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01/06/2012
Cannes séquence 4
Les larmes de Gérard Lefort
« Qui ne versera pas une larme à la vision d’Amour peut être raisonnablement traité de con. » nous assène Gérard Lefort à propos de la nouvelle palme d'or de Michael Haneke. Raisonnablement, c'est un curieux argument critique, même si Lefort prend soin de développer, histoire que l'on ne confonde pas ces larmes avec celles que certains ont pu verser sur Bambi (1942) ou Intouchables (2011). Moi qui me suis soigneusement abstenu de me risquer à ce film et qui voue une solide détestation au cinéma du terrible autrichien, je me suis senti raisonnablement interpellé. J'ai de la mémoire et, à défaut, de bonnes archives. Le coup des larmes à géométrie variable, Lefort nous l'avait déjà servi il y a plus de vingt ans. Dans sa critique de Schindler's list (1994) de Steven Spielberg d'où il ressortait qu'il était passé à côté du sens de la petite fille en manteau rouge. Il y avait aussi tout un passage sur les larmes que l'on ne manquerait pas de verser sur le film, de leur charge d'humanité, avant qu'il ne nous signifie, le stylo solennel : « De ces larmes, il faudra se repentir ». A l'époque, cela m'avait beaucoup travaillé parce que j'avais vu le film deux fois les yeux secs.
Je pleure rarement au cinéma, un peu plus aujourd'hui mais surtout pour des moments d'intense émotion positive comme quand John Wayne prend Nathalie Wood dans ses bras chez Ford ou sur le dernier plan de Land and freedom (1994) de Ken Loach. Du coup je serais tenté de retourner l'injonction de Lefort sous forme d'interrogations multiples face au large consensus critique sur Amour (c'est beau, c'est fort, c'est fort beau). Ne faudra-t'il pas se repentir des torrents lacrymaux versés sur ce film ? Plus exactement, quelle est la nature de ces larmes unanimes suscitées par un cinéaste jusqu'ici plutôt spécialisé dans le grincement de dents ? Est-ce que l'on pleure devant la pathétique histoire du couple d'octogénaires défaits par la maladie comme devant un mélodrame signé Douglas Sirk ou Mikio Naruse ? Est-ce que l'on pleure de rage ou de peur devant la fragilité de notre condition humaine ? Est-ce que l'on s'apitoie plus ou moins volontairement face aux visages vieillissants des acteurs, Jean-Louis Trintignant dont on connaît la charge de tragédie personnelle, Emmanuelle Riva sur laquelle se superpose le visage de l'héroïne de Resnais et Franju ? Est-ce que l'on pleure de honte parce que, mauvais fils ou mauvaise fille, on n'a pas appelé ses parents depuis un mois ou que l'on a collé sa vieille mère en maison de retraite ? Est-ce que ce ne seraient pas des pleurs d'un lâche soulagement (pas moi, pas moi), quelque chose du petit plaisir tout au fond derrière les sanglots dont parle Truffaut ? Est-ce que l'on pleure sur soi-même, espérant une fin plus rapide ou plus apaisée, ou encore pour soi-même parce qu'il faut bien pleurer ici, si l'on ne veut pas passer raisonnablement pour un con ?
Pas si simple, ces larmes. D'autant qu'avec Haneke, on peut légitimement se demander où il veut en venir. Que l'on me comprenne bien, ce n'est pas le thème qui m'effraie. J'ai le souvenir d'agonies douloureuses chez Ingmar Bergman, Isao Takahata, Clint Eastwood ou Akira Kurosawa. C'est une question de regard et de point de vue. Or je ne goûte guère le regard de Haneke et moins encore la place qu'il me destine en tant que spectateur. Après ses visons successives de la famille, du couple, de la société, des enfants, du sexe et de l'éducation, je ne me sens guère enclin à aborder l'agonie avec lui. Je lis ici et là qu'il a changé cette fois (ce qui me rappelle quelqu'un). Encore une affirmation qui incite à la prudence. Chacun, le président Moretti le premier, met en avant la performance des acteurs. Soit, mais l'on parle du coup bien peu de la mise en scène du film et à voir la bande annonce, je sens un redoutable terrain familier : les couleurs funèbres (Darius Khondji moins coloré que chez Allen ou Jeunet !), le principe du huis clos qui jusqu'ici a surtout eu pour but de piéger le spectateur, cette froideur qui émane des cadres rigides, cette lenteur aux silences épais et cette musique pourtant fort belle qui résonne comme une marche funèbre. Et puis il y a quelque chose qui me gène toujours, quoique l'on en dise, quel que soit le sentiment de réel que l'on veuille donner et le talent avec lequel on le donne : nous sommes face à un film, à un jeu d'acteurs quand bien même l'on verra Trintignant changer les couches de Riva, à une œuvre de fiction. Nous sommes face à un spectacle. Alors qu'est-ce que l'on vient voir ici ? Question fondamentale qui prenait cette année à Cannes un sens aigu entre l'exorcisme de Mungiu, la tête arrachée à mains nues de Reygadas, les femmes cougar de Seidl ou Nicole Kidman faisant pipi sur Zac Efron. Une question à laquelle Haneke donne une réponse dans un entretien avec Serge Toubiana où il se révèle nettement plus sympathique que ses films. Je lui en sais gré. A propos de Funny games (1997), il explique que c'est un film à voir si l'on en a besoin et qu'il répond à ceux qui lui reprochent d'avoir été manipulés : « Mais pourquoi êtes-vous restés ? ». C'est donc ainsi : à moins d'être critique appointé, il est permis de faire son Bartleby et d'en rester à « J'aimerais mieux pas ». Je sais pourquoi j'ai besoin de voir la Samaritaine filmée par Carax, la fenêtre ouverte de Nichols ou la robe rouge et noire d'Anne Consigny chez Resnais. Je ne sens pas, raisonnablement, le besoin d'aller verser ma larme chez Haneke.
Photographie : © Films du losange/Denis Manin
22:45 Publié dans Cinéma | Lien permanent | Commentaires (10) | Tags : michael haneke, cannes 2012, critique | Facebook | Imprimer | |
Commentaires
Tu as vu le Lee Daniels ?
Si Nic' a encore de pressantes envies, dis lui que j'ai une liste de noms à lui fournir. Merci.
PS. La question ne serait-elle pas plutôt : pourquoi diable aller voir un film de Haneke ? Parce qu'en l'occurrence ici ce *censuré* a embauché Loulou et Manu que j'adore ? Mais bon sang de bois (aka mauvais sang donc), j'hésite. Déjà, une interrogation de première bourre me torture : comment diable ces deux-là auraient-ils pu pondre Huppert ?
Re.PS. Tu l'as vu dans le Sang Soo ?
D'ailleurs, qu'as-tu vu ? Ne nous torturerais-tu pas en faisant durer le suspense ?
Écrit par : FredMJG | 02/06/2012
J'ai oublié mon 3e PS en court de route. Fallait pleurer devant Schindler ?!!? Pourquoi n'insèrent-ils pas un carton pour nous prévenir ? Y a de l'abus là.
Écrit par : FredMJG | 02/06/2012
Bonjour Vincent, comment allez-vous?
Votre article résume bien l'étrange désarroi de ce festival entre commerce et impuissance du monde à être heureux pour paraphraser le Grand Jean-Louis Trintignant.
J'ai pu voir avant Cannes "A perdre la raison", j'ai aimé et pourtant je n'aime le cinéma "Belges" triste et confis dans son snobisme.
"A perdre la raison" est un filme beau, lyrique avec de vrai personnage et enfin avec une histoire d'amour! J'ai pu converser un peu avec son réalisateur Johachim Lafosse, son très beau filme ma fait pensé à John Cassavetes avec "Femme sous influence" ou Elio Petri "La classe ouvrière va au paradis". Le réalisateur fut étonné de ces références, mais il fut ravis celle-ci. L'aliénation et l'amour sont des choses proches enfin de conte. Mademoiselle Dequenes est très jolie quand-même!
Écrit par : claude kilbert | 02/06/2012
Fred, c'est sûr que même sans le voir, le film pose un tas de questions (celle sur Huppert est bien vue, mais que ferait Michael sans sa petite Isabelle ?). Pour ce qui est de Nicole, il faut quand même une bonne dose d'indulgence pour avaler les scènes limites de "The paperboy", pas tant pour le potentiel transgressif (hahaha) mais parce qu'elles flirtent avec le ridicule.
Sinon, j'ai essayé, sur mon profil FB de tenir un aide mémoire de mes visionnages : Resnais, Nasrallah, Carax, Touré, "Ernest et Célestine, le Podalydès, Corsini, Wakamatsu, Daniels, Nichols, Audiard, Cronnenberg, Dominik, Hillcoat, Kerven et Delepine, Garrone, un film incroyable autour de "Shinning", le doc sur Allen, et retour sur Spielberg, Lean et Kinoshita. Pas mal du tout au final.
Écrit par : Vincent | 02/06/2012
Si Marie-Lol, alias Lefort, était critique de ciné, ça se saurait non ? Je ne le connais pas bien mais ses salves ne feraient-elles pas plutôt de lui juste un animateur ?
Écrit par : Benjamin | 02/06/2012
Bonjour Benjamin, j'ignorais cette histoire de Marie-Lol. Ils ne savent plus quoi inventer ! Ceci dit, j'aime bien le lire, j'ai toujours trouvé stimulant de lire des critiques qui me fichaient en rogne. Sans en abuser bien sûr :)
Écrit par : Vincent | 05/06/2012
Au fait j'ai vu Room 237.
J'ai commencé à rire.
Et puis ensuite j'ai flippé parce qu'il y a quand même de satanés maboules sur cette terre !
Écrit par : FredMJG | 12/06/2012
C'est un film extraordinaire sur l'effet du cinéma sur les esprits fragiles. Moi qui croyais parfois être obsédé par certains films... Du coup, rentré chez moi je me suis revu le Kubrick illico presto, je me suis rendu compte que je n'avais jamais vu la version longue et j'ai regardé le film encore plus étrangement que d'habitude.
Écrit par : Vincent | 12/06/2012
Moi j'irai et je pleurerai sûrement et je n'aurai même pas honte.
Mais je le jure solennellement, je n'ai pas pleuré à la petite fille au manteau rouge !
Mais j'ai pleuré quand Laurence se fait plaquer par Fred. Et je pleure encore !
Écrit par : Pascale | 09/08/2012
Et bien, c'est de la lecture de fond en comble ! Merci.
Je ne sais pas si ont peut pleurer vraiment devant un film d'Haneke, sauf quand on s'appelle Lefort, ou alors de rage, mais chacun fait comme il le sent. C'est ce qui est bien au cinéma, on est dans le noir et on est tranquille.
Je n'ai pas pleuré non plus à la petite fille en rouge et je crois surtout que ce n'était pas destiné à cela. Pour Laurence et Fred, je suppose qu'il s'agit du film de Dolan qui vous a emballé mais je l'ai raté à Cannes.
Écrit par : Vincent | 10/08/2012
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