Les routiers sont sympas (16/03/2012)
Les palais délicats seront sans doute consternés par la scène introductive de Il bestione (Deux grandes gueules) réalisé par Sergio Corbucci en 1974. Sandro Colautti, joué par Michel Constantin, descend de son camion, petit matin blême et frisquet à un poste frontière, et lache un pet sonore devant un jeune douanier ahuri. « Je le gardais depuis la Hollande » déclare notre héros. Les palais délicats auraient tort de se formaliser parce que le film va s'attacher à montrer ce qu'il y a derrière cette trivialité introductive, et que nous somme de façon un peu provocatrice dans la vérité du personnage, de la même façon que Sergio Leone nous avait présenté Juan Miranda pissant contre un arbre au début de Giù la testa (Il était une fois la révolution – 1971). Il n'y a guère que les cinéastes italiens de cette époque pour montrer de telles choses sans vulgarité ni mépris. En une minute, Corbucci dit avec clarté qui est Sandro Colautti, son boulot difficile, sa décontraction malgré tout, son côté un peu frustre, sa gentillesse, son côté physique habitée par la carrure massive de Michel Constantin, acteur limité mais sous estimé qui est ici parfait. Un peu plus tard, le réalisateur présentera avec la même efficacité et la même économie de moyens le personnage de Nino Patrovita joué par Ginacarlo Giannini, ses bottes de cow-boy, sa casquette enfoncée sur les yeux, sa nonchalance et cette façon qu'il a d'être en retrait. Une allure qui vient à la fois de l'apport de l'acteur tout droit sortit de Mimì le métallo et autres personnages joués pour Lina Wertmüller, comme du goût de Corbucci pour les caractères joués par Tomas Milian dans ses westerns, indiquant le côté rêveur, idéaliste et individualiste de Nino.
Il bestione a tout du western manqué, comme on dit garçon manqué. Corbucci et ses scénaristes, Luciano Vincenzoni et Sergio Donati, reconduisent le principe du duo masculin que beaucoup de choses opposent mais qui doivent travailler ensemble. En 1974, déçu par l'échec de La Banda J.& S. Cronaca criminale del Far West (Far West story – 1972), et par la tournure prise par le western italien, Corbucci s'oriente vers un autre cinéma tout en conservant le goût de l'aventure virile et la nostalgie des grands espaces. Il bestione peut se voir comme métaphore de cet esprit western, de sa perte (ou de son impossibilité) au sein d'une Europe quadrillée de frontières et de barrières. Reste juste le souvenir d'un idéal, un peu anarchiste, d'autonomie et de liberté, qui survit dans le regard des hommes, dans leurs actes pour tenir debout tout seuls et dans l'expression d'une solidarité pas tout à fait morte. On pense à ce qu'exprime à la même époque Sam Peckinpah qui utilisera de la même manière l'univers des routiers dans son Convoy en 1978. Corbucci transpose cet état d'esprit western dès le générique. Le camion de Sandro avale les kilomètres sur fond de plaines éclairées d'un soleil naissant (la photographie est signée du grand Giuseppe Rotunno) sur fond d'une ballade mélancolique chantée par Giannini lui-même et composée par les frères De Angelis (qui feront deux ans plus tard la partition du Kéoma de Castellari). La tonalité de ces images contraste avec la scène d'ouverture.
Sandro va donc rencontrer Nino à l'occasion de la visite médicale obligatoire pour les camionneurs. Son partenaire, trop âgé, est réformé et Sandro hérite du jeune homme. Sandro râle, bougonne, mais bien sûr au fil d'aventures picaresques, les deux hommes vont apprendre à s'apprécier. Ils vont décider de monter leur propre entreprise et acheter un beau camion, il bestione du titre. Comme dans ses westerns révolutionnaires, Corbucci creuse plusieurs veines de front. Une partie comique basée sur l'interaction entre Nino et Sandro où l'on retrouve des motifs connus : bagarre fordienne entre amis, partage de la même femme (Nino séduit la fiancée de Sandro lors du délicieux épisode polonais), coups fourrés. Une partie action traitée avec sérieux et brutalité, tournant autour du camion et des magouilles avec des truands, s'illustrant par une spectaculaire poursuite entre poids lourds et l'intense scène finale admirablement découpée et montée une nouvelle fois par Eugenio Alabiso, digne des grands moments du Duel de Steven Spielberg. Une partie enfin politique et sociale maillée dans le récit, appuyée sur une grande attention documentaire lorsque Corbucci décrit la visite médicale, le mariage en banlieue, l'ambiance des entrepôts où le restaurant des routiers.
Cette dernière scène est emblématique de l'art de Corbucci qui orchestre par une multitude de plans assemblés par Alabiso le repas des chauffeurs en une séquence au lyrisme musical et populaire transfigurant le trivial de la matière par une forme très maîtrisée. Il y a à là quelque chose de l'écrémeuse d'Eiseinstein. Avec le temps, ce genre de scène prend une précieuse valeur de témoignage, un portrait de l'Italie et de l'Europe des années 70 dont le moins que l'on puisse dire est qu'il n'est pas folichon. Une nouvelle fois Corbucci oppose un individualisme rageur aux mécanismes d'une société qui brise les hommes. Dès que l'on est plus de quatre, on est une bande de cons chantait Brassens. C'est aussi le credo de Corbucci qui dirige ses coups sur les patrons (Hommes de main filmés avec des fusils comme ceux du major Jackson de Django (1966)) comme sur les syndicats incapables d'aider le vieux compagnon de Sandro, comme sur les médecins du travail à la réforme mécanique qui ne se soucie pas des conséquences humaines. Égoïsme, impuissance et froideur à tous les étages. Le fond du film est sombre, à peine tempéré par l'humour, cet humour grinçant de la comédie italienne, et la chaleur qui se dégage du portrait des deux amis. Comme pour Sonny et Jed, comme pour Paco et Kowalski, Corbucci dissimule à peine sa tendresse pour ses personnages de marginaux magnifiques sous le voile de l'action et de la farce.
Photographie Nocturno.it
La scène du restaurant
11:50 | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : sergio corbucci | Facebook | Imprimer | |
Commentaires
Bonjour Vincent, comment allez-vous? Et comment vas le jeune Adrien?
Voilà encore un filme de Corbucci que je ne connais pas! Ce Monsieur à filmographie incroyable et ce filme me semble bien intéressant, une digressions sur le road movie, le Western moderne par excellence, Corbucci était un malin, il savait rebondir à chaque nouvelle mode du monde cinéma. Et en plus il y a Michel Constantin acteur que j'aime bien, toute mon enfance! La nostalgie camarade en guérie pas, c'est comme de son enfance.
Écrit par : claude kilbert | 16/03/2012
Bonjour Claude, un peu absent du blog ces derniers jours. Tout va bien, mais Adrien demande pas mal de temps. Normal.
Sinon, oui, ce film vaut vraiment le coup, il n'y a pas de DVD mais on peut le dénicher sur Internet en VOD. Bonne journée.
Écrit par : Vincent | 26/03/2012