Les réveils du Commissaire Rolandi (11/04/2012)
Le polar italien peut se diviser en trois grandes familles. Il y a le giallo avec ses codes propres qui ne met pas toujours la police au centre de ses récits mais se structure le plus souvent autour d'une enquête. Il y a le cinéma politique, c'est à dire un cinéma qui, dans les années 60 et 70, s'appuie sur le genre pour dresser un portrait critique du pays et de ses institutions. C'est dans cette veine célébrée dans les festivals et à l'étranger que s'illustrent des réalisateurs comme Francesco Rosi, Damiano Damiani ou Elio Petri. Et puis, n'hésitant pas à puiser dans les deux catégories précédentes, il y a un cinéma plus populaire, cinéma d'exploitation à usage national, le poliziottesco, qui prend la suite du western à bout de souffle, en recycle les artisans (réalisateurs, acteurs, techniciens) et lorgne du côté des succès américains comme Bullitt (1968), French connection (1971) et The godfather (Le parrain - 1971). Ces films mêlent en des cocktails plus ou moins subtils la violence, l'action, l'érotisme et une vision très sombre de l'Italie des années de plomb secouée par le terrorisme, l'instabilité politique et la criminalité. Politique donc, aussi, mais généralement sans nuance, s'éloignant de la rigueur des films-dossiers pour jouer l'ambiguïté d'une atmosphère de paranoïa, de défiance sur l'air du « tous pourris ». La police, corrompue à la tête, est célébrée à travers ses sans grades, simples commissaires ou inspecteurs (beaux, jeunes et athlétiques) amenés à adopter des méthodes faisant passer l'inspecteur Harry pour un aimable policier de proximité. Les titres sont emblématiques : La police ne peut pas tirer, le citoyen se rebelle, La police demande de l'aide, etc. On retrouve ici, après tout, les mêmes schémas simplistes que dans le western et le peplum, sauf qu'ils sont ancrés dans une réalité bien tangible : le quotidien d'une Italie bien réelle. Le côté allégorique, le jeu sur les codes, la fantaisie prenant place dans des espaces de pure fiction, ne fonctionnent pas. Ces polars provoquent un certain malaise par leurs excès, leurs complaisances (Meurtres d'enfant, viols, sadisme des criminels justifiant tous les débordements policiers), mais dans le même temps et avec le recul, ils sont d'excellents témoins d'une époque trouble et violente. Une époque d'attentats sanglants, de machinations politiques, des réseaux maffieux, de la loge P2 et de l'assassinat d'Aldo Moro. « En tuer un pour en éduquer cent », manipulations et corruption sont bien réels comme les lois d'exception et le spectre d'un retour du fascisme. Le polar italien, comme en son temps le film noir américain, devient le révélateur au sens photographique du terme, qui est après tout intrinsèque au cinéma, d'un état d'esprit, l'exutoire de sentiments de peur et d'exaspération face à un quotidien explosif.
Ceci posé, comme pour le western ou le peplum, le cinéma de genre en général, ce qui fait le prix des œuvres réussies c'est ce qu'elles arrivent à faire passer entre les schémas simplistes, et leur mise en scène. Une capacité à combiner l'action et la réflexion, à rendre palpable la tension, à créer une atmosphère, à faire vivre des personnages qui soient un peu plus que des pantins. A saisir aussi l'ambiance d'une époque en parcourant les rues des villes, les ports, les banlieues, faisant défiler devant les caméras les voitures (ah ! Les Alfa Giulia de la police), les objets, les intérieurs et les costumes.
A ce titre, La polizia ha le mani legate (1975), connu en france sous plusieurs titres grotesques, et réalisé par Luciano Ercoli est exemplaire. Ercoli est le producteur heureux des deux Ringo de Duccio Tessari et s'il a signé peu de films, on lui doit trois superbes gialli dont La morte cammina con i tacchi alti (1971) avec en vedette la belle Nieves Navarro (pseudonyme : Susan Scott), accessoirement sa femme, l'heureux homme. Il manifeste les mêmes qualités dans un genre que dans l'autre : préférence pour le suspense, goût modéré pour la violence, élégance des cadres en écran large et des mouvements de caméra qui balaient avec précision de grands espaces clos (L'hôtel ou le métro de La polizia ha le mani legate), jeu sur des montages complexes et sur le son, attention enfin aux personnages par une description attentive d'un environnement et de gestes quotidiens. La polizia ha le mani legate est donc d'une belle facture classique. A Milan, le commissaire Rolandi (Claudio Cassinelli) est sur la piste de trafiquants de drogue. Il se retrouve pris dans un attentat qui évoque le massacre de la Piazza Fontana de 1969. Il mène alors une enquête difficile, pris entre terroristes d'extrême gauche, manipulations d'extrême droite, corruption des services secrets et méfiance de l'intègre procureur Di Federico (Joué avec autorité par le vétéran hollywoodien Arthur Kennedy, admirable méchant des westerns d'Anthony Mann). Un tueur à gages s'en mêle et élimine les témoins potentiels l'un après l'autre, à commencer par le collègue malchanceux de Rolandi, Balsamo, joué par Franco Fabrizi que l'on a vu chez le gratin du cinéma Italien (Fellini, Antonioni, Cottafavi, Risi...). Si l'intrigue est compliquée à souhait par les scénaristes Mario Bregni et Gianfranco Galligarich, le fond est du très classique.
Mais dès la première scène, Luciano Ercoli propose un regard original à travers son personnage de policier. Le réveil du commissaire Rolandi, soigneusement découpé par les soin du monteur Angelo Curi (Opérant déjà sur les gialli d'Ercoli) nous fait pénétrer dans le quotidien d'un policier à la fois ordinaire et un peu décalé. Pour se réveiller, Rolandi a mis en place un ingénieux dispositif qui fait glisser son réveil de la table jusqu'à ce qu'il soit obligé de se précipiter pour l'empêcher de tomber. Homme d'action. Il se lève, caleçon, bâillement, chevelure ébouriffée. Il ouvre Moby Dick. Homme de conviction à la poursuite d'un idéal. Il se gratte la jambe du pied et passe dans la salle de bains tandis que se déclenche la magnifique partition de Stelvio Cipriani, sonorités métalliques, nappes mélodiques entêtantes, contribuant de manière essentielle à l'unité de l'ensemble. Rolandi salue sa concierge en sortant, il porte une longue écharpe vaguement rouge et des lunettes qui lui donnent un air d'enseignant. Sa voiture est une Mercedes d'occasion, toute cabossée avec une grande tache sur le côté. Tout est dans cette accumulation de petits détails, comme nous le verrons plus tard rattraper son sandwich qui glisse le long du tableau de bord. Nous verrons aussi le commissaire aller à la pêche avec sa maîtresse, la belle Papaya (Sara Sperati) et le couple fera l'amour dans la Mercedes. Ercoli aime les effets de contraste, Papaya, visiblement plus jeune que Rolandi, a une allure d'étudiante.
Longue ballade dans Milan au matin, entrée à la préfecture, Cipriani s'estompe. Le film commence. Appuyé sur ce quotidien, Ercoli va nous faire partager l'aventure de cet homme ordinaire quoique commissaire, happé par une conspiration complexe mais qui s'y débat comme un beau diable avec une obstination croissante. Surtout, Rolandi utilise toutes les ressources d'un métier qu'il maîtrise, bien plus que la violence de ses collègues de l'époque : Filatures, déductions, recoupements, réflexion, patientes recherches illustrées par l'épisode de l'oculiste. Et le film de décrire comment la violence du contexte met à mal cette conception noble de la fonction policière. Comment elle rend impuissante la ténacité de Rolandi comme l'intégrité du procureur Di Federico, comment elle provoque la mort du sympathique, presque comique, Balsamo abattu comme Marlon Brando chez Francis Ford Coppola, en achetant des fruits. La trajectoire du film enfonce Rolandi dans la noirceur, l'amène sur le terrain de l'action pure avec l'excitante poursuite du tueur dans le métro, le malmène physiquement et psychologiquement jusqu'au final que l'on peut voir, au choix, comme l'expression d'un renoncement moral où une concession de dernière minute au public. La dernière image se fige, comme dans tant d'autres films de cette époque, effet de style mais aussi l'expression de questions qui n'ont, alors, pas encore de réponse. La polizia ha le mani legate est porté par la composition de Claudio Cassinelli, peu bavard mais très précis dans ses gestes et expressions, il habite parfaitement son personnage et lui donne l'âme nécessaire. Il a un peu quelque chose de James Stewart. On le reverra dans plusieurs rôles proches où il fait merveille, et surtout pas mal de films de Sergio Martino avant qu'il ne trouve, bêtement, la mort dans un accident d'hélicoptère sur le tournage de Vendetta dal futuro en 1985.
Photographies : capture DVD Cecchi Gori
Sur Psychovision
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