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09/02/2015

Lectures pour tous

En attenant un compte rendu de mon passage au festival de court métrage de Clermont-Ferrand, il y a de quoi lire en ligne. L'équipe de Zoom arrière vous invite à revenir sur l'année 1973 pendant que s’égrène le compte à rebours de 1974 sur face bouc, mais aussi vous propose un regard sur 2014. Le site italien Niente popcorn évoque la riche carrière de l'un de nos réalisateurs fétiches, le grand Sam Peckinpah. Senses of ciema revient sur le dernier et très beau film de Claude Sautet, Nelly et Mr Arnaud (1995). Sur Cinématique, Ludovic publie un beau texte passionné sur le nouveau film de Robert Guédiguian, Au fil d'Ariane (2014), passé trop vite dans les salles malgré ses évidentes qualités. Pour les amateurs de listes, enfin, signalée par Gérard Courant, une liste des cent films italiens qui comptent, avec quand même quelques manques côté cinéma populaire, mais plein de pistes pour parfaire sa culture en la matière. 

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Photographie Diaphana

04/01/2015

2014, petit bilan

Trois chefs d’œuvre, deux inédits excitants, un film sensible, deux fidélités, un western agréable, un court métrage : dix, le compte y est. le-vent-se-leve-11.jpg

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De haut en bas et plutôt dans l'ordre : Kaze tachinu (Le vent se lève) de Hayao Miyazaki,  Kaguya-hime no monogatari (Le Conte de la princesse Kaguya) de Isao Takahata, Timbuktu d'Abderrahmane Sissako, Kodachrome de Agathe Corniquet, Julien Doigny, Nicolas Lebecque, Thyl Mariage et Lydie Wisshaupt-Claudel, La chambre bleue de Mathieu Amalric, La machina de Thierry Paladino, Jimmy's hall de Ken Loach, Au fil d'Ariane de Robert Guédiguian, The salvation de Kristian Levring et  Moul lkelb (L’homme au chien) de Kamal Lazraq. Photographies : Studios Ghibli - Le pacte - Alfama films - Zentropa - DR.

11/06/2011

Cannes 2011 : humanisme

"Vous voulez parler à Dieu ? Allons Le voir ensemble, je n'ai rien de mieux à faire."

Il en est ainsi, encore et toujours, entre réalisateurs qui entreprennent de dialoguer avec des concepts à majuscule et ceux qui vont filmer à hauteur d'homme. L'un n'empêche pas l'autre, c'est juste une question de point de vue. Donc aussi une question d'esthétique. Et ma préférence, de plus en plus marquée, va aux seconds. Je ne vise personne, du moins pas en particulier, c'est juste question d'introduire deux de mes cinéastes fétiches.

Si l'idée de voir Gérard Meylan et Jean-Pierre Darroussin en dockers CGTistes partager un pastis avec vue sur l'Estaque vous défrise, laissez tomber Les neiges du Kilimandjaro, le nouveau film de Robert Guédiguian. Si en revanche, vous vous réjouissez de l'occasion de cet apéro entre amis, c'est un film pour vous. Et pour moi. Après une décennie de projets ayant souvent ouvert son cinéma à de nouveaux horizons (film de genre, retour aux sources, brillantes évocations historiques), Guédiguian retourne sous le soleil de Marseille et de son quartier fétiche, retrouve son petit monde de prolos à l'ancienne pour une histoire inspirée d'un poème de Victor Hugo, Les pauvres gens, qui voit une famille de pêcheurs pauvres adopter deux orphelins. Les neiges du Kilimandjaro renoue avec l'esprit des contes populaires et politiques travaillée d'humour et de mélodrame que sont L'argent fait le bonheur (1993) ou Marius et Jeannette (1997).

Jean-Pierre Darroussin est donc Michel qui se retrouve en pré-retraite suite à une charrette de licenciements sur le port, charrette dont il a organisé sans illusion le tirage au sort. Sans illusions, mais avec éthique. Ariane Ascaride est sa femme Marie-Claire qui s'occupe de vieilles personnes à domicile. Ils ont des enfants grands et installés, des petits enfants, une maison simple mais qui pèse son poids d'histoire avec terrasse et vue sur les vieilles ruelles. Ils sont tranquilles. Leurs amis se cotisent pour leur offrir un voyage au Kilimandjaro parce que Marie-Claire aime la vieille rengaine chantée par Pascal Danel. Un soir, tapant le carton avec leurs amis (Gérard Meylan et Marilyne Canto), ils sont agressés et l'argent du voyage volé. Traumatisme. Guédiguian déploie alors sa dialectique. A l'origine du vol, il y a un collègue de boulot qui a fait partie de la charrette. Lui est jeune, vit en HLM, sans ressources, l'avenir bouché, élevant seul ses deux jeunes frères. On voit venir les développements, le dilemme moral qu'induit la situation. Guédiguian l'empoigne à bras le corps à travers son couple vieillissant et adorable. D'aucuns le taxeront de naïveté, mais il va au bout de son projet, en explorant les nuances via la galerie de personnages écrits avec la complicité renouvelée de Jean-Louis Milesi. Enfants, amis, policier désabusé, voisine amoureuse, chacun apporte son point de vue et évolue au cours de l'intrigue et en fonction de l'évolution du couple principal. S'appuyant sur l'empathie que l'on ressent pour ce petit théâtre humain, Guédiguian joue avec le manichéisme sans jamais y tomber, brassant ses thèmes de prédilection, affirmant une nouvelle fois, face à la perte du collectif et aux échecs du politique comme du syndical, la force de choix individuels et moraux reposant sur la solidarité. Avec un pastis bien frais, et quelques olives noires, cela passe plutôt bien. Si Robert Guédiguian a le chic pour filmer ses acteurs (portraits solaires d'Ariane Ascaride, visage de Jean-Pierre Darroussin sculpté dans la pénombre, photographie de Pierre Milon), l'art de nous immerger dans une scène de groupe et une certaine façon de faire monter la tension (belle scène au commissariat de la confrontation entre Michel et son voleur), j'ai regretté un recours assez systématique au champ-contrechamp dans les nombreuses scènes de dialogue et un curieux calage des plages musicales qui parasitent par endroit, justement, les dialogues. Par contre on retrouve son talent pour intégrer à sa troupe de nouveaux talents, ici Grégoire Leprince-Ringuet dans le rôle du jeune voleur un peu buté et Robinson Stevenin en flic sombre. Tous les deux arrivent du précédent L'armée du crime (2009). Beaucoup de plaisir aussi de revoir Julie-Marie Parmentier en voisine. Ils apportent un contraste avec la vieille garde filmée avec beaucoup de tendresse, illustrant le rapport entre génération cher à l'auteur. Bref, l'apéro, Robert, tu peux me remettre ça.

Nanni Moretti, cher Nanni, trop rare Moretti. Son cinéma est toujours un tel plaisir, humour, intensité, légèreté, intelligence, ma si, vraiment. Plus inspiré par son faux pape que par son presque vrai Berlusconi, il fait de Habemus papam une version ecclésiastique de son plus beau film, Palombella rossa (1989). Michel Piccoli incarne un cardinal qui est élu pape à l'issue d'un scrutin paradoxal où les participant prient tous pour ne pas être élus. Touché par le poids de sa nouvelle charge, le nouveau pape craque en direct sur le balcon dominant la place St Pierre de Rome comme autrefois l'élu communiste à la télévision. Envahi par le doute, en proie à la crise de foi, il va devoir plonger dans son passé pour se retrouver, retrouver l'homme et non la fonction. Non habemus papam, finalement. Là-dessus, Moretti écrit avec Francesco Piccolo et Federica Pontremoli une brillante comédie feutrée qui met en parallèle la recherche existentielle du presque pape avec le dilemme des cardinaux réunis en conclave et coincés au Vatican tant que le pape n'a pas béni la foule et, par ce geste, validé son élection. D'autant que le pape fugue, que les fidèles et les media du monde entier attendent avec ferveur. Alors ce pape, ça vient ? En dernier recours, le chargé de communication des mitrés préconise le recours à la psychanalyse. Le meilleur des spécialistes, athée et amusé, rejoint la noble assemblée. Incarné par Moretti soi-même, le cheveu un peu plus blanc et l'œil toujours aussi vif, il pose un regard gentiment ironique sur la pourpre et l'or. Et il finit par organiser, pour tromper l'attente, un tournoi de volley-ball dans les cours des anciens palais. Moretti réalisateur va là où on ne l'attendait pas forcément avec ce regard débonnaire et attendri, plus espiègle qu'ironique. Il débusque en une délicieuse série de portraits la part d'enfance de chacun. Il faut voir la savoureuse séquence du vote, filmée comme une interrogation écrite à l'école, avec les prélats suçant leur stylo, tirant la langue sur leur feuille, cherchant à copier sur leur voisin. Plus tôt, nous les avons vu, ballet des éminences, défiler dans les couloirs renaissance, dignes, raides, concentrés, longue procession rouge, blanc et or (superbe plastique des plans), marche solennelle à la façon des pingouins sous les plafonds Renaissance. C'est un sommet pictural de l'œuvre de Moretti, de sa veine fellinienne, renvoyant au ballet coloré du pâtissier trotskyste.

Cherchez l'enfant, vous trouverez l'homme. Comme Michele cherchait désespérément les goûters de son enfance, le presque pape remonte jusqu'à sa véritable vocation. Cette approche sans ironie facile et peut être attendue, rend plus poignante la quête de cet homme joué tout en douleur contenue par Piccoli. Donc le pape prend un café, une chambre en ville, rencontre des gens, (re)devient un homme comme les autres. Et de scène amusante (la visite à la femme psy du psy) en scène touchante (les souvenirs évoqués), c'est dans un théâtre que la quête trouvera son aboutissement, une belle salle ancienne, miroir des palais épiscopaux, progressivement envahie par les cardinaux venus en terre étrangère récupérer le fugueur. La construction du film est admirable, à la fois décontractée et rigoureuse, utilisant de façon habile des plans documentaires (la foule sur la place) et différents décors, bonheur des palais romains, qui donnent une illusion parfaite et plutôt spectaculaire du Vatican. La photographie de Alessandro Pesci est chaude, se régalant des multiples jeux de couleurs qu'autorise le sujet. Moretti renouvelle sa forme pour une nouvelle exploration, comme l'homme de l'Estaque, de ses obsessions favorites : le sport, les pâtisseries, les discussions, Rome... le tout sans grandiloquence ni envolée mystique. Et sans avoir besoin, élégance suprême avec un tel sujet, de faire intervenir l'oeil de Dieu. Car Dieu n'est rien face à un jeu de ballon. Mais je ne vise personne.

Je suis tenté de rattacher à ces deux films admirables celui de Takashi Miike, Ichimei, remake du Seppuku (Hara-kiri - 1962) de Masaki Kobayashi. Je connais mal l'œuvre prolifique de Miike et ce que j'en connais est plutôt éloigné de ce film carré et sensible quoiqu'un peu raide. Mes lecteurs savent mon peut d'appétence pour le remake, mais ici, ne connaissant pas l'œuvre originale, j'ai pu apprécier le film sans arrière pensée. Pourtant, je n'ai cessé d'avoir, durant la projection, le curieux sentiment, pas désagréable au demeurant, de voir un film japonais des années 60. Écran large, photographie contrastée façon Technicolor, jeu des acteurs, sobriété des effets, composition précise des cadres, Ichimei me semble respecter l'original (je vais bientôt vérifier), loin de l'aspect moderne d'un film comme Tabou (1999) de Nagisa Oshima par exemple et surtout loin des audaces et outrances de nombre de films de Miike. Il ressemble tellement à un film des années 60 que le relief non seulement n'apporte rien au travail sur la profondeur de champ mais fini par s'oublier. Presque. Même Ebizō Ichikawa dans le rôle de Hanshirō Tsugumo ressemble à s'y méprendre au grand Tatsuya Nakadai du film original dont il retrouve parfois le regard brûlant.

Loin de ses histoires provocantes, Miike donne à voir un conte à haute teneur morale. Un drame combinant le sens de l'honneur exacerbé des samouraïs avec la pauvreté pouvant sévir à l'époque Endo. Le jeune Motome a épousé la fille de Tsugumo et a eu un fils. Les deux hommes, suite à la disgrâce de leur clan sont des samouraïs pauvres. Suite à la maladie de la femme et de l'enfant, désespéré, Motome se rend chez un noble et feint de vouloir se suicider, espérant susciter de la compassion et se voir proposer un emploi ou de l'argent. Mais ce sont des temps impitoyables et le noble refuse. Piégé par la rigidité du code d'honneur des samouraïs, Motome accompli le suicide rituel de manière atroce. Miike fait de cette scène un grand moment intense, misant intelligemment sur la violence psychologique et sociale plutôt que sur une violence visuelle que l'on aurait pu craindre. Tout ceci est raconté en flashback par Tsugumo, venu à son tour chez le noble, feignant le désir de suicide mais cette fois pour apprendre la vérité sur le sort de son beau-fils. Ichimei est tragédie et parabole, condamnation des rigidités d'une société cruelle qui amène des hommes de valeur comme Tsugumo et Motome a être incapable de prendre soin des leurs, à privilégier le culte de la mort (le suicide rituel) à celui du savoir (les livres de Motome) et de la poésie (les ombrelles de Tsugumo). D'une grande beauté plastique, le film me semble un peu décalé par rapport à son époque, la notre, décalage qui vient peut être de son statut de remake, mais qui est aussi à sa façon, du même ordre que celui de Guédiguian filmant ses dockers CGTistes, une certaine façon de voir et de montrer la condition humaine. Un regard pour moi précieux.

16/05/2011

Cannes jour 3

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Bé omid e didar de Mohammad Rasoulof, Les neiges du Kilimandjaro de Robert Guédiguian et Habemus papam de Nanni Moretti, belle journée.

09/11/2009

L'armée du crime

Sujet

J'y serais allé, même si L'armée du crime n'avait pas été signé Robert Guédiguian. Ce film me parle. Il y a une vingtaine d'années, j'avais lu Ils étaient juifs, résistants, communistes d'Annette Wieviorka qui retraçait le parcours de la Main d'Oeuvre Immignée (MOI) et en particulier du « groupe Manouchian ». J'y avais découvert une autre facette de la Résistance, complexe, et l'idée, cette idée que l'on retrouve chez George Orwell, Javier Cercas, Jorge Semprún, Eric Hobsbawm et sans doute pas mal d'autres, d'un long combat qui commence en Espagne et en Éthiopie et dont les action, en France au cours de la seconde guerre mondiale, ne sont que la continuité. Un combat à mort entre deux conceptions de la vie. Que Robert Guédiguian se retrouve sur ce projet semble assez évident, même si ce n'était pas lui qui devait faire L'armée du crime à l'origine, mais cette évidence dépasse largement l'anecdotique (L'Arménie, le communisme). Tous les films de Guédiguian, depuis Dernier été en 1980 sont des épisodes de ce combat, leur continuation moderne, et sont traversés par ses traces et ses séquelles.

Engagement

Parcours étonnant de la part du cinéaste, vaste mouvement en arc de cercle. Il commence à faire du cinéma quand il quitte le partit communiste. Toute la première partie de son oeuvre est centrée autour de l'idée de la perte des idéaux. Dieu vomit les tièdes en 1989 en est le titre emblématique. Ses personnages ont perdu leur foi, ils ne savent plus se battre ou contre qui se battre. Ils gardent pourtant comme une nostalgie de cet idéal perdu qu'ils ne savent plus formuler. Il se raccrochent à des signes, quelques fondamentaux comme Ay carmela ! La chanson des républicains espagnols murmurée à la fin de A la vie, à la mort (1995) ou cette Internationale que le chauffeur de taxi joué par Jean-Pierre Darroussin connaît en cinq langues dans La ville est tranquille (2000). Ce dernier film, peut être son plus beau en tout cas le plus sombre, marque un point de non retour avec le suicide du personnage emblématique joué par Gérard Meylan. A partir de là Guédiguian, me semble-t'il, met en scène ce qui conduit à retrouver un idéal comme la petite phrase qui permet à l'héroïne de Mon père est ingénieur (2004) de sortir de son mutisme et de se battre à nouveau. Le promeneur du champ de Mars en 2005 est une première sortie de l'univers de l'Estaque, de l'espace cinématographique local patiemment construit. A travers le personnage de François Mitterrand au soir de sa vie, c'est une façon pour Guédiguian d'empoigner franchement l'Histoire et, non pas de régler des comptes, mais de proposer une méditation critique sur l'expérience de la gauche de gouvernement. Un travail de deuil d'un autre type auquel l'âge apporte une certaine sérénité, une lucidité qui n'exclut pas l'admiration. L'autre étape capitale est bien sûr le retour aux sources, Le voyage en Arménie (2006) qui permet d'évoquer près de cent ans d'histoire d'un peuple, les convulsions du siècle (génocides, exils, résistances) et de dresser une sorte d'état des lieux contre lequel il va falloir se battre encore comme quand Anna, toujours la lumineuse Ariane Ascaride, s'empare du revolver devant le salon de coiffure, comme quand les trois pieds-nickelés de Lady Jane (2007) savent s'enflammer encore par amour. Ceci me semble conduire logiquement vers cette Armée du crime, récit très pur sur l'engagement le plus total. Dans un monde pétri d'idéal et d'optimisme, ce devrait être un film de jeune homme. Dans notre monde désespérant, il est remarquable que ce soit aujourd'hui l'aboutissement du parcours de cinéaste de Robert Guédiguian.

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Mise en scène

Je ne sais pas si cela a été beaucoup remarqué, mais la première scène de L'armée du crime est identique à celle de Un prophète de Jacques Audiard. Des plans serrés sur un/des prisonniers dans un fourgon cellulaire qui traverse la ville. Contrechamps vers l'extérieur et la vie qui continue. Un arbre, un mur, des enfants, les quais de Seine, des gens. Libres. Le regard des prisonniers. Chez Guédiguian, en plus, quelques paroles furtivement échangées. Les deux scènes sont pareillement efficaces, dans le sens qu'elles sont claires dans ce qu'elles expriment et savent faire naître une émotion. Pourtant beaucoup ont loué parfois dans l'hyperbole le travail d'Audiard, alors que celui de Guédiguian me semble négligé quand il n'est pas rejeté avec l'argument de l'esthétique télévisuelle. Ce n'est pas la première fois que ses films sont traités de « téléfilms ». Peut être parce que sa mise en scène a des bases classiques et que c'est plus facile de ne pas approfondir pour se concentrer sur le fond, pour attaquer le fond, l'attachement viscéral à la classe ouvrière, la réflexion idéologique, les policiers aux yeux bleus qui font peur. Pourtant, la scène filmée par Guédiguian est bien plus complexe que celle d'Audiard. Elle joue à plusieurs niveaux. Chez Audiard, il y a une idée forte : la privation de liberté de Malik, un sentiment de perte, une simplicité et une efficacité de film noir. Chez Guédiguian, cette même idée se double du sentiment de l'enjeu, de la raison pour laquelle ces hommes et cette femme sont prisonniers (et vont mourir mais on est pas encore censé le savoir) : pour que la scène à l'extérieur puisse avoir lieu, pour que ces gens, insouciants, puissent vivre en paix. Le plan sur le couple avec le landau contient à la fois l'idée de liberté perdue mais entre aussi en résonance avec l'épisode où l'on voit Olga Bancic, la prisonnière, laisser son enfant chez des paysans, et se rajoute l'idée du combat quand Olga se demande s'il n'y a pas une grenade dans le landau, ce que l'on apprendra plus tard qu'elle avait fait. En quelques minutes, Guédiguian exprime la tragédie individuelle et le combat historique sans négliger ses personnages. Si c'est du téléfilm, je devrais regarder plus souvent la télévision.

Mise en espace

Sa façon de gérer l'espace est très maîtrisée. L'armée du crime, c'est un film d'actions. Un film où l'on tend des embuscades, où l'on court, où l'on tue, où l'on crève. Guédiguian est très fort pour planter un décor, donner le sens de la géographie d'un lieu, par exemple la place lors de l'une des attaques. Tout est mis en place avec précision comme dans le meilleur cinéma de genre et la violence explose avec une sécheresse qui fait sursauter. Il n'y a pas de fascination dans cette violence, mais le sentiment de sa brutalité, quand bien même ce sont des ennemis mortels que l'on élimine. Guédiguian est l'un des rares à savoir faire cela et je lui pardonne la surenchère d'effets lors de la première action de Manouchian, le seul moment qui m'ait fait tiquer parce qu'il n'a pas su se décider entre ralenti, surimpression et travail sur la couleur. Les trois ensemble, c'est trop. Heureusement que le plan suivant, avec les gestes et les regards incrédules de Manouchian et Rayman devant le résultat de leur action, sonne tout à fait juste.

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Acteurs

La mise en scène de Robert Guédiguian est discrète parce qu'il sait laisser de la place aux acteurs. Sa troupe, au sens de la John Ford 's Stock Company, est l'une des plus remarquable du cinéma français moderne. Jean-Pierre Darroussin compose un personnage tout en ambiguïté, longtemps difficile à cerner avant de révéler sa véritable nature, une de ses compositions les plus fortes. Gérard Meylan y incarne une nouvelle fois, brièvement mais intensément, la conscience du cinéaste. Ariane Ascaride est un personnage pivot. Ce qui est remarquable, c'est comment Guédiguian a intégré ses acteurs « historiques » avec une étonnante galerie de jeunes comédiens et comment il harmonise l'ensemble. Ce n'est pas si nouveau et on rappellera ses réussites avec Jacques Gamblin, Marie-Julie Parmentier ou Jalil Lespert. Ici, de Robinson Stevenin à Grégoire Leprince-Ringuet en passant par les superbes Virginie Ledoyen et Lola Naymark, c'est une imposante distribution homogène qui donne vie et crédibilité à une aventure avant tout collective.

Autre qualité de Guédiguian cinéaste, il a un indéniable sens plastique pour les nus. Ceux qu'il a fait d'Ariane Ascaride dans Marie Jo et ses deux amours sont de toute beauté. Ici, si les scènes entre le couple Manouchian sont empreintes de beaucoup de tendresse, Guédiguian nous offre une superbe composition de la belle et rousse Lola Naymark tout à fait émouvante, photographiée sensuellement par Pierre Milon.

Présence

Sauf erreur de ma part, c'est la première fois que Robert Guédiguian apparaît dans l'un de ses films. Il est, simple silhouette, des compagnons de Missak Manouchian (Simon Abkarian, héroïque comme il faut) lors d'une première arrestation. Ne pouvant croire que cette apparition ait été dictée par la nécessité, j'imagine qu'il a ressentit pour la première fois qu'il avait une place à cet endroit précis, modeste éclat de mosaïque au sein de la fresque.

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Musique

Robert Guédiguian a à un rapport à la musique dans le film qui vaut bien celui de Quentin Tarantino. Il a toujours aimé mettre de la musique classique (la « grande » musique) sur ces petites histoires de prolos de l'Estaque. Il avait dit qu'ils le méritaient bien. Son utilisation de la musique se situe à trois niveaux et c'est dans L'armée du crime que c'est la plus remarquable. Il y a la partition grandiose, classique et enlevée d'Alexandre Desplat, peut-être le seul lien profond avec L'armée des ombres (1969) de Jean-Pierre Melville via les accents sombres et puissants d'Éric Demarsan. Il y a ensuite les chansons qui servent à donner de la couleur à l'époque et en sont un commentaire ironique, et enfin la musique « en situation », diégétique comme on dit, que ce soit le concert donné par les musiciens allemands, l'Internationale entonnée d'une tout autre façon que dans La ville est tranquille, mais surtout les chansons arméniennes qui sont utilisées dramatiquement, notamment dans la scène intense ou ces chanson, outre leur dimension affective, servent aux arméniens à faire croire à des policiers qu'ils fêtent un mariage avant de servir à masquer leur embarras, leur honte d'avoir dû porter un toast au maréchal Pétain. C'est évidemment magnifique et une nouvelle manière fordienne chez notre réalisateur.

Ford et Pagnol

Je ne crois pas que ce ne soit qu'une simple manifestation de mon obsession favorite. Robert Guédiguian est le plus fordien (le seul ?) des réalisateurs français contemporains. Je l'ai pensé depuis le début et il me semble qu'il a en souvent parlé. Il en parle avec plus d'assurance aujourd'hui « Quant au cinéma, quand je dis, pour être excessif, je veux bien garder John Ford et jeter tout le reste, c’est pour souligner combien nous avons besoin de raconteurs d’histoires. ». D'entrée, les bagarres de bistrot, la dégaine de Meylan, le sens du collectif, l'attention aux petites gens, la place (malgré tout) de la religion, les méthodes de production et cette fameuse troupe d'acteurs et de techniciens, ça m'a semblé très fordien. Et puis il y a eu Le promeneur du Champ de Mars qui reprenait bien des choses de The last hurrah (La dernière fanfare – 1958). Il y a aussi sa façon de mêler le tragique au comique, de pratiquer la rupture de ton. La scène de la grenade, quand ils veulent faire sauter le bordel et que Rayman perd la goupille, c'est une très belle scène dont on ne sait jamais comment elle va se terminer, entre suspense et grotesque avec ces mouvements en avant puis en arrière du groupe. Ford aurait pu tourner une scène pareille. Je pourrais citer aussi l'émotion qui se dégage de la scène du retour de Manouchian, quand Mélinée commence à lui retirer ses chaussures et qu'il l'arrête en lui disant qu'il est sale. J'y trouve la même délicatesse de ton que quand Martha lisse le manteau d'Ethan Edwards dans The searchers (La prisonnière du désert - 1956). L'utilisation de la musique participe de cela. La partition de Desplat, c'est Hageman ou Steiner et les chants arméniens, ce sont les ballades irlandaises et The girl i left behind me. Encore des histoire d'hommes marqués par l'immigration même s'ils sont de la seconde génération.

Pagnol, ce n'est pas loin même si c'est une autre histoire. Dès le début, Guédiguian n'a pas aimé qu'on lui en parle, la crainte du folklorique. Les deux hommes sont effectivement opposés politiquement. Pagnol, c'est aussi, hélas, le maréchal parlant à la radio dans La fille du puisatier (1940). Mais j'ai l'impression que ça c'est décrispé un peu. Côté cinéma, les deux hommes ont beaucoup en commun, les méthodes de production, la troupe encore, et puis l'inscription de leur cinéma dans un terroir, un territoire, une langue (c'est aussi ce que j'écrivais pour Paul Carpita). Le goût d'une forme classique qui n'exclut pas la recherche formelle. Il y a aussi une forme de pudeur dans la description des rapports hommes femmes et puis encore la relation au théâtre. Pagnol était un homme de théâtre qui a su devenir un grand cinéaste. Guédiguian est un grand cinéaste qui sait se nourrir de théâtre. Ça se retrouve dans la façon dont parlent les personnages, ils parlent une belle langue, et dans de nombreux dispositifs scéniques, des lieux organisés comme des scènes : les cours de L'argent fait le bonheur (1992) et Marius et Jeannette (1997), l'esthétique un peu fauchée de Rouge midi (1985), le bar du perroquet bleu.

La rue où vit la communauté juive, avec ce vieil homme et ses poules, si vivante puis si désolée, en est une nouvelle et poétique illustration. L'armée du crime confirme en ce qui me concerne que nous vivons une très belle année de cinéma.

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D'autres avis : Nightswiming, Préfère l'impair, Le blob.

Un entretien avec Guédiguian dans l'Humanité

Photographies : © Stéphanie Braunschweig source Allociné

08/05/2008

Joli mai : Boulevard du temps qui passe

Si je commence par vous dire que quand j'ai vu la bande annonce de Lady Jane, le nouveau film de Robert Guédiguian, j'ai pensé à un western, vous allez me traiter d'obsédé et vous n'aurez pas tort. Et vous pourrez légitiment vous demander avec angoisse comment je vais mélanger ça avec mai 68. Pourtant, en découvrant cette histoire d'une femme qui fait appel à deux anciens amants pour l'aider alors que son jeune fils a été kidnappé, je n'ai pu m'empêcher de penser immédiatement à Big Jake, western tardif et moyen de George Sherman dans lequel Maureen O'Hara faisait appel à John Wayne pour l'aider alors que son petit fils était kidnappé. La comparaison s'arrête là. Pourtant, pourtant... il y bien un peu de Ford chez le marseillais. La fidélité à une famille d'acteurs et de techniciens, quelques bagarres dans des bars où ne manque que l'ombre de Victor McLaglen, et puis ce parallèle noté par Skorecki entre Le promeneur du Champ de Mars et The last hurrah (La dernière fanfare), et encore Meylan qui fait un John Wayne très correct. Mais passons.

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Après son grand film « différent », Le promeneur du Champ de Mars, méditation sur le pouvoir, la mort et la Gauche ; après son retour aux racines, Le voyage en Arménie ; Robert Guédiguian revient à Marseille et à ses thèmes de prédilection. Sous ses allures de film noir au carré, Lady Jane est une nouvelle réflexion sur les idéaux de jeunesse malmenés par la réalité. Ses personnages incarnés une nouvelle fois par les fidèles Ariane Ascaride, Gerard Meylan et Jean-Pierre Darroussin empruntent le boulevard du temps qui passe et qui n'est pas tendre avec les vieux révolutionnaires. Le film est au carrefour (admirez les images circulatoires) de Dieu vomit les tièdes et de La ville est tranquille. Darroussin y est de nouveau l'idéaliste amoureux qui s'est confit dans une vie familiale et ordinaire et qui rue encore une fois dans les brancards. Il y est celui chez qui affleure encore toute proche l'énergie de la jeunesse, le goût de l'aventure, la passion. Meylan, avec son regard lourd et sa carcasse massive, à la John Wayne, oui, symbolise toujours un curieux mélange de force, d'intégrité et de profond découragement. Ça pèse cent kilos sur ses épaule solides. Ascaride, c'est le repère et le moteur. C'est l'énergie. C'est la femme. En dernier ressort, c'est toujours l'amour qui ranime la flamme de la révolte chez les personnages de Guédiguian. A partir de là, on peut filer la métaphore et ça se tient. Vingt ans plus tôt, tous les trois étaient des robins des bois qui volaient des fourrures pour les donner aux habitants d'un quartier défavorisé. Bandits aux grands coeurs, activistes, idéalistes, amants. Vingt ans après, tous les trois sont séparés, et chacun se livre à des activités symboliquement dérisoires et bien actuelles. L'un s'occupe d'une boite de nuit avec danseuses nues, l'autre vend des choses inutiles et chères dans un quartier chic et rénové d'Aix en Provence et le troisième répare des scooters des mers pour des trafiquants de drogue qui écoutent de la musique très loin des Rolling Stones. Ça marche moins bien pour le dernier, mais les deux premiers ont fait de l'argent. Beaucoup. Ça vous rappelle quelque chose ?

Ils n'ont rien transmit à la nouvelle génération (le fils d'Ascaride, les filles de Darroussin, le fils du bijoutier) qui paye leurs errements plein pot. Sans trop dévoiler les ressorts du suspense, le sort du fils enlevé d'Ascaride est la pensée la plus pessimiste exprimée par Guédiguian sur ce thème. Cela vaut celui du personnage joué par Julie-Marie Parmentier dans La ville est tranquille. Même horizon bouché. Seule une prise de conscience radicale, et à quel prix, pourra redonner un peu d'espoir. Du moins enrayer la dégringolade.

Guédiguian joue sur du velours avec cette histoire. De tourner avec les mêmes acteurs depuis 1980, de nous avoir montré le temps s'incruster dans leurs visages et leurs corps donne un poids inédit à son discours. Pourtant, j'aurais aimé aimer plus le film. Difficile de cerner ce qui m'a gêné, un peu. Sinon une photographie par moment médiocre, les scènes de nuit surtout. L'assassinat des trois dealers, on dirait qu'elle a été tournée en numérique. L'image est alors plate, indigne d'un film noir. Et elle contraste avec les beaux plans solaires, lumière d'hiver provençal sur les platanes. Mais alors que Guédiguian joue le jeu du polar, du montage sec et du rythme, il est un peu dommage qu'il n'ai pas plus travaillé sur les atmosphères typiques du genre. Le finale, également, manque un peu de souffle. Il aurait pu être plus lyrique ou plus tragique. La ville est tranquille reste à ce niveau son oeuvre la plus aboutie. Mais tel quel, Lady Jane ajoute un chapitre à une belle oeuvre parcourue des mouvements intimes d'une génération.

Photographie © Diaphana films

 

10/01/2007

Notes sur quelques films français en 2006

Un poil administratif ce titre, mais cette année, pas de liste. Paternité oblige, je suis allé très peu en salle et j'ai profondément modifié ma façon de voir des films en 2006. Du coup la seule liste que je pourrais éventuellement proposer, ce serait celle des mes regrets (très relatifs parce que ma fille est passionnante à tous points de vue). Après Avril, petit poème élégiaque à la beauté de Sophie Quinton dont je vous avais parlé en juin (je m'amuse d'un rien), j'ai pourtant réussi à voir quatre films correspondant à quatre styles que j'affectionne dans le cinéma français.

Ici Najac, à vous la terre de Jean-Henri Meunier est caractéristique de ces documentaires qui partent d'expériences personnelles et sont de plus en plus présents sur les écrans. Comme si ces films entendaient démontrer que la réalité dépasse bien la fiction, et qu'ils sont mieux à même de passionner les foules sur des sujets puisés au coin de la rue. Voire plus près. Ici, Jean-Henri Meunier s'est installé il y a une dizaine d'années à Najac, petit village de l'Aveyron, et tout est partit de l'envie de filmer son voisin. Un premier film sort en 2004, La vie comme elle va dont Ici Najac, à vous la terre constitue la suite. La force et l'intérêt ce ce film est qu'il n'aurait pu être qu'un pamphlet altermondialiste de plus mais que tous les clichés attendus sur ce sujet sont dynamités par la personnalité peu banale du fameux voisin, Henri Sauzeau, le poète de la mécanique. Le film est d'abord un éloge de ceux qui sont encore maîtres de leur temps, une sorte d'éloge de la paresse si l'on est sensible à la pensée de Lafargue. Et de ce temps maîtrisé, les habitants de Najac font ce qu'ils veulent sans dogmatisme et sans se transformer automatiquement en militant. Il y en a bien un ou deux qui sont dans cette démarche, mais ils semblent bien pâles face à l'obstination du poète de la mécanique qui met en avant la passion de son ex-métier, lui qui entasse machines et carcasses automobiles pour les retaper par pur plaisir de l'activité. Plus encore que le chef de gare hédoniste, il est le pivot de cette chronique construite comme une fiction autour de ses démêlés avec ceux qui ne comprennent pas cette poésie. Car au delà, il y la valeur d'une certaine forme de travail, la dignité d'un homme et l'absurdité d'un système ou le gaspillage (tous les gaspillages) est roi.

Je me suis rendu à Changement d'adresse de Emmanuel Mouret sur les conseils de Pierrot qui avait écrit dessus avec enthousiasme en août. La surprise a été totale car, n'ayant pas la télévision, j'ignorais tout de Frédérique Bel. Quel ravissement ! Comme Karin Viard, Sandrine Kimberlain ou Jeanne Balibar, elle dégage tout à la fois humour, sensualité et vivacité. On a beaucoup écrit sur les liens entre cette comédie pétillante avec certains films de la Nouvelle Vague, surtout François Truffaut période Doinel. Je lui ai surtout trouvé une très proche parenté avec les comédies de Bruno Podalydes, Versailles rive-gauche en particulier, pour son adresse à tirer partie d'espaces très réduits pour en faire le moteur de la comédie. Placer un couple en devenir dans 12 mètres carrés, c'est donner à chacun de leurs gestes, chacun de leurs déplacements, une dose de suspense sensuel chargé d'érotisme. Sur un canevas on ne peut plus éculé (un garçon rencontre une fille), Mouret montre une nouvelle fois que la réussite d'une comédie tient au rythme, à la mise en scène de l'espace et à la mystérieuse alchimie que l'on fait naître entre les comédiens.

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Partir pour mieux revenir, c'est un peu ce que j'ai pensé du Voyage en Arménie de Robert Guédiguian. Quitter l'Estaque et son petit monde confortable pour illustrer magistralement les derniers moments de François Mitterrand. Revenir l'espace d'une scène d'ouverture pour repartir sur les traces de son passé dans l'Arménie moderne. Retrouver une fois encore sa troupe pour les faire partir dans de nouvelles directions. Une grande part du plaisir que j'ai pris à ce voyage ne tient pas tant au côté « recherche de ses racines » mais à la prestation de Gérard Meylan en général arménien improbable et aux déambulations d'Ariane Ascarides. Tentation du cinéma de genre qui affleure parfois chez Guédiguian (film noir, comédie musicale, western), quand Ariane s'empare d'un revolver et tire dans le tas pour aider la jeune esthéticienne imprudente, j'ai pensé à la Gloria de Cassavetes. Guédiguian, c'est flagrant depuis La ville est tranquille, maîtrise parfaitement son art et s'en délecte. Ses films ont de la majesté et de la simplicité. De la classe.

Philippe Lioret, dans un autre registre, c'est un peu pareil. Je vais bien, ne t'en fait pas ne semble pas avoir intéressé grand monde. Tant pis pour eux. J'aime le cinéma de Lioret. J'ai toujours aimé les classiques. Mademoiselle et L'équipier étaient deux beaux classiques dans le registre de la comédie et du mélodrame. Son petit dernier est plus compliqué. Construit comme un film de Shyamalan en bien moins roublard, il a pourtant une apparence des plus réaliste. Mais il ne cesse de bifurquer, explorant quelques figures classiques du cinéma français actuel pour mieux les expédier et rebondir sur autre chose. L'héroïne a une dépression ? Ce qui ferait un film entier chez certains est réglé en vingt minutes. Le film élimine cliché après cliché, piste balisée après certitude de spectateur blasé pour nous obliger, lors de l'émouvant final à reconsidérer tout ce que l'on a vu. Plus que ce que l'on a vu (comme disons chez Shyamalan) ce que l'on a ressentit. Face à ce genre de films, j'ai toujours envie de retenir mon emballement et d'attendre une seconde vision, histoire de voir si ça tient la route. Patience, donc et, il faut le dire, Mélanie Laurent est superbe.

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Deux regrets cette année, Dumont et Brisseau. A vrai dire, je voulais les voir parce que l'on en beaucoup parlé dans les blogs de mes petits camarades. J'aurais voulu discuter sur du solide. Je ne pense pas que ce soit un acte manqué, mais ça ne s'est pas fait. Dumont, je le crains un peu et je suis un peu tordu parce que je veux voir ce qu'il fait pour m'en débarrasser, comme je me sens débarrassé de Hanneke depuis La pianiste. C'est la pire des raisons pour voir un film mais on ne se refait pas. Brisseau, c'est autre chose. J'ai suivi « l'affaire » et, au début, je pensais comme Pierrot qu'il fallait le défendre, défendre le cinéaste et sa conception du cinéma. Puis j'ai lu la position de mes amis de la Maison du Film Court et j'ai nettement nuancé mon avis. Il y a la vision de Brisseau et la vision de ces jeunes femmes et qui suis-je pour aller juger ? Je ne pense pas que l'Art justifie n'importe quel comportement. Mais que s'est-il passé vraiment ? Mystère et boule de gomme. Bon, Brisseau a fait de sa vision un film (et les jeunes femmes feront peut être un livre). J'espère le voir un jour mais j'ai pu découvrir entre temps son précédent, l'objet du délit comme on dit : Choses secrètes. J'avoue que j'ai été déçu. La mise en scène est élégante, la photographie chaude et les corps filmés avec sensualité. Mais la plupart des acteurs jouent mal. Le vilain fils à papa pervers est à la limite du ridicule. Et le pauvre cadre bafoué ! Ca démoli un peu tout. Et sur le fond, j'ai trouvé tout ça bien sage. Ce n'est pas Bunuel, ni Kubrick, ni Oshima, ni Suzuki, ni pas mal de monde. Brisseau, ici en tout cas, ne manie pas le sexe comme un étendard révolutionnaire, comme un scalpel dans la chair de la société, comme un cri. Tiède le film. Heureusement qu'il y avait les yeux de Coralie Revel.

Photographies : Allociné 

04/03/2005

Guédiguian et Mitterrand

Il y a une scène particulièrement émouvante dans Le promeneur du champ de mars, le nouveau film de Robert Guédiguian. On y voit François Mitterrand prononcer son fameux discours de Liévin, au cœur d’une usine en ruine, devant ceux qu’il n’a pas su aider. Une dernière fois, il leur parle pourtant de partage des richesses, de justice sociale et de socialisme, ce socialisme qu’il a incarné pendant 14 ans. La beauté toute cinématographique de cette scène vient du décalage entre les paroles, le verbe mitterrandien comme on dit, prononcées au cœur d’un décor désolé qui pèse comme un lourd reproche, et le silence des auditeurs, joués par d’authentiques mineurs. Le silence de ceux que le président socialiste n’a pas su défendre. Il y a là une série de gros plans de visages bouleversante, car on sent en cet instant que ces gens, ces ouvriers, cette pas encore « France d’en bas », croit, malgré toutes les désillusions, aux paroles du vieil homme. Et lui ? Y croit-il encore ? Y a-t-il jamais cru ?

L’une des forces du film de Robert Guédiguian est de ne pas donner de réponse, ce dont je lui suis gré. Il donne des pistes, des éléments, mais son film n’est ni un portrait à charge, ni une absolution, ni un cours d’histoire, ni une étude politique. C’est une tentative d’approcher l’homme à un moment clef de sa vie.

Le premier signe important du projet cinématographique, c’est que Mitterrand n’est jamais nommé. Il est le président. Il est un vieil homme, mais un homme de pouvoir. Il est un homme malade, aussi, et qui sait qu’il va finir par perdre son dernier combat. Cette façon d’envisager un personnage historique est à la fois audacieuse et permet de dépasser la simple dimension historique.

Il y a dans ce film quelque chose de Fordien, quelque chose de Vers sa destinée ou Lincoln n’est pas seulement Lincoln président légendaire, mais un jeune avocat de province avec les soucis, les joies et les peines d’un jeune avocat de province. Ce qui n’empêche pas le film de participer à la légende mais il lui donne un intérêt humain de premier plan.

Le Mitterrand de Guédiguian est un vieil homme au seuil de la mort et il se pose les questions de tout homme dans sa condition. Sans doute la légende est présente comme en filigrane. Comme le dit un des personnages du film, « Tu es comme les autres, tu finis par l’aimer », Guédiguian, comme tant d’autres, cède à la fascination de François Mitterrand, « dernier des grands présidents ». Mais Guédiguian reste aussi le réalisateur de l’Estaque, l’ancien communiste qui s’est interrogé dans son œuvre, depuis 1980, sur les désillusions de la classe ouvrière et l'impuissance du socialisme à changer la vie.

Il arrive à faire de son personnage historique un archétype que je rattacherais encore à Ford, à celui de La dernière fanfare, un de ses derniers films avec Spencer Tracy dans le rôle d’un politicien qui s’engage dans sa dernière élection, un homme qui n’a pas pris la mesure des changements du monde et qui meurt, lui aussi, à la fin.

Il y a beaucoup de points communs avec ce film. A commencer par le fond politique. Car si le film de Guédiguian n’est effectivement pas une analyse ou une critique politique littérale, il fait passer avec beaucoup d’intelligence une idée forte sur l’échec du socialisme incarné par Mitterrand : celle du décalage avec son époque. Arrivé peut être trop tard, il aurait perdu prise avec les grands mouvements du monde moderne. On voit constamment dans le film que Mitterrand est un homme inscrit dans l’Histoire, connaisseur de l’Histoire, lettré citant Duras, Lamartine, De Gaulle et Blum, héritier d’une époque qui n’a plus rien à voir avec le présent. Et cela, c’est encore plus vrai aujourd’hui qu’en 1995.

Quand le journaliste lui parle de mondialisation, il répond que l’Europe est en paix depuis 14 ans. Mitterrand vient d’une Europe en guerre : guerre mondiale, guerre civile, guerres coloniales. Quelles sont ses réponses pour une génération, bientôt deux, qui n’ont connu que la guerre économique ? Il n’en a pas.

La force du film, c’est de donner une forme cinématographique à cette idée. Guédiguian met en place un dispositif, comme souvent inspiré de son goût pour théâtre, où Mitterrand est isolé entre le témoin qu’il s’est choisi, le jeune journaliste (bien plus jeune que son modèle réel, Georges-Marc Benamou, et donc encore plus lointain des références du président) et quelques silhouettes : secrétaire, docteur, chauffeur, garde du corps. Guédiguian se refuse à montrer et même à nommer les autres protagonistes de ces années : vous ne verrez ni Chirac, ni Rocard, ni Jospin, ni personne. Seule Mazarine, sans doute pour la dimension humaine et inclination pour la littérature, est citée.

Mitterrand est aussi constamment inscrit dans le paysage de la France « éternelle », parcourant villes et villages symboles de siècles d’histoire. Scène inaugurale dans la cathédrale de Chartres, scène proustienne où le président parcours les gisants de rois oubliés. Scène mélancolique entre les cartons pleins de souvenirs lors du départ de l’Elysée. Scène fordienne encore dans le petit cimetière puis, plus tard, scène ultime dans l’église où il s’allonge. Il est déjà un fantôme quand il monte l’escalier de pierre, déjà avec ses morts comme Truffaut dans La Chambre Verte.

Les livres enfin, irriguent tout le film. Mitterrand amoureux des livres, c’est le Mitterrand le plus sympathique. Les livres sont de (presque) tous les plans. Pas les livres produits à la chaîne d’aujourd’hui, écrits par ce que l’on ose appeler un écrivain (dont le journaliste fait partie, d’une certaine façon). Mais les livres avec un grand L. Cervantès, Duras, Lamartine, Hugo, Valéry, Lévi, j’en oublie sûrement. Des livres que l’on caresse comme des femmes, des livres que l’on possède, des livres compagnons, des livres qui sont, comme chez Truffaut, notre plus bel héritage.

L’attachement à cette culture de la littérature est un fossé de plus entre Mitterrand et les générations de l’image et de l’ordinateur. Elle est pourtant une ultime possibilité de communication : maladroite lors de l’épisode du livre choisi pour l’anniversaire, porteuse d’espoir lorsque le journaliste fait le rencontre d’une… bibliothécaire. On a là de nouveau un très beau motif de cinéma, enchâssé dans la trame du film et riche de signification.

Symboliquement, Guédiguian met en avant l’affaire Bousquet comme révélatrice de ce fossé. A l’indignation du jeune journaliste qui « n’avale » pas les relations ambiguës du président avec le régime de Vichy, répond l’obstination du vieil homme : « Vichy n’était pas la France », l’excuse de sa jeunesse et d’un contexte plus que troublé. Guédiguian ne tranche pas, n’accuse ni n’excuse, mais laisse plusieurs personnages (la vieille résistante, la jeune bibliothécaire) faire la part des choses.

Là encore, le personnage du journaliste, joué avec beaucoup de sobriété par Jalil Lespert, incarne les doutes et les questionnements des nouvelles générations. C’est sans doute pourquoi il éprouve le besoin d’aller visiter Vichy pour se rendre compte qu’il n’y a rien à voir, rien que puisse apprendre le Vichy de 1995 sur celui de la collaboration. Le « tu n’as rien vu à … » de Duras s’applique à tous ces lieux que nous avons chargés d’Histoire mais qui, par eux même sont incapables de nous parler aujourd’hui.

Je ne dirais rien sur le jeu de Michel Bouquet en Mitterrand. Même les détracteurs du film saluent sa performance et ils ont bien raison. Je crois plus nécessaire de souligner la qualité de la prestation de Jalil Lespert. Dans le dispositif de Guédiguian, il est le personnage principal qui porte les interrogations de l’auteur. Il doit, en même temps, faire valoir les qualités intellectuelles et de fascination de Mitterrand. Et c’est lui qui porte le poids de la partie purement fictionnelle, héritier en cela des personnages de Jean Pierre Darroussin dans Dieu Vomit les Tièdes ou le récent Mon Père est Ingénieur que l’on pourrait voir comme les versions mûries du jeune journaliste. Rude tâche dont Lespert s’acquitte avec la sobriété d’un James Stewart période Capra.

Pour terminer, la question qui s’est posée quand on a su que ce serait le cinéaste de l’Estaque qui porterait ce sujet à l’écran, c’est comment allait-il passer d’un cinéma du soleil à un cinéma de la grisaille. Réponse : en beauté. Beauté de l’image de Renato Berta revendiquée par une tirade pleine de chaleur de Bouquet-Mitterrand en forme d’ode au gris (entendre le noir et blanc cinématographique). Le film est une succession de noir et blanc en couleur, du sable des plages du nord aux ardoises des villages, des ors passés de l’Elysée au fameux manteau et chapeau présidentiels, des gris infinis de Paris aux gris illimités des champs de province.

En relevant le défi d’un sujet à priori anti-cinématographique et éloigné de son univers marseillais, Robert Guédiguian s’en sort avec talent et honneurs. Comme quoi il faut se méfier des a priori. Ce projet qui pouvait lui sembler si étranger, il en a fait, d’une certaine façon, l’un de ses films les plus personnels de part les réflexions qu’il développe, synthétisant et prolongeant celles de ses plus belles réussites ; et l’un de ses films les plus réussis de part sa grande maîtrise de son art : celui du cinéma.

Photographies : © Pathé Distribution
Le DVD