Cannes séquence 7 (01/07/2012)
L'enterrement de mémé
Pour reprendre la belle phrase de Stéphane Delorme de l'éditorial des Cahiers de juin, il y a les films qui vous font lever la tête et ceux qui vous la font baisser. Adieu Berthe, sous titré l'enterrement de mémé, de Bruno Podalydès relève brillamment de la première catégorie, avec en plus la bouche ouverte, l'œil brillant et le zygomatique dilaté. C'est sûr que cela donne une drôle de figure, mais il n'y a qu'au cinéma que l'on peut avoir impunément l'air idiot, et puis cela fait un bien fou. Le nouveau film des Podalydès, c'est Bruno derrière la caméra, Denis devant comme d'habitude, et tous les deux au scénario. Et puis cette fois Bruno passant un peu de temps devant aussi, dans un rôle de croque-mort décontracté, jouant dans tous les sens du terme avec la complicité fraternelle. De ce rôle, de sa décontraction, on sent quelque chose de l'ordre de l'ordre de la plénitude, d'une maîtrise du cinéma (qui est ce qu'il est mais qui est le sien), et du plaisir à faire vivre un univers, rond, riche et cohérent, avec ses couleurs, ses bonheurs, ses mystères, ses femmes; ses enfants, ses questions, et une ombre encore lointaine. Plaisir aussi du partage de cet univers de cinéma, à l'écrit, à l'image, avec sa troupe fidèle ( Michel Vuillermoz, Isabelle Candelier, Jean-Noël Brouté, Pierre Arditi plus récemment), de nouvelles rencontres (Valérie Lemercier bien intégrée, en harmonie avec Isabelle Candelier), et avec le spectateur que l'on convie avec gourmandise aux jeux du modeste illusionniste.
Adieu Berthe rachète au passage la demi réussite de Bancs publics (2009) et revient aux fondamentaux de Versailles rive-gauche (1992) et de Dieu seul me voit (1998). Lien direct avec ce dernier film, le velléitaire Albert de 1998 se demandait ce qu'était un acte gratuit. Armand, le nouveau héros, médite sur le sujet de philosophie de son fils : « Qu'est-ce que vouloir ? ». Les mêmes questions au cœur de l'œuvre, mais si Albert commençait une histoire d'amour, Armand est à un point de crise, soit Albert avec quinze bonnes années de plus, une épouse, une maîtresse et deux enfants, un de chaque côté. Albert était le héros du pas encore, Armand est celui de l'entre deux. Il navigue à vue, entre son métier de pharmacien qui l'ennuie et sa passion pour la magie, entre son père qui ne souvient plus de lui et cette mémé qu'il avait oubliée, entre deux croque-morts, entre ses deux familles, entre ses deux histoires d'amour, l'une qui s'achève (semble t'il) et l'autre qui commence, entre ce passé qui remonte à la surface et ce futur qui peine à se dessiner, entre deux pièces et entre deux textos. Redoutables les textos.
Le film, lui, épouse ce mouvement de balancier entre les intermittences de la vie d'un rythme posé mais déterminé. Les Podalydès font rebondir Armand comme une boule de flipper mais doucement. Intérieur ou extérieur, Armand se déplace d'un plan à l'autre, d'un point du cadre à l'autre, cherchant sa place, cherchant des réponses (donc volontaire), tout en étant constamment tenté de lâcher prise, de s'arrêter et de laisser filer (donc velléitaire). A l'écran, cela donne ces déplacements en trottinette électrique comme en apesanteur, dans les bulles confortables des voitures modernes souvent filmées de face englobant tous les passagers, les multiples jeux de portes et avec les tiroirs des armoires dans la pharmacie qui découpent les cadres et leur donnent une dynamique interne. Et puis ce sont ces moments plus longs, temps en creux pour la conversation ou le monologue (derrière la pharmacie, dans le parc, au lit de face comme chez Truffaut, chez les croque-morts, la lecture des lettres de la mémé) où l'on filme la parole et la réflexion. Au sein de ce dispositif d'apparence peu spectaculaire (mais beau), les Podalydès travaillent de nombreux gags rigoureux jouant sur le temps et l'espace, mêlant de nombreuses formes de comiques (verbal, jeux de mots, burlesque, slowburn, etc.) avec quelques moments d'anthologie dignes de la prise de sang de Dieu seul me voitcomme la visite au magasin du croque mort new-age Michel Vuillermoz ou l'épisode hilarant (vous n'êtes pas obligés) du mulot.
D'évidence cet univers a des liens étroits avec la bande dessinée. La simplicité apparente, le traitement des couleurs, vives et en aplats, les cadres classiques, c'est la ligne claire dans toute sa splendeur. Nous avons même, via le travail sur le son, une jolie collection d'onomatopées, incluant pour la description hasardeuse de la cause de la mort de Mémé Berthe de charmants pif, pouf, psschit, ou crac. Du Tintin fondateur, Podalydès reprend un mémorable gag d'Objectif Lune lors de l'exploration des sarcophages, après sa reconstitution du restaurant syldave de 1998. Tout ce qui tourne autour de la magie, outre la dimension philosophique de cette pratique partagée avec Woody Allen, ramène aux numéros que Hergé aimait à dessiner (les efforts de Haddock pour reproduire le coup du verre de vin). Allant un peu plus loin, Podalydès allie le classicisme de Hergé à une vigueur un peu noire venue de Franquin (l'homme qui rit des idées noires), Gotlib pour le côté glacé et sophistiqué (les cercueils aux formes animales, les révélations sur Taziouff)) et à un poil du modernisme de Manu Larcenet, Adieu Berthe proposant un équivalent cinématographique à l'alliance du gros nez et du trait légèrement tremblé avec héros névrosé mais attachant.
Cette approche est féconde pour Bruno Podalydès car ce qu'il transpose de la ligne claire dans son style de cinéma s'adapte parfaitement à sa vision du monde et ce qu'il cherche à nous en faire partager. Un monde où la gentillesse cherche à se faire une place, où l'on se gène pour les autres, où l'on ne fait pas facilement du mal à ses proches. Et si on le fait, on le regrette. Et quand on regrette, on aimerait disparaître au fond d'une malle des Indes. Comme dans les récits emblématiques de la ligne claire, c'est un monde qui n'est simple qu'en apparence. C'est un monde qui peut inquiéter aussi, voire rebuter. Mais c'est aussi une utopie, une tentative d'exprimer une philosophie de la vie, de l'action pondérée, de l'amour compliqué, de la mort inéluctable qu'il faut à tout prix conjurer avec un peu de magie, d'humour et de cinéma.
Photographies : © Anne-Françoise Brillot - Why Not Productions
Un entretien avec Bruno Podalydès où il parle de Ford et de Truffaut.
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Commentaires
Ca faisait bien longtemps que je ne m'étais pas autant amusé devant un sujet de philo.
Écrit par : princécranoir | 11/07/2012
C'est sûr que si j'avais eu Podalydès comme prof, je m'y serais plus intéressé. Encore eût'il fallu le vouloir :)
Écrit par : Vincent | 12/07/2012
Bonjour,
Je viens juste de le découvrir, et ce sentiment de plénitude que porte le film, ce plaisir de filmer dont vous parlez, je l'ai également nettement ressenti. Je reste surpris comme c'est rare, finalement, alors que je crois souvent que ce devrait être une nécessité incontournable pour porter un projet.
Écrit par : D&D | 10/12/2012
Ravi que vous ayez aimé, j'ai trouvé finalement pas mal de commentaires plutôt tièdes sur le film alors que, je crois aussi il dégage quelque chose de rare.
Écrit par : Vincent | 14/12/2012