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16/06/2012

Cannes séquence 6

Grands soirs

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Délicieux hasard de la programmation cannoise, le golden boy Eric Packer joué par Robert Pattinson s'interroge dans Cosmopolis sur la vie secrète de sa vaste limousine blanche : « Je me demande où elle peut aller le soir ? ». La question du film réalisé par David Cronenberg trouve sa réponse dans Holy motors de Leos Carax, dont le monsieur Oscar joué par Denis Lavant vit également dans l'un de ces paquebots sur quatre roues, identiquement piloté par un fidèle chauffeur-garde du corps. Les deux œuvres entraient ainsi en une étrange résonance. Dans Cosmopolis, le héros traverse une ville en proie au chaos, visite présidentielle à haut risque, émeutes, crise, le capitalisme s'effondre nous dit t'on. Grand bien lui fasse ! Des citations de Marx (Karl, pas Groucho) fleurissent sur les murs, les entartreurs français sont de sortie, et Packer a décidé de se faire couper les cheveux. Comme il a ses habitudes, c'est de l'autre côté de la ville et Packer n'est pas décidé à écouter les conseils avisés de son garde du corps Torval, branché en permanence sur les informations d'un mystérieux central. Packer embarque donc dans la limousine et entame sa longue traversée vers son salon de coiffure favori. Au fil des étapes, il reçoit, comme Oscar, par exemple au jeu des résonances, une Juliette Binoche sexy et bien excitée. Il contemple également sur ses écrans de contrôle sa chute, c'est à dire ses affaires qui vont mal, une sombre histoire de spéculation sur le Yuan qui échoue. Mais on sent bien qu'il s'en fiche, de Binoche comme du Yuan.

Cosmopolis est plutôt une bonne nouvelle. Après une série de films plus ou moins réussis mais à l'esthétique assez hollywoodienne (Adaptation de bande dessinée, stars, moyens), David Cronenberg retrouve les exigences d'un budget plus réduit (c'est Paulo Branco qui produit) et les lignes esthétiques de Crash (1996), surfaces froides et couleurs chaudes, corps sublimés mais étrangement lisses, atmosphères suspendues comme en demi-rêve. Ou demi cauchemar. J'ai senti aussi quelque chose de plus vital pour Cronenberg dans cette adaptation du roman de Don DeLillo, quelque chose qui soit en prise directe avec son époque, quelque chose à exprimer sur ce foutu monde qui va si mal. Mais Cosmopolis est très bavard. Les personnages ne cessent de tenir le crachoir, quoi qu'ils fassent, y compris quand ils baisent. Ceux de Crash le faisaient aussi, mais pas de cette manière systématique. J'ai lu qu'il s'agissait des dialogues d'origine du roman de DeLillo. Je veux bien, mais je ne l'ai pas lu et puis ce n'est pas le problème. Je suis face à un film qui doit tenir sur ses deux jambes, tout seul comme un grand. Or la parole dans Cosmopolis étouffe le film en parasitant la force visuelle de Cronenberg. Le réalisateur n'exploite pas complètement les possibilités de son récit, à commencer par cette voiture extraordinaire, bulle et forteresse, univers intime et prison dorée, connectée au dehors par toutes les ressources de la technologie moderne tout en étant aveugle et muette, œuvre d'art lisse et blanche transformée en monument d'art urbain par la grâce de graffeurs extérieurs. Le talent si particulier de Cronenberg est bien présent, mais sur le moment, il est masqué par ce long tunnel verbeux, encombré d'un fatras de langage capitaliste et boursier, obscur ce qui est sans doute l'objectif, mais qui sonne comme ces jargons pseudo-scientifiques dont raffolent les équipages de vaisseaux spaciaux (Enclenchez le gyroscope d'hyperpropulsion, monsieur Spock !). Comme dans 2001(1968), j'aurais aimé que le film respire et que les images prennent leur élan. Ce sentiment se retrouve dans la dimension érotique du film. Si Juliette Biboche et la somptueuse Patricia McKenzie payent de leur personne, Cronenberg ne trouble jamais comme il a su le faire dans ses plus belles réussites. Sentiment mitigé donc pour le Grand Soir de Cronenberg qui rassure sur ses capacités intactes à innover, à être audacieux et à manier son humour vif et tranchant.

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Un camarade blogueur et désormais critique me disait ne guère goûter la révolte « financée par Canal + » du film de Benoît Delépine et Gustave Kervern, Le grand soir. Ce paradoxe mérite d'être relevé, et il l'a été, face aux pitreries à la fois attendues, espérées et redoutées des réalisateurs grolandais et de leurs acteurs sur la croisette. Il me semble pourtant que le film vaut mieux que cela, justement parce qu'il n'est pas le brûlot que l'on essaye de nous vendre, tout en l'étant parce qu'il ne l'est pas. Je ne sais pas si vous me suivez dans ce qui précède, mais ça va aller. Arrêtons de faire le malin pour filer la métaphore musicale : Le grand soir est en phase avec le punk ludique des Wampas, en concert dans le film, et loin de la rage radicale des Béruriers noirs ou de Parabellum. On imagine mal d'équivalent cinématographique de Concerto pour détraqués sur tapis rouge. Le grand soir est assez basique. Soit deux frères, l'un est punk à chien, l'autre vendeur en matelas. L'un est Not joué par Benoît Poelvoorde, l'autre est (sera) Dead joué par Albert Dupontel. L'un est libre (c'est bien un peu dur, mais ça va), l'autre est victime de la crise (La grande et puis une plus personnelle). Le second méprise le premier, mais quand il se fait virer et pique la grosse déprime (jolis moments chez Dupontel), le premier le prend sous son aile et le convertit à la punkitude. Ensemble, ils vont tenter d'ouvrir les yeux des masses populaires sur l'aliénation consumériste. Et le film de naviguer entre les gros sabots de ses intentions affichées (Ça va péter les enfants) et un regard nettement plus nuancé sur l'épopée de ses deux héros (Ça ne pète pas si facilement). Regard parfois cruel quand les deux compères essayent d'empêcher un quidam paysan de se suicider, avec un résultat aussi spectaculaire qu'inattendu. Pour filer cette fois la métaphore politique, Le grand soir, c'est le programme enflammé de Mélenchon passé au regard pragmatique de Hollande. Ce qui rappelle l'injonction de John Lennon : « You say you want a revolution, you'd better free your mind instead ».

Mais c'est plutôt bien pour le film. Kervern et Delepine adoptent une jolie forme classique, récit linéaire, écran large, cadres amples un peu western, photographie lumineuse de Hugues Poulain qui joue avec l'immense décor réel d'une de ces affreuses zones commerciales et ses couleurs vives en plaques, façon bande dessinée ligne claire. L'endroit en deviendrait presque beau. A l'intérieur, les réalisateurs élaborent quelques gags bien construits sur la durée et l'espace : le jeu de Not avec les caméras de surveillance, la maltraitance du pingouin, les ballons crevés par un Dead ivre, l'épluchage « à mort » d'une patate, le joli travelling latéral suivant la traversée les deux frères dans les pavillons, Not grimaçant et crachant sur une vitre sans tain derrière laquelle se tiennent les clients d'un restaurant (gag déjà vu chez Jackie Chan), la colère à retardement sur le panneau publicitaire avec le chat, la leçon de marche punk. Il faut y ajouter le magnifique dialogue à la Pierre Dac entre le père du duo et un copain vigile. C'est le meilleur du film, porté par le duo d'acteurs qui s'est visiblement bien amusé et les apparitions réussies de Brigitte Fontaine, Noël Godin, Bouli Lanners, Gérard Depardieu et Yolande Moreau, éclats d'humanité dans un univers désespérément uniforme. Et le grand soir s'efface pour un petit matin mélancolique.

Cosmopolis sans réserves chez le Dr Orlof, Balloonatic et sur le Ciné Club de Caen

Le grand soir chez le Dr Orlof

Photographies : © Stone Angels et  © Ad Vitam