L'habit fait le moine (Il cappotto) (03/12/2011)
Mon ultime chronique pour le site Kinok.
C'est une très belle restauration, effectuée par le musée du cinéma de Turin et que nous proposent les éditions Carlotta, qui permet de découvrir un classique du cinéma italien : Il cappotto (Le manteau), réalisé en 1952 par Alberto Lattuada. Adaptation libre et brillante d'une nouvelle de Nicolas Gogol par Lattuada, Luigi Malerba et Cesare Zavattini, le film remet en lumière un cinéaste formidable et un peu oublié dont on se souvient surtout pour avoir accompagné les premiers pas de Federico Fellini avec Luci del varietà (Les feux du music-hall) en 1950. Il cappotto fait brillamment se percuter l'humour russe de son matériau d'origine avec la lutte des classes revue par Kafka sous un froid glacial, et ce qui n'est pas encore tout à fait la comédie italienne, mais qui n'est déjà plus tout à fait le néo-réalisme, soit la misère de l'après-guerre, la riche galerie de portraits et les trous dans le manteau. Pour faire bonne mesure et souligner la profonde originalité du film, il faut mentionner sa dimension fantastique, particulièrement dans le final et sensible dans la façon de filmer les scènes de nuit envahies de longues ombres et de brumes du plus bel effet. Et puis ce pont, entre deux rives quasi invisibles, entre deux mondes inconnus et inquiétants où, véritablement, les fantômes viennent à la rencontre des personnages. Fantômes ou destin , c'est tout comme. Je rattacherais volontiers ce fantastique à celui du Franck Capra de It's a wonderful life (La vie est belle – 1946), (La neige, le pont), et celui du succès contemporain de Miracolo a Milano (Miracle à Milan de Vittorio De Sica).
Au-delà, ou plutôt avant cette dimension fantastique, le trait marquant de Il cappotto, c'est son ironie. Tout est dit dans les deux premiers plans. Un texte explicatif du genre « tout événement réel ne serait que coïncidence fortuite, etc. » laisse place à un plan large, plongée qui écrase l'employé municipal De Carmine, misérable héros joué par l'extraordinaire, vraiment, Renato Rascel, marchant hâtivement sous une galerie typiquement italienne, serrant contre lui son manteau miteux, troué, incapable de le protéger d'un froid que l'on imagine perçant. Ce plan et ceux qui suivent, traversée de la ville aux tons gris, désolés, glacialement hostiles, tentative touchante de se réchauffer les mains à l'haleine d'un cheval, contredit absolument le texte. Tout ce que nous voyons est absolument réaliste, vrai, et parle à l'italien de 1952 de son pays encore meurtri par la guerre, le fascisme et les nouvelles règles. Et au spectateurs de tous les temps et de tous les lieux, cela évoque :
Les flagellations et les dédains du monde,
l’injure de l’oppresseur, l’humiliation de la pauvreté,
les angoisses de l’amour méprisé, les lenteurs de la loi,
l’insolence du pouvoir, et les rebuffades
que le mérite résigné reçoit d’hommes indignes
Le manteau du titre va symboliser tout cela. Deux manteaux en fait. Celui du début, la presque loque que De Carmine ménage autant que possible, le posant précautionneusement sur la patère devant son bureau avant que ses collègues ne manifestent leur mépris à son égard en le déplaçant et le trouant un peu plus. Chez Lattuada, comme chez Gogol, l'habit fait le moine et vampirise littéralement son possesseur. Le premiers manteau est signe de solitude, de misère, morale, sociale et sexuelle. Ne protégeant pas il ne remplit pas sa fonction et maintient, en bon signe extérieur, la soumission de l'employé. Le second manteau, riche et lourd et chaud, sera symbole de puissance. Une puissance que De Carmine, surpris même s'il le pressentait, va se décider à utiliser. Le pouvoir donne des responsabilités et De Carmine, comme Peter Parker enfilant le costume de l'Homme Araignée pour devenir Spiderman, ou n'importe quel super héros, le découvre avec un mélange d'excitation (il est fébrile) et de peur. Ici, cette puissance a un prix, morale de la fable, et De Carmine possédé est mis hors de lui. Il s'extériorise avec ivresse osant prendre la défense de faibles, osant entraîner une dame du monde, lors d'une scène superbe et cruelle, dans une danse endiablée. Mais le pouvoir du manteau rend dépendant et à un point tel que sa perte amène le scribouillard à la folie, au désespoir et à la mort.
Tout ceci est rendu avec une grande virtuosité classique par Alberto Lattuada qui orchestre les ballets de manteau avec précision et élégance, qui dénonce par de simples et fortes équivalences visuelles l'absurdité et la cruauté des hiérarchie, la bêtise toute nue du pouvoir. Le film est d'un grand mouvement, mouvement des désirs qui poussent les hommes, et d'une coloration sombre, superbe photographie en noir et blanc aux accents expressionnistes, fantastiques nous l'avons dit, signée Mario Montuori qui photographiera quinze ans plus tard l'incendie gothique final de Il pistolero dell'Ave Maria de Ferdinando Baldi.
Impossible d'évoquer Il cappotto sans mentionner son acteur principal, Renato Rascel. On cite facilement la grande figure de Charlie Chaplin à propos de sa composition de Carmine De Carmine. Cela me semble assez juste dans la technique, le jeu corporel, la caractérisation sociale du personnage à travers ses gestes, ses hésitations, sa timidité, la façon dont se voit sur son corps et son visage la pesanteur de la pression sociale. C'est un peu moins vrai au niveau du caractère, car Charlot est un révolté qui se bat et flanque son pied au cul du patron ou du bourgeois assez facilement. Vagabond il ne laisse jamais le temps à l'oppression de se faire trop forte et amputer ses capacités à réagir. De Carmine, lui, porte toute la misère su monde sur ses épaules et il lui faut l'aide du manteau et de l'alcool combinés pour prendre fait et cause des pauvres solliciteurs. Il n'est pas si solide. Autour de Rascel, on trouve, outre la belle Yvonne Samson, une belle collection de visages all'italiana, visages inoubliables d'humanité sur lesquels passent toutes les couleurs de la condition humaine : espoir, mépris, désir, arrogance, veulerie, avidité, bonheur fugace, et à la toute fin, sur celui du petit employé passé de l'autre côté du pont, un étrange apaisement.
Photographie : capture DVD Carlotta
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