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04/03/2005
Guédiguian et Mitterrand
L’une des forces du film de Robert Guédiguian est de ne pas donner de réponse, ce dont je lui suis gré. Il donne des pistes, des éléments, mais son film n’est ni un portrait à charge, ni une absolution, ni un cours d’histoire, ni une étude politique. C’est une tentative d’approcher l’homme à un moment clef de sa vie.
Il y a dans ce film quelque chose de Fordien, quelque chose de Vers sa destinée ou Lincoln n’est pas seulement Lincoln président légendaire, mais un jeune avocat de province avec les soucis, les joies et les peines d’un jeune avocat de province. Ce qui n’empêche pas le film de participer à la légende mais il lui donne un intérêt humain de premier plan.
Le Mitterrand de Guédiguian est un vieil homme au seuil de la mort et il se pose les questions de tout homme dans sa condition. Sans doute la légende est présente comme en filigrane. Comme le dit un des personnages du film, « Tu es comme les autres, tu finis par l’aimer », Guédiguian, comme tant d’autres, cède à la fascination de François Mitterrand, « dernier des grands présidents ». Mais Guédiguian reste aussi le réalisateur de l’Estaque, l’ancien communiste qui s’est interrogé dans son œuvre, depuis 1980, sur les désillusions de la classe ouvrière et l'impuissance du socialisme à changer la vie.
Il arrive à faire de son personnage historique un archétype que je rattacherais encore à Ford, à celui de La dernière fanfare, un de ses derniers films avec Spencer Tracy dans le rôle d’un politicien qui s’engage dans sa dernière élection, un homme qui n’a pas pris la mesure des changements du monde et qui meurt, lui aussi, à la fin.
Il y a beaucoup de points communs avec ce film. A commencer par le fond politique. Car si le film de Guédiguian n’est effectivement pas une analyse ou une critique politique littérale, il fait passer avec beaucoup d’intelligence une idée forte sur l’échec du socialisme incarné par Mitterrand : celle du décalage avec son époque. Arrivé peut être trop tard, il aurait perdu prise avec les grands mouvements du monde moderne. On voit constamment dans le film que Mitterrand est un homme inscrit dans l’Histoire, connaisseur de l’Histoire, lettré citant Duras, Lamartine, De Gaulle et Blum, héritier d’une époque qui n’a plus rien à voir avec le présent. Et cela, c’est encore plus vrai aujourd’hui qu’en 1995.
Quand le journaliste lui parle de mondialisation, il répond que l’Europe est en paix depuis 14 ans. Mitterrand vient d’une Europe en guerre : guerre mondiale, guerre civile, guerres coloniales. Quelles sont ses réponses pour une génération, bientôt deux, qui n’ont connu que la guerre économique ? Il n’en a pas.
La force du film, c’est de donner une forme cinématographique à cette idée. Guédiguian met en place un dispositif, comme souvent inspiré de son goût pour théâtre, où Mitterrand est isolé entre le témoin qu’il s’est choisi, le jeune journaliste (bien plus jeune que son modèle réel, Georges-Marc Benamou, et donc encore plus lointain des références du président) et quelques silhouettes : secrétaire, docteur, chauffeur, garde du corps. Guédiguian se refuse à montrer et même à nommer les autres protagonistes de ces années : vous ne verrez ni Chirac, ni Rocard, ni Jospin, ni personne. Seule Mazarine, sans doute pour la dimension humaine et inclination pour la littérature, est citée.
Mitterrand est aussi constamment inscrit dans le paysage de la France « éternelle », parcourant villes et villages symboles de siècles d’histoire. Scène inaugurale dans la cathédrale de Chartres, scène proustienne où le président parcours les gisants de rois oubliés. Scène mélancolique entre les cartons pleins de souvenirs lors du départ de l’Elysée. Scène fordienne encore dans le petit cimetière puis, plus tard, scène ultime dans l’église où il s’allonge. Il est déjà un fantôme quand il monte l’escalier de pierre, déjà avec ses morts comme Truffaut dans La Chambre Verte.
Les livres enfin, irriguent tout le film. Mitterrand amoureux des livres, c’est le Mitterrand le plus sympathique. Les livres sont de (presque) tous les plans. Pas les livres produits à la chaîne d’aujourd’hui, écrits par ce que l’on ose appeler un écrivain (dont le journaliste fait partie, d’une certaine façon). Mais les livres avec un grand L. Cervantès, Duras, Lamartine, Hugo, Valéry, Lévi, j’en oublie sûrement. Des livres que l’on caresse comme des femmes, des livres que l’on possède, des livres compagnons, des livres qui sont, comme chez Truffaut, notre plus bel héritage.
L’attachement à cette culture de la littérature est un fossé de plus entre Mitterrand et les générations de l’image et de l’ordinateur. Elle est pourtant une ultime possibilité de communication : maladroite lors de l’épisode du livre choisi pour l’anniversaire, porteuse d’espoir lorsque le journaliste fait le rencontre d’une… bibliothécaire. On a là de nouveau un très beau motif de cinéma, enchâssé dans la trame du film et riche de signification.
Symboliquement, Guédiguian met en avant l’affaire Bousquet comme révélatrice de ce fossé. A l’indignation du jeune journaliste qui « n’avale » pas les relations ambiguës du président avec le régime de Vichy, répond l’obstination du vieil homme : « Vichy n’était pas la France », l’excuse de sa jeunesse et d’un contexte plus que troublé. Guédiguian ne tranche pas, n’accuse ni n’excuse, mais laisse plusieurs personnages (la vieille résistante, la jeune bibliothécaire) faire la part des choses.
Là encore, le personnage du journaliste, joué avec beaucoup de sobriété par Jalil Lespert, incarne les doutes et les questionnements des nouvelles générations. C’est sans doute pourquoi il éprouve le besoin d’aller visiter Vichy pour se rendre compte qu’il n’y a rien à voir, rien que puisse apprendre le Vichy de 1995 sur celui de la collaboration. Le « tu n’as rien vu à … » de Duras s’applique à tous ces lieux que nous avons chargés d’Histoire mais qui, par eux même sont incapables de nous parler aujourd’hui.
Pour terminer, la question qui s’est posée quand on a su que ce serait le cinéaste de l’Estaque qui porterait ce sujet à l’écran, c’est comment allait-il passer d’un cinéma du soleil à un cinéma de la grisaille. Réponse : en beauté. Beauté de l’image de Renato Berta revendiquée par une tirade pleine de chaleur de Bouquet-Mitterrand en forme d’ode au gris (entendre le noir et blanc cinématographique). Le film est une succession de noir et blanc en couleur, du sable des plages du nord aux ardoises des villages, des ors passés de l’Elysée au fameux manteau et chapeau présidentiels, des gris infinis de Paris aux gris illimités des champs de province.
En relevant le défi d’un sujet à priori anti-cinématographique et éloigné de son univers marseillais, Robert Guédiguian s’en sort avec talent et honneurs. Comme quoi il faut se méfier des a priori. Ce projet qui pouvait lui sembler si étranger, il en a fait, d’une certaine façon, l’un de ses films les plus personnels de part les réflexions qu’il développe, synthétisant et prolongeant celles de ses plus belles réussites ; et l’un de ses films les plus réussis de part sa grande maîtrise de son art : celui du cinéma.
Photographies : © Pathé Distribution
19:40 Publié dans Film | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Cinéma, Robert Guédiguian | Facebook | Imprimer | |
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