Cannes séquence 3 (30/05/2012)
Lifeboat (La pirogue)
« Je suis un homme africain qui a décidé d'entrer dans l'histoire ! » crie au milieu de l'océan l'un des passagers de La pirogue du cinéaste sénégalais Moussa Touré. Il y a des discours, du côté de Dakar, qui ne passent pas. Qui suscitent une saine colère trouvant son illustration dans ce film, beau, épique et politique. La pirogue, c'est ce long bateau traditionnel et bariolé qui sert à la pêche et dans lequel s'entassent une quarantaine de ceux qui, plein du fol espoir de ceux qui n'ont plus rien à perdre, tentent de rejoindre l'Europe via les Canaries espagnoles. Une quarantaine de ceux qui se lancent, chevaliers de la misère, à l'assaut de la forteresse occidentale, sans écouter les conseils, ni craindre la mort.
Cette pirogue évoque le canot de sauvetage d'Alfred Hitchcock du classique Lifeboat (1943) et ce rapprochement n'a rien d'un réflexe gratuit de cinéphile. Moussa Touré, déjà réalisateur de Toubab Bi (1991), TGV (1998), et de plusieurs documentaires, a débuté au côtés de François Truffaut et de Bertrand Tavernier qu'il cite comme ses maîtres. Et comme Lifeboat en son temps, La pirogue est à la fois simple, linéaire dans son récit (les préparatifs du voyage, ses épreuves, son dénouement), et complexe dans le réflexion que l'auteur articule à partir de son dispositif. Le groupe humain réunit dans l'embarcation est un portrait en réduction de la société avec ses rapports de force, ses aspirations, ses faiblesses, le tout ramené à échelle humaine et inséré dans une action soutenue. Stagecoach (La chevauchée fantastique– 1939) de John Ford ne fonctionne pas autrement, et de quelle manière !
Sont ainsi réunis le capitaine Baye Laye, jeune père de famille qui a du mal à se résoudre au départ, son jeune frère aspirant musicien fasciné par le modèle occidental (Il possède un i-phone), la jeune femme qui embarque clandestinement dans ce milieu masculin hostile, un aspirant footballeur, l'organisateur du voyage qui s'enrichit déjà sur le dos de son peuple, un homme terrorisé par la mer accompagné d'une poule, un groupe de Guinéens Peuls mené par un père et son fils (déjà des migrants au sein de l'Afrique), un malade rêvant de se faire soigner...S'ils reproduisent les différences traditionnelles sociales, de sexe, de religion ou d'ethnie, ils se retrouvent unis de force par l'espoir et le danger. Partir ou rester, chacun a dû répondre à la question, certains avec des regrets (les visions oniriques de la savane), d'autres avec détermination, la plupart sans se faire d'illusion.
Moussa Touré balaie un large spectre de questions. A ces hommes et cette femme, il offre une série de portraits magnifiques, au plus près du grain de la peau des visages filmés par Thomas Letellier. Il ouvre son film sur une impressionnante scène de spectacle de lutte précédé de rites traditionnels (les gri-gris, les ablutions) et contemplée avec ferveur par une foule au t-shirts griffés de marques occidentales. Touré joue sur ces oppositions, la pirogue traditionnelle est équipée de moteurs et Baye Laye se dirige avec un GPS. Las, le GPS est perdu lors d'une spectaculaire scène de tempête (le réalisateur dit s'être inspiré de Master and Commander (2004) de Peter Weir), et les moteurs, en partie par négligence, tombent l'un après l'autre en panne. Les défaillances de la technique transforment le voyage en cauchemar, dérive et promesse d'une lente agonie qui va laisser le groupe anéanti. Seul espoir, être repéré par les équipes de secours occidentales, ce qui signera l'échec de leur aventure avec le sauvetage de leurs vies. La mort ou le retour, un cercle vicieux qui s'annonce quand la pirogue croise une embarcation similaire à la dérive, et ne peut leur venir en aide. Les multiples lectures que l'on pourra faire de la situation des pays d'Afrique sont assez claires.
Moussa Touré filme à hauteur d'homme et ne se laisse jamais engluer ni dans la dialectique, ni dans le pathos quand les choses tournent mal. Il travaille les caractères de chacun des personnages pour les faire exister au mieux au sein du groupe, insistant sur les détails comme cette poule incongrue, une photographie, un instrument, un bijou. Tournant en mer, il privilégie le côté physique des choses : les vagues se succèdent et le bois craque, il faut tenir la barre, faire la cuisine, pêcher, lutter contre les éléments et, quand le destin se fait contraire, les hommes cessent progressivement de se battre. C'est le temps des silences, des prières pour les croyants, de quelques souvenirs sous le soleil de plomb, des dernières forces que l'on économise. Certains meurent, doucement, prétexte à une jolie scène d'inhumation maritime assez fordienne. Le finale en deux temps équilibre le sentiment d'échec (le moment où les pieds se posent sur le sol européen si convoité est poignant), le dérisoire de cette aventure dont on ne retire que la satisfaction d'avoir survécu, et une réflexion d'espoir sur des solutions alternatives qui existent. L'Occident est un mirage, ignorance et compassion distante, qui en échanges de ces vies mises en jeu donne un sandwich et 15 euros. Le combat doit être mené à domicile, l'homme africain peut construire sa propre histoire et rester maître de son destin. Moussa Touré s'assure avec ce film une jolie place dans l'histoire du cinéma.
Un entretien avec Moussa Touré
Photographies © Rezo Films
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