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03/09/2011
Meek's cutoff
Voici un objet bien curieux pour l'amateur de western que je suis. Meek's cutoff (La dernière piste - 2010) de Kelly Reichardt relève tout à fait du genre et sans doute plus que d'aucuns, séduits par sa forme, ne l'ont remarqué. Mais cette forme, la réalisation très précise, le tempo subtilement tendu et assez lent, l'utilisation du cadre classique 1:33 que l'on ne voit plus sur les écrans d'aujourd'hui, cette forme donc qui peut irriter, qui intrigue et éventuellement réjouis par sa rupture avec les canons du moment, fait que Meek's cutoff ne ressemble à aucun autre western, ni en 1:33 ni en Cinémascope, ni à la branche italienne pas plus qu'au tentatives les plus limites (Luc Moullet ou Alejandro Jodorowsky pour situer). Surgissant avec sa tranquille singularité, le film de Kelly Reichardt réussit le tour de force de proposer une vision originale d'un genre usé à l'os, quasi inédite, sans les béquilles tremblotantes de la citation ou du remake, tout en s'appuyant mine de rien sur une poignée de fondamentaux. Le récit minimal de Jonathan Raymond, scénariste des deux premiers films de Reichardt, décrit le périple d'un petit groupe d'émigrants perdus dans une contrée hostile (territoire indien donc) et menés par un trappeur, le Meek du titre, qui ne semble pas bien fiable.
Au programme, chariots bâchés évoluant lentement dans les grands espaces au rythme de la marche des bœufs, traversée de rivière, descente d'une pente escarpée, recherche d'un point d'eau et menace invisible (réelle ?) des indiens. Des ingrédients de base qui s'organisent ici de façon singulière. Question de regard peut être parce que, et je trouve que cela n'a pas été assez souligné, Meek's cutoff a été réalisé par une femme. C'est tout à fait exceptionnel, avant Reichardt, il y avait eu Maggie Greenwald avec The ballad of little Jo (1993) et il y aura bientôt Madeleine Stowe pour se frotter à un genre particulièrement masculin et c'est tout. Certes, le scénario est écrit par un homme (ce qui après tout ne veut pas dire grand chose puisque Hawks avait travaillé avec la géniale Leigh Brackett sur Rio Bravo et El Dorado) mais la réussite du film tient surtout à sa mise en scène, à ses partit-pris francs et assumés de la première à la dernière image : travail sur le son avec grincements de roues « à la Leone », souffle du vent dans les grands espaces désolés, dialogues murmurés ou alors surgissant d'abord en bruit de fond, presque inaudibles « à la Godard », photographie signée Chris Blauvelt en lumière naturelle, aubes et crépuscules, nuits sombres éclairées au feu de camp ou d'une lanterne.
Kelly Reichardt prend le risque calculé d'étouffer son film sous son travail de recherche formel. Le risque paye ici. Sa maîtrise passe par le montage, qu'elle signe, capable de fulgurances comme ce superbe raccord entre le coup porté à l'indien et le mouvement de tête dégoûté d'Emily, le genre de figure qui excite Steven Spielberg quand il parle de David Lean. Mais elle sait aussi imposer sans forcer la durée de ses plans. D'entrée, elle nous fait marcher aux côté du petit groupe d'hommes et de femmes et nous plonge immédiatement dans l'action. Puis en limitant strictement les informations, elle entretient un suspense constant et le plaisir de la découverte des personnalités de chacun. Comme il n'y a pas de bon western sans un dose d'exaltation, elle nous offre aussi dès les premières minutes, un petit miracle.
J'étais donc là à avancer sur la terre rude à l'herbe rare, au rythme des roues sur les pierres, contemplant tout ces petits détails qui font un poil trop authentiques, des coiffes des femmes aux ustensiles pendus aux chariots. Je me disais avec un peu de perfidie que lors de la traversée de la rivière, les personnages avaient vraiment l'air mouillé et j'aimais que cela enchaîne avec un plan ou Emily fait sécher ses vêtements. Pas encore complètement dans le film pourtant. Et puis un plan large, vaste paysage, fond de nuages, et le petit groupe arrive de face pour sortir lentement sur la gauche. Reste le vide grandiose. Je me suis pris à rêver, le plan est assez long pour cela. Voilà, Reichardt a épuisé l'image jusqu'à retrouver l'essence du western, avant Ford même, un territoire infini, vierge, où tout est possible. Elle a dégagé sa poignée de personnages et maintenant, le western peut (re)commencer. Maintenant, un cavalier peut surgit de l'horizon, Ben Johnson en habit bleu, John Wayne rentrant de guerre, Shane ou l'étranger. Et puis au fond de l'image là où ciel et collines se confondent, un cavalier surgit ! Il semble flotter dans l'air, imprécis, presque transparent. Un mirage. Il m'a fallu de longues secondes pour réaliser que par un long fondu enchaîné, la réalisatrice faisait revenir son groupe par la droite. Le cavalier, c'est Meek. C'est un plan totalement magique et après cela, j'étais prêt à suivre Reichardt sur n'importe quelle piste.
Le film à d'autres moments aussi magiques comme la découverte de l'arbre, qui jouent à la fois sur une déstabilisation du spectateur via l'originalité du regard et sur une sorte de connivence basée sur la réminiscence des figures classiques du genre. Nous sommes à la fois dans l'étrange (On peut penser au Nosferatu (1922) de Murnau, en voici un en véritable 1:33), dans une sorte de rêve mais aussi dans le familier. On retrouve ce sentiment dans les accessoires qui à la fois « sonnent » juste et pourtant accessoires « de cinéma » ou dans la barbe trop hirsute pour être honnête de Meek. Et ce familier, il faut faire un effort pour le retrouver. Par exemple, lors de la descente des chariots. C'est quelque chose que l'on a déjà vu chez James Cruze ou Raoul Walh en plus spectaculaire, chez John Ford aussi dans le sublime Wagonmaster (Le convoi des braves – 1950) qui est le film qui se rapproche le plus, visuellement, de Meek's cutoff. On retrouve cette fascination pour l'action pure, descendre un chariot, puis un autre, retenir la corde, tendre ses muscles. Un acteur qui descend un chariot à bout de bras ne peut pas être mauvais. Reichardt filme alors des gens vrais, de l'effort vrai, collectif, de l'angoisse vraie, du temps vrai. Et bien sûr la corde lâche et l'un des chariots va s'écraser. C'est quelque chose que l'on a vu vingt fois mais l'on est prêt à frémir une vingt et unième fois. Parce que c'est bien fait que l'on y croit. D'autant que cette fois, il y a cette petite distorsion due au regard de la réalisatrice, un peu comme le monde d'Alice une fois qu'elle a basculé dans le trou. Ici Alice c'est Emily jouée par Michelle Williams et la lapin blanc est un indien Païute joué par Rod Rondeaux, un cascadeur spécialisé dans les westerns récents. On en revient à cette idée de rêve, comme ce cavalier qui naît à l'horizon. On pourrait aussi creuser du côté d'autres voyages absurdes ou immobiles (Chez Beckett ou Arrabal). Et je me dis que la grande idée de Kelly Reichardt, c'est d'avoir fait du western table-rase, comme son paysage toujours plus dépouillé, pour y faire resurgir, ténue mais tenace, une poignée essentielle de sentiments et d'émotions, à l'image de l'arbre au milieu des rochers nus.
Chez Buster The Balloonatic
Chez Edouard Nightswimming
Sur la Kinopithèque
Affiche source Filmsnobbery
10:18 Publié dans Cinéma | Lien permanent | Commentaires (16) | Tags : kelly reichardt, western | Facebook | Imprimer | |
Commentaires
Bonjour Vincent. Voilà encore un filme qui n'est pas sortit par chez moi et en plus un Western! Votre article me donne envie de voire celui-ci, la réalisatrice semble avoir un fameux bagage sur le genre que nous préférons, Il faudra attendre la sortie en DVD, "snif"! Portez-vous bien
Écrit par : claude kilbert | 03/09/2011
Oui, c'est très juste ça : à partir de ce "plan vide", tout peut (re)commencer. Le western, la civilisation, la parole... On est vraiment aux origines (même du cinéma !). Mais grâce à la beauté du film, au travail sur la forme, et au fait que l'œuvre ne soit pas "référentielle", on peut dire que tout va (re)commencer... autrement.
Écrit par : Edouard | 03/09/2011
Claude, bonjour, si cela peut vous consoler, le film n'est sortit que ces derniers jours par chez moi. Patience, cela en vaut le coup.
Édouard, c'est très juste cette idée des origines, même s'ils n'y a pas rupture complète. Cette histoire de format par exemple dont on parle très bien chez Buster, cela remonte encore plus loin que le western classique en 1:37 (type "Stagecoach") mais véritablement au muet. En tout cas je suis content de l'avoir découvert tout en restant un peu sceptique sur ce qui pourrait suivre. J'ai aussi envie de découvrir les autres films de la dame.
Écrit par : Vincent | 04/09/2011
Merci pour le lien.
C'est fou comme le plan que tu décris reprend de la valeur en y repensant maintenant. Je me souviens parfaitement de ce fondu enchaîné, à cause de sa lenteur propice à nos propres échappées, comme tu l'écris. Et je ne sais pas pourquoi ce plan me colle à la rétine : sa longueur justement, le fait que je m'y sois perdu, le mirage que tu évoques...
Pour ce qui est de ta perfidie, d'autres ont fait la même remarque à propos de la petite de True grit sortant de l'eau toute sèche. Les réalisateurs auraient-ils perdu l'habitude de sortir de l'eau dans les westerns ? Je dis ça mais n'ai rien vu de tout ça (enfin si dans True grit).
Merci de citer les westerns faits par les femmes. Je pensais que celui-ci était le premier. La dernière piste laisse à la fin le pouvoir de décisions à une femme, est-ce à dire que les femmes vont à présent s'emparer du western (ce que tu ne déments pas avec Stowe) ?
Écrit par : Benjamin | 09/09/2011
C'est un plan vraiment exceptionnel, une belle idée de cinéma, ce qui n'est pas si fréquent et orignal avec cela. Il y en a d'autres dans le film, mais pas aussi fortes, ou moins franchement inédites. J'avais rarement ressentit ce côté magique.
Les traversées de rivière, on pourrait faire un livre (ou une série sur le blog) avec. En ce moment, je revois un tas de classiques et je suis toujours frappé par le plaisir, un peu lyrique, un peu élégiaque, que les réalisateurs ont à tourner ce genre de scènes, y compris quand elles ne sont pas indispensables au scénario. Là aussi je ne sais pas trop à quoi cela tient mais j'adore ça.
Pour les femmes, je n'ai rien trouvé de plus. Outre le genre, c'est vrai qu'elles sont minoritaires dans la réalisation, aux USA en particulier. Peut être qu'une française va s'y mettre !
Écrit par : Vincent | 10/09/2011
Bon, bah je n'ai plus qu'à essayer de le voir...
Écrit par : tepepa | 10/09/2011
Bonjour Vincent, il est certain que ce film ne laisse pas indifférent. Mon ami, fan de western a été déçu par la fin frustrante. C'est vrai que l'on s'attend à quelque chose qui ne vient pas comme dans En attendant Godot. Film à voir en tout cas pour ce faire une idée. Bonne après-midi.
Écrit par : dasola | 21/09/2011
Bonjour Dasola, toujours heureux de vous lire. On s'entendrait avec votre ami :) Pour la fin du film, je n'ai pas ressentit de frustration. pour moi, la découverte de l'arbre est plutôt positive et puis, c'est une fin ouverte. Disons que la fin ne m'a pas plus déstabilisée que le reste du film qui est toujours surprenant et qu'elle me semble bien coller avec son ambiance générale. A bientôt.
Écrit par : Vincent | 22/09/2011
Film sublime en effet, dont les qualités mentionnées plus haut le rapproche en effet des plus beaux classiques du genre. Louons le fait que le western se féminise enfin avec Reichardt (et bientôt Stowe si j'ai bien compris) et de se prendre à imaginer des films d'autres cinéastes propices à embrasser les grands espaces, comme Katheryn Bigelowe pour ne citer qu'elle.
Écrit par : princécranoir | 25/09/2011
Bonjour, Prince, c'est marrant j'ai aussi pensé à Bigelow pour un western, son premier long, "Au frontières de l'aube" était très proche par son esthétique. Si elle se décide, ça sera certainement très différent du film de Reichardt :)
Écrit par : Vincent | 27/09/2011
Je trouve votre texte très beau, et vous ravivez exactement l'émerveillement éprouvé devant un certain fondu enchaîné. Sinon j'ignorais que Madeleine Stowe réalisait un western, c'est intrigant...
Écrit par : D&D | 12/10/2011
Bonjour, et merci, D&D. Le projet de madeleine Stowe, je suis tombé dessus en faisant des recherches sur les femmes réalisatrices de western. Je ne sais pas si le film est fini ni quand il doit sortir. A suivre, comme on dit !
Écrit par : Vincent | 13/10/2011
Bonjour
C'est vrai que, d'habitude, j'aime bien, quand je vais au cinéma, avoir sous les yeux une oeuvre "de détente" avec un début, un milieu et une fin... (ce qui n'était pas le cas de ce western - pour la fin en tout cas).
Après, c'est vrai que ça peut être le cas de bien d'autres films qui présentent juste une "tranche de vie". Mais, par exemple au hasard, dans L'Exercice de l'Etat qui vient de sortir, je trouve bien davantage matières à réflexion(s) que dans La dernière piste, personnellement..
(s) Ta d loi du cine, "squatter" chez Dasola
Écrit par : ta d loi cu cine | 04/11/2011
Bonsoir, Désolé, je mets du temps, en ce moment, je me pose peu sur mon blog...
Moi, il me semble que la découverte de l'arbre, c'est une assez jolie fin, ouverte certes mais une fin.
Matière à réflexion, je ne sais pas. On dit du bien de ce film.
Écrit par : Vincent | 09/11/2011
Complètement en accord avec ta belle critique !
Je rejoins ton avis à 100% sur ce très très beau film :
http://ilaose.blogspot.com/2011/12/la-derniere-piste.html
Écrit par : Rémi | 15/02/2012
Merci, Rémi, je crois que ceux qui ont fait l'effort d'aller voir ce film (c'est Edouard qui m'a incité à le faire) ont été conquis même s'il n'est pas d'un abord facile (faut se laisser un peu aller).
Écrit par : Vincent | 19/02/2012
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