dans The Dark of the Sun (Le dernier train du Katanga– 1968) de Jack Cardiff, personnifiant Rudolph Boulanger. La musique signée Hans Hammerschmidt est conforme à ce que l'on peut attendre (violons romantiques, piano) mais elle le fait bien, comme la mise en scène de Hans Schott-Schöbinger qui ne fait pas réellement preuve d'originalité mais possède une élégance bien de son époque liée au cadre large, aux mouvements posés, maîtrisés pour souligner l'action sans jamais venir faire les malins, à quelques zooms faciles près. La qualité essentielle du réalisateur est d'avoir su se concentrer sur le point de vue de madame Bovary ce dont je lui suis gré. Il utilise une voix off pour pénétrer les pensées de l'héroïne, mais réussit mieux quelques séquences où la nature et une caméra plus mobile illustrent ses états d'esprits lors de moments critiques (la scène du pont en particulier).

edwige fenech,hans schott-schöbinger

Edwige Fenech s'empare avec vitalité de la richesse de son personnage et Edwige entre en résonance avec Emma. Levez vous vite, orages désirés ! La jeune actrice encore débutante, aspirant peut être à de grands rôles pleins de tragédie et de passion, s'identifie à la jeune bourgeoise mal mariée et rêvant d'absolu. Et comme Emma Bovary se donne sans retenue à des hommes qui ne méritent pas une si belle âme, Edwige Fenech illumine cette production trop retenue, court au petit matin entre les arbres en déshabillé translucide, tour à tour éperdue et espiègle, défaillante à l'annonce de la mort de son amant, frémissante face au désir comme à la trahison, faisant volter sa longue chevelure brune, décoiffée tour à tour par la passion puis le désespoir. Elle se révèle ainsi une Bovary tout aussi remarquable que celles jouées par Isabelle Huppert, Valentine Tessier ou Jenifer Jones, pas tant parce qu'elle joue Emma, mais parce qu'elle l'est.

Photographies : Captures DVD One 7 movies

05/12/2011

Fantômes de l'opéra

 Le fantôme de l'opéra, roman de Gaston Leroux est à mi-chemin entre le policier et le fantastique, comme souvent chez cet auteur. Paru en 1910, il possède une matière romanesque dense, évocatrice d'images belles et terrifiantes, une puissante poésie de l'étrange. Dans les sous-sols de l'Opéra Garnier vit Érik, musicien génial et défiguré. Il se prend de passion pour la jeune chanteuse Christine Daaé, lui enseigne le chant et la protège. Quand la jeune femme s'éprend de Raoul de Chagny, le fantôme devient fou de jalousie et se transforme en redoutable tueur. Cette trame à la fois forte et simple, forte parce que simple, a inspiré quelques cinéastes de haut calibre tandis que le superbe personnage du fantôme donnait lieu à quelques interprétations puissantes. On se souviendra selon ses goûts, du masque grimaçant et grotesque de Lon Chaney pour Rupert Julian (version 1925), de l'élégance de Claude Rains chez Arthur Lubin (version 1943), du pathétique William Finlay en Winslow Leach pour la version rock de Brian De Palma en 1974, version qui creuse le fond du roman en lui greffant le mythe de Faust. Il y en eu d'autres, plus ou moins réussies, et puis celles de deux grand maîtres de l'horreur : l'anglais Terence Fisher en 1962 et l'italien Dario Argento en 1998.

dario argento,terence fisher

Fisher met en scène sa vision à la suite de ses relectures du Docteur Jekyll et du loup-garou. Son film bénéficie des talents conjugués de l'équipe Hammer pour ce qui est à l'époque son plus gros budget. Riches décors de Bernard Robinson, photographie léchée de Arthur Grant, musique de Edwin Astley (avec chœurs) et maquillage de Roy Ashton, un masque à la fois simple et terrifiant qui fixe l'attention sur l'œil unique du fantôme. Ce concept du masque, un visage vide, effacé, est une brillante illustration de l'idée que le fantôme, dépouillé de son œuvre, s'est vu voler son essence même. Comme dans ses plus belles réussites, Fisher nous plonge immédiatement dans l'action par la description des multiples sabotages dont le fantôme se rend coupable pour empêcher la représentation de l'opéra Joan of Arc de Lord d'Arcy (joué par l'excellent Michael Gough). Une ouverture menée à un rythme soutenu qui culmine par l'éviction de la cantatrice et le meurtre impressionnant d'un technicien lors de la première. Contrairement à d'autres versions, Christine n'entre en scène qu'après le départ de la cantatrice vedette et le fantôme, subjugué, décide de l'aider à interpréter au mieux sa musique. La triste histoire du héros est racontée vers la fin du film, en flashback. Lors d'une scène émouvante et intelligente dans l'esprit du roman, il obtient le soutient implicite du directeur artistique comme de la jeune chanteuse pour laquelle il saura se sacrifier.

Le film, élégant, déploie les splendeurs du Technicolor d'époque, les teintes chaudes et le jeu sur le rouge qu'affectionne Fisher. Les mouvements sont amples et maîtrisés, avec de brusques accélérations lors des scènes d'action peu nombreuses mais efficaces. La distribution masculine est solide. Edward de Souza est un Harry (l'équivalent de Raoul de Chagny dans le roman) très anglais, crédible dans la romance comme dans l'action. Michael Gough est ignoble à souhait en compositeur arrogant et Herbert Lom joue habilement de sa voix de basse pour incarner un fantôme sobre, un peu limité par son masque. Comme dans toute bonne production Hammer, le film est riche de personnage secondaires savoureux comme ce trio de vieilles pochardes faisant les poubelles de l'opéra, le chasseur de rats, le cocher transit de froid ou ce personnage de bossu frankensteinien qui sert le fantôme. Ils sont joués par la troupe du studio : Thorley Walters, Milles Malleson, John Harvey... que l'amateur a toujours plaisir à retrouver.

La principale faiblesse de cette version tient à son héroïne. Si Heather Sears est relativement crédible en vierge victorienne, elle manque totalement d'érotisme voire de la plus élémentaire sensualité, ce qui étonne de la part de Fisher comme chez la Hammer dont le goût pour les jeunes actrices piquantes est une véritable marque de fabrique. Autre choix contestable, la transposition en Angleterre amène Fisher et le scénariste John Elder (pseudonyme de Anthony Hinds) à substituer à un véritable opéra une version de Joan of Arc façon comédie musicale dont les qualités propres sont très loin, disons, du travail de Paul Williams pour De Palma. Du coup, miss Sears ne peut compenser son manque de charisme par son chant et cela compromet quelque peut la crédibilité de la passion du fantôme. On comprend mieux en revanche qu'il la rudoie pour lui apprendre à chanter.

dario argento,terence fisher

Chacun pensera ce qu'il veut du film, mais Asia Argento ne souffre pas sous la caméra de son père des limites de Heather Sears. Fougueuse, frémissante, sublimée dans de splendides robes chatoyantes, elle a certes une drôle de façon de mimer le chant, mais dieu qu'elle est belle. Cette version est tenue par beaucoup comme une catastrophe dans la carrière chaotique de Dario Argento. J'ai pu lire ici et là des critiques particulièrement dures. Ce n'est pas que je tienne absolument à faire le malin, mais cela me semble assez injuste, à la mesure des rumeurs d'auto-promotion qui annonçaient le chef d'œuvre du maestro avec ce film. De chef d'œuvre point, quelques défauts sans doute : les visions ridicules et incrustées du fantôme sur les toits de l'opéra (quoique Asia en tenue arachnéenne, cela se discute), la faiblesse de la direction d'acteurs, particulièrement des hommes, la machine à dératiser qui renvoie au mur du Caligula de Tinto Brass. D'accord. Mais pourquoi diable reprocher à l'Argento de 1998 ce qui était déjà présent dans les années 70 ? Le goût très italien du grotesque, les scénarios décousus, le manque d'intérêt pour le jeu, l'alliance de naïveté et de roublardise, ont toujours été présents chez lui.

Son fantôme a de sérieux atouts. La travail sur la photographie de Ronnie Taylor, inspiré à Argento par une exposition consacrée au peintre Georges de La Tour, donne au film des plans superbes comme celui du jeune couple dans la chambre sous les toits (avec référence à la Commune de Paris !), Asia éclairée à la bougie, les ambiances d'opéra, les dédales humides des sous sols avec la rivière souterraine autrement plus impressionnante que chez Fisher, le rendu des étoffes et des matières nobles. La composition inspirée d'Ennio Morricone, peut être l'une de ses plus belles de ces vingt dernières années, se marie parfaitement à l'emploi d'airs classiques et si Asia bouge bizarrement les lèvres, les qualités de chanteuse de Christine Daaé sont crédibles. L'adaptation de Gérard Brach et Argento multiplie les partit pris forts, comme de faire du fantôme non plus un musicien défiguré et trahi, mais un bel homme à visage découvert, sorte de Tarzan des égouts élevé par les rats. Et pourquoi non ? Ses pouvoirs hypnotiques qui lui permettent entre autres d'envoûter Christine, renforcent le côté fantastique et la dimension romantique de l'œuvre, ramenant l'horreur à l'arrière-plan. A l'instar de La Sindroma di Stendhal (Le syndrôme de Stendhal – 1996), le film poursuit la réflexion d'Argento sur l'art et ses liens directs, physiques avec la vie. Le maestro se laisse aller de nouveau à sa fascination trouble pour sa fille, explorant des choses que l'on devine très intimes, sans toutefois démêler comme d'habitude ce qui relève de la sincérité et ce qui relève d'un calcul. Sa position schizophrénique entre préoccupations artistiques, intellectuelles, et son désir de plaire, d'épater, expliquent peut être sa façon de faire baisser la tension par le recours à un humour grotesque, latin et pas toujours très fin (Le personnage de la cantatrice fellinienne, le dératisateur et son aide nain). Toujours est-il que le film me semble sous-évalué et tient son rang à la suite de ses glorieux prédécesseurs. Je note avec un sourire narquois qu'il aura fallu attendre cette version pour que l'on s'interroge sur quelques détails pratiques du genre : comment le fantôme s'y est-il pris pour aménager son repaire et installer un grand orgue dans les étroits sous sols ? Magie du cinéma.

Photographies : © Hammer films et Tout le Ciné.

Version Fisher sur Devildead et sur Children of the night

04/12/2011

Asia

fantome-de-l-opera-98 asia.jpg

Il fantasma dell'opera (1998) de Dario Argento. Photographie DR source Toutleciné.com

03/12/2011

L'habit fait le moine (Il cappotto)

Mon ultime chronique pour le site Kinok.

C'est une très belle restauration, effectuée par le musée du cinéma de Turin et que nous proposent les éditions Carlotta, qui permet de découvrir un classique du cinéma italien : Il cappotto (Le manteau), réalisé en 1952 par Alberto Lattuada. Adaptation libre et brillante d'une nouvelle de Nicolas Gogol par Lattuada, Luigi Malerba et Cesare Zavattini, le film remet en lumière un cinéaste formidable et un peu oublié dont on se souvient surtout pour avoir accompagné les premiers pas de Federico Fellini avec Luci del varietà (Les feux du music-hall) en 1950. Il cappotto fait brillamment se percuter l'humour russe de son matériau d'origine avec la lutte des classes revue par Kafka sous un froid glacial, et ce qui n'est pas encore tout à fait la comédie italienne, mais qui n'est déjà plus tout à fait le néo-réalisme, soit la misère de l'après-guerre, la riche galerie de portraits et les trous dans le manteau. Pour faire bonne mesure et souligner la profonde originalité du film, il faut mentionner sa dimension fantastique, particulièrement dans le final et sensible dans la façon de filmer les scènes de nuit envahies de longues ombres et de brumes du plus bel effet. Et puis ce pont, entre deux rives quasi invisibles, entre deux mondes inconnus et inquiétants où, véritablement, les fantômes viennent à la rencontre des personnages. Fantômes ou destin , c'est tout comme. Je rattacherais volontiers ce fantastique à celui du Franck Capra de It's a wonderful life (La vie est belle – 1946), (La neige, le pont), et celui du succès contemporain de Miracolo a Milano (Miracle à Milan de Vittorio De Sica).

alberto lattuada

Au-delà, ou plutôt avant cette dimension fantastique, le trait marquant de Il cappotto, c'est son ironie. Tout est dit dans les deux premiers plans. Un texte explicatif du genre « tout événement réel ne serait que coïncidence fortuite, etc. » laisse place à un plan large, plongée qui écrase l'employé municipal De Carmine, misérable héros joué par l'extraordinaire, vraiment, Renato Rascel, marchant hâtivement sous une galerie typiquement italienne, serrant contre lui son manteau miteux, troué, incapable de le protéger d'un froid que l'on imagine perçant. Ce plan et ceux qui suivent, traversée de la ville aux tons gris, désolés, glacialement hostiles, tentative touchante de se réchauffer les mains à l'haleine d'un cheval, contredit absolument le texte. Tout ce que nous voyons est absolument réaliste, vrai, et parle à l'italien de 1952 de son pays encore meurtri par la guerre, le fascisme et les nouvelles règles. Et au spectateurs de tous les temps et de tous les lieux, cela évoque :

Les flagellations et les dédains du monde,
l’injure de l’oppresseur, l’humiliation de la pauvreté,
les angoisses de l’amour méprisé, les lenteurs de la loi,
l’insolence du pouvoir, et les rebuffades
que le mérite résigné reçoit d’hommes indignes

Le manteau du titre va symboliser tout cela. Deux manteaux en fait. Celui du début, la presque loque que De Carmine ménage autant que possible, le posant précautionneusement sur la patère devant son bureau avant que ses collègues ne manifestent leur mépris à son égard en le déplaçant et le trouant un peu plus. Chez Lattuada, comme chez Gogol, l'habit fait le moine et vampirise littéralement son possesseur. Le premiers manteau est signe de solitude, de misère, morale, sociale et sexuelle. Ne protégeant pas il ne remplit pas sa fonction et maintient, en bon signe extérieur, la soumission de l'employé. Le second manteau, riche et lourd et chaud, sera symbole de puissance. Une puissance que De Carmine, surpris même s'il le pressentait, va se décider à utiliser. Le pouvoir donne des responsabilités et De Carmine, comme Peter Parker enfilant le costume de l'Homme Araignée pour devenir Spiderman, ou n'importe quel super héros, le découvre avec un mélange d'excitation (il est fébrile) et de peur. Ici, cette puissance a un prix, morale de la fable, et De Carmine possédé est mis hors de lui. Il s'extériorise avec ivresse osant prendre la défense de faibles, osant entraîner une dame du monde, lors d'une scène superbe et cruelle, dans une danse endiablée. Mais le pouvoir du manteau rend dépendant et à un point tel que sa perte amène le scribouillard à la folie, au désespoir et à la mort.

Tout ceci est rendu avec une grande virtuosité classique par Alberto Lattuada qui orchestre les ballets de manteau avec précision et élégance, qui dénonce par de simples et fortes équivalences visuelles l'absurdité et la cruauté des hiérarchie, la bêtise toute nue du pouvoir. Le film est d'un grand mouvement, mouvement des désirs qui poussent les hommes, et d'une coloration sombre, superbe photographie en noir et blanc aux accents expressionnistes, fantastiques nous l'avons dit, signée Mario Montuori qui photographiera quinze ans plus tard l'incendie gothique final de Il pistolero dell'Ave Maria de Ferdinando Baldi.

Impossible d'évoquer Il cappotto sans mentionner son acteur principal, Renato Rascel. On cite facilement la grande figure de Charlie Chaplin à propos de sa composition de Carmine De Carmine. Cela me semble assez juste dans la technique, le jeu corporel, la caractérisation sociale du personnage à travers ses gestes, ses hésitations, sa timidité, la façon dont se voit sur son corps et son visage la pesanteur de la pression sociale. C'est un peu moins vrai au niveau du caractère, car Charlot est un révolté qui se bat et flanque son pied au cul du patron ou du bourgeois assez facilement. Vagabond il ne laisse jamais le temps à l'oppression de se faire trop forte et amputer ses capacités à réagir. De Carmine, lui, porte toute la misère su monde sur ses épaules et il lui faut l'aide du manteau et de l'alcool combinés pour prendre fait et cause des pauvres solliciteurs. Il n'est pas si solide. Autour de Rascel, on trouve, outre la belle Yvonne Samson, une belle collection de visages all'italiana, visages inoubliables d'humanité sur lesquels passent toutes les couleurs de la condition humaine : espoir, mépris, désir, arrogance, veulerie, avidité, bonheur fugace, et à la toute fin, sur celui du petit employé passé de l'autre côté du pont, un étrange apaisement.

Photographie : capture DVD Carlotta

14/11/2011

Tintin

 Alors, Tintin, alors ? Alors, oui, le Tintin de Steven Spielberg oui ! Ce n'est pas la première fois que je me fais la réflexion mais j'ai toujours eu tort de sous-estimer les capacités du cinéaste quand il s'engage dans un projet casse-gueule. J'étais plein de réticences : la 3D, la technique de motion capture, le souvenir d'un film pour rien avec le quatrième volet des aventures du Docteur Jones et mon regret de voir repoussé le projet sur Abraham Lincoln. Réticences balayées le temps d'un générique brillant et d'une idée aussi émouvante que géniale : dans la première minute, le Tintin de Spielberg motion-capturé se fait tirer le portrait par un dessinateur des rues bruxelloises qui a le visage de Hergé et trace le visage bande-dessiné universellement connu. Passage d'un art à l'autre, d'une technique à l'autre, de Hergé à Spielberg, de l'Europe à l'Amérique, belle idée de transmission qui définit à la fois d'où vient le film et où il entend aller. The adventures of Tintin peut commencer, puisant à la fois dans trois albums : Le secret de la Licorne, Le trésor de Rackam Le Rouge et Le crabe aux pinces d'or, mais aussi dans l'œuvre du cinéaste. De fait, le Tintin de Spielberg m'apparaît comme le véritable quatrième épisode des aventures de son archéologue aventurier, façon de boucler la boucle tant on a dit et écrit tout ce que ce personnage devait au reporter du Petit Vingtième. Ce qui est une façon particulière de voir les choses puisque Indiana Jones vient d'abord de cinquante ans de serials et de films d'aventure hollywoodiens, qui eux-mêmes ont pu nourrir l'imaginaire de Georges Rémi. Rien ne se perd, rien ne se crée, et toutes ces sortes de choses. Mais plus encore, The adventures of Tintin est une exploration de l'univers de Hergé à travers les formes du cinéma de Spielberg, une œuvre forcément hybride donc, qui justifie par là sa technique entre prises de vues réelles et animation, et qui permet au cinéaste de s'approprier le matériau du dessinateur tout en lui rendant hommage, de le trahir en lui restant fidèle.

 Cette exploration menée sur un mode ludique et à un rythme soutenu passe par de nombreux renvois : Les marins du chevalier de Hadoque sont noyés comme les esclaves de l'Amistad, un requin est pendu dans le dortoir des marins du Karaboudjan et la houppette de Tintin fend les flots comme un aileron. La progression de Milou sous les vaches est semblable à celle des raptors dans la prairie herbeuse, la vitrine de la Licorne se fend comme le pare-brise sous les doigts du personnage joué par Julianne Moore. Cela fonctionne parfois sur le mode du gag mais plus souvent sur la figure de style, sur une mise en scène qui montre combien elle se sent à l'aise avec cet univers. L'hommage, la fidélité au travail de Hergé passe par l'aisance de Steven Spielberg à s'emparer du matériau de la bande dessinée, avec une gourmandise palpable dans le rythme, l'humour et le jeu de miroir constant (Figure abondamment utilisée dans le film) entre les cases de l'un et les plans de l'autre. Cette aisance permet aussi de prendre d'autres pistes quand Spielberg, non seulement mixe plusieurs albums pour une aventure, mais encore greffe les figures de son cinéma de pur divertissement sur le récit canonique. Indiana Jones viendrait de Tintin ? Il y retourne avec plusieurs scènes d'action spectaculaires, poursuite à moto, combats des grues portuaires, séquence aérienne. Des scènes un peu trop dans l'esprit de démesure actuelle, mais qui ne doivent pas faire oublier que les aventures dessinées de Tintin ont multiplié les poursuites, les catastrophes, les accidents. Fondamentalement, The adventures of Tintin est éminemment spielberguien et l'admirateur transi retrouvera avec une jouissance certaine tel rapide travelling avant sur un visage, telle intrusion d'un avant plan dans le champ large, telle ouverture de l'espace qui sont sa signature comme la ligne claire chez le dessinateur belge.

 On peut négliger la 3D qui n'apporte (toujours) rien. Spielberg a toujours beaucoup joué sur la profondeur de champ, on oublie donc très vite le « truc », à deux ou trois effets très années 50 près (La canne que Sakarine nous agite sous le nez par exemple). La motion capture est assez étonnante, alternant des visages quasiment « réels » comme celui de Sakarine, avec le surgissement sur l'écran de figures étrangement proches de leur modèles dessinés. C'est cas de plusieurs personnages secondaires (La concierge Mme Pinson, le cleptomane Aristide Filoselle et surtout Nestor) qui semblent littéralement sortir des cases originales. Pour les protagonistes principaux, nous sommes à cheval entre la stylisation de Hergé et une volonté réaliste (détail des dents, des systèmes pileux, brillant des yeux, sueur...) qui fait un étrange effet et dont on pourra comprendre qu'elle rebute certains. Mais l'arrière-plan, les décors et accessoires sont remarquables, substituant franchement au dépouillement de Hergé, un foisonnement de détails et de textures qui évoque une plongée dans les univers de Franquin ou de Maurice Tilleux (ah, les voitures européennes des années 50 et les meubles !).

 Plus subtilement, Spielberg recherche aussi au sein de son spectacle une connivence plus intime avec Hergé. Une proximité intellectuelle et sensible. Il met en avant Haddock, et avec Le crabe au pinces d'or, l'épisode capital de la rencontre entre le marin et le jeune journaliste. En mettant en avant le capitaine haut en couleurs, hanté par les démons de l'alcool et à la recherche de la mémoire de ses ancêtres, Spielberg revient sur sa vieille obsession de la quête du père absent et ses peurs de l'autodestruction, de l'échec qui hante tant de ses héros. Il double (miroir, miroir) cette quête par celle, identique, qui motive le vilain de l'histoire, Sakarine, personnage très secondaire de l'album. Par contraste, Tintin, personnage lisse, sans famille (son père, c'est son créateur) ni sexualité, reçoit le rôle classique chez le réalisateur du maître des signes qui sera capable de remettre de l'ordre dans le chaos du monde. Tintin s'insère sans peine à la suite de Roy Neary, Indiana Jones, Oscar Schindler, ou le caporal Upham. Il analyse, agit, communique, apprend, maîtrise (plus ou moins bien) les situations et les techniques (l'avion, la télégraphie). Comme Rouletabille, autre figure ronde et juvénile, il sait s'appuyer sur le bon bout de sa raison. Et j'imagine que cette double figure : Haddock – Tintin a nourrit la passion et la persévérance de Steven Spielberg sur ce projet. C'est cette proximité intuitive avec Hergé l'homme comme l'œuvre, qui a développé l'obstination président à la réussite du film. Un cas de figure proche de la relation nouée avec Stankley Kubrick sur A.I. (2000). Et les réserves que l'on sait chez ceux qui récusent cette proximité.

 Finalement, les questions que posent The adventures of Tintin sont d'ordre plus générales et dépassent le film et le plaisir réel qu'il peut procurer. Elles concernent l'évolution des techniques, du cinéma lui-même et la place de la création. Où va t'il ? A quoi resemble t'il ? Qu'est-ce que ça veut encore dire, faire du cinéma ? Ici en particulier le jeu d'acteurs, leur relation avec le metteur en scène, au cœur d'un tel dispositif semble se dissoudre. C'est ce qui continue de me laisser perplexe. Comment imaginer filmer Edwige Fenech dans un costume à lampions pour la pixelliser ?

Edouard sur Nightswimming

Buster sur Balloonatic

04/11/2011

Quatre films de Youssef Chahine

- Je suis, mon cher ami, très heureux de te voir.

- C'est un alexandrin !

(René Goscinny)

Disparu en juillet 2008, Youssef Chahine qui prisait volontiers le surnom de « Jo », est un cinéaste majeur, africain, égyptien, arabe, d'Alexandrie encore et toujours où il était né en janvier 1926, cosmopolite et voyageur dans l'esprit de cette ville ouverte sur le monde. Chahine, cinéaste fougueux, engagé et lyrique, généreux et sensuel, nationaliste et pourfendeur de tous les fanatismes, brossant dans sa carrière riche de plus de quarante films sa riche culture plusieurs fois millénaire, sa passion pour les formes musicales et les formes féminines, sa capacité d'ouverture aux grands courants cinématographiques du XXe siècle, du néo-réalisme italien au cinéma soviétique en passant par les nouvelles vagues et, surtout, le grand cinéma classique américain qu'il admirait. Un foisonnement parfois menacé par la confusion mais qui a trouvé généralement son point d'équilibre par une maitrise confondante du langage cinématographique (Dieu que c'est beau) et dans la rigueur d'une pensée qui, sans jamais renoncer à un humanisme fondamental, su rester en mouvement et épouser l'histoire vivante de son pays (Dieu que c'est intelligent). Le cinéma de Chahine fait corps avec l'Égypte, son peuple avec ses contradictions, ses élans et ses remises en cause. Nationalisme, ai-je écris plus haut, oui de celui qui lie un artiste et une nation avec ce qu'il faut d'amour et de lucidité, de celui qui lie, au hasard, John Ford et les États Unis.

youssef chahine

Le coffret proposé par Pyramide Vidéo propose quatre films, du fameux Bab el-Hadid  (Gare centrale – 1958) au musical Awdet el ebn el dal (Le Retour de l'enfant prodigue - 1976) en passant par le grandiose film de la reconnaissance internationale, El Ard (La terre – 1969), et El asfour (Le Moineau - 1972), pivot politique autant qu'artistique de sa carrière. Quatre films qui constituent une belle approche du mouvement conjoint de l'œuvre et de l'histoire du pays, de l'avènement de Nasser suite à la crise de Suez en 1956 à la défaite humiliante de la guerre des six jours en 1967, puis la mort du raïs en 1970, l'arrivée de Sadate, les désillusions et le second échec de la guerre du Kippour en 1973. Sur ce fond mouvementé, les quatre films en reviennent toujours à la base, aux moineaux comme Chahine aime appeler les gens du peuple, fellahs, paysans, ouvriers, femmes, idéalistes, familles saisies de désirs si humains, passion, désespoir, avidité, par dessus tout une formidable envie de vivre.

Bientôt sur Kinok

Le coffret DVD

Site américain sur Chahine

Photographie source dvd4arab

29/10/2011

Temple Drake

 The Story of Temple Drake, réalisé en 1933 par Stephen R. Roberts, est un film réjouissant à découvrir, non tant parce qu'il recèlerait une modernité particulière susceptible d'épater le spectateur de 2011, mais parce qu'il contribue à éclairer d'un jour nouveau le cinéma de son époque. Cinéma américain, hollywoodien en l'occurrence. Et cet éclairage qui porte à la fois sur la représentation de certaines réalités comme sur l'expression de la sensualité, voire de la sexualité, contribue à nous rendre plus proche ce cinéma. Il casse la barrière des années et ce concept aussi irritant que répandu du « vieux film ». Certes, le cinéma selon les époques et les lieux est le premier responsable de l'image un peu raide, un peu naïve, un peu prude, où l'on ne montre pas ceci, où l'on ne parle pas de cela, qui nous est renvoyée. Les codes, à Hollywwod comme ailleurs, ont imposé des représentations conformes aux bonnes mœurs en vigueur, celles qui ont bonne mine avec leur « o » et leur « e » publiquement enlacés comme écrivait Miguel-Angel Fernandez-Bravo. L'évolution de ces mœurs a donc éloigné les films plus sûrement que celle des techniques, jusqu'à ce que l'on oublie presque que les êtres sur l'écran comme ceux qui les contemplaient étaient hommes et femmes de chair et de sang, de sexe et de violence. S'en rendre compte, c'est un peu comme découvrir que ses grands-parents ont été jeunes.

stephen r. roberts

« La sexualité sans humidité est quelque chose... d'hollywoodien » disait Tinto Brass. C'est assez juste, mais incomplet. Marlène, King Kong, les freaks de Tod Browning, Louise Brooks, Ernst Lubitsch, Scarface, Tarzan, ont su à leur façon, parfois subtilement, parfois directement, faire oeuvre d'humidification si je puis me permettre de filer la métaphore. Tous ont eu maille avec la censure et l'interdiction, avant d'être brillamment réhabilités. La découverte d'un film comme The story of Temple Drake, projet plus classique d'un studio (Paramount Pictures) confié à un réalisateur tout terrain permet d'élargir l'idée de transgression au-delà des cas (King Kong, Freaks) et des figures exceptionnelles (Lubitsch, Hawks). Et quand le champ de la transgression s'élargit, la transgression est moins transgressive, ce qui veut dire pour faire simple que le cinéma hollywoodien de l'époque pouvait être aussi humide qu'un autre. CQFD.

The story of Temple Drake est donc un film humide, un film de brouillard et d'alcool, de marais proches, de pluie et de larmes. Adapté du roman Sanctuaire de William Faulkner et bien que sérieusement édulcoré par le scénariste Oliver H. P. Garrett (qui écrivit pour John Ford, William Wyler et King Vidor), le film raconte l'histoire de la jeune et délurée Temple Drake, fille de bonne famille du Sud, papillonnant sans conséquences d'un homme à l'autre et qui se retrouve après un accident en pleine campagne dans un repaire de bootlegers. Son chevalier servant du moment bien amoché, elle se retrouve rapidement en nuisette satinée après avoir tenté de fuir sous la pluie (humidité, etc.). Au matin, elle est violée par Trigger, un gangster façon Paul Muni mais, tombant sous son emprise, elle le suit en ville, se prostitue peut être et rompt avec sa famille. Quand elle prend conscience de sa déchéance, elle fini par tuer son brutal amant.

Joli scénario de mélodrame raconté en flashback lors du procès qui s'ensuit. Le film associe donc brouillard et pluie au basculement d'une vie aisée, belle maison, beaux costumes, haute société, à un autre univers dominé par le vice, la pauvreté et la violence. Le film, et particulièrement le travail du chef opérateur Karl Struss qui travailla sur Sunrise (L'aurore - 1927) de Murnau ainsi que pour Chaplin, passe ainsi d'une esthétique lisse, sophistiquée, à un expressionnisme aux tonalités sombres, jouant sur les lumières vacillantes dues à la tempête et les brumes, créant une ambiance quasi fantastique qui rend parfaitement les atmosphères de Faulkner où l'on voit la réalité se dissoudre (La façon, par exemple dont certains personnages sortent de l'obscurité comme du néant). Ce basculement est bien sûr celui de Temple Drake qui, à partir de la scène du viol assez directe et filmée comme la découverte de Kong par Fay Wray attachée à son poteau, passe dans un état second (admirable scène où Trigger la présente à la madame du bordel) et d'où elle ne sortira vraiment qu'avec les larmes libératrices lors du procès.

Temple, rôle en or, est incarnée par une des actrices les plus fascinantes de son époque, Miriam Hopkins. Terriblement sensuelle, authentique beauté du sud (elle est originaire de Georgie), Hopkins a inspiré Lubitsch, Wyler, Hawks, et Rouben Mamoulian pour lequel elle joue la prostituée dans sa version de Dr Jeckyll et Mister Hyde de 1931, rôle où elle apparaît là encore en nuisette et satin dans une scène à couper le souffle photographiée, déjà, par Karl Struss. Hopkins est aussi à l'aise dans le registre léger des premières scènes que dans les variations de couleur d'émotion de son personnage qui passe de l'angoisse diffuse à la terreur, de la répulsion qu'elle éprouve au contact de la femme du bootleger et de l'enfant (découverte de la pauvreté et de la trivialité), à l'horreur du viol puis les phases de résignation et désespoir avant la rédemption finale. La mise en scène de Stephen R. Roberts, sans être révolutionnaire, a la sophistication du beau travail de studio de l'époque. C'est un écrin pour sa star, entourée de figures masculines tour à tour rassurantes ou terrifiantes, une jolie galerie de portraits dans l'antre des bootlegers et un Trigger à la limite de la caricature incarné par Jack La Rue qui faillit être le Scarface de Hawks. Rien ne se perd. Roberts, originaire lui aussi du Sud, fut pilote durant la première guerre mondiale avant de devenir cascadeur puis de mettre en scène une centaine de films de 1922 à 1936, date à laquelle il décéda d'une crise cardiaque à 41 ans.

Il n'existe pas de DVD du film, mais il a été diffusé par TCM et est disponible sur Youtube.

Photographie DR (copyright Paramount)

Chronique par Jandy Stone sur Row Three (en anglais)

Chronique par sur Obscure classics (en anglais)