11/07/2023
Sophie dite Fifi
Fifi (2022), un film de Jeanne Aslan et Paul Saintillan
Quelques mots sur un film qui risque de ne pas déplacer les foules, ce qui serait bien dommage. Fifi, premier long métrage signé à quatre mains par Jeanne Aslan et Paul Saintillan reste pourtant mon plus joli souvenir de l'édition 2023 de Cannes. Une sélection scolaire dont j'avais assuré la présentation et le débat avec le coréalisateur. Un des plaisirs des festivals, c'est de pouvoir découvrir des films sans rien en savoir et être transporté. Ça ne marche pas toujours. Fifi, c'est l'histoire d'une jeune adolescente vivant dans une banlieue de Nancy et dont la famille (recomposée avec entre-autres petit frère insupportable et grande sœur mère-célibataire) lui pèse. Le destin lui donne un coup de pouce quand elle retrouve une copine de classe qui vit, elle, dans la jolie villa d'un quartier chic. Sur une impulsion, elle embarque les clefs et pense profiter du départ en vacances de la famille pour trouver un refuge et profiter un peu du calme luxe et volupté de l'endroit, une expérience tirée de le jeunesse de la coréalisatrice. Manque de chance... ou pas, Stéphane, le fils aîné, jeune adulte, y débarque pour un job d'été (remplir des enveloppes pour un organisme caritatif) et faire le point sur sa vie. Le film va explorer tout en délicatesse et humour la relation qui s'établit entre ces deux personnages qui se cherchent.
Avec finesse, les auteurs abordent la question amoureuse sans en faire un enjeu central. Ce qui se joue entre Fifi et Stéphane tient plus d'un rapport entre sœur et frère, d'une amitié nourrie d'échanges, le livre (Kafka), la musique (Schubert), le travail partagé, mais surtout une manière de se reconnaître dans l'autre, « parce que c'était lui, parce que c'était moi » et toutes ces sortes de choses. De la même façon, Aslan et Saintillan évitent avec élégance le film à thèse avec différences sociales bien marquées. Elles sont présentes mais prises à contre-pied. Fifi vit dans une famille modeste mais le beau-père est sympathique, la mère très (trop) compréhensive, et si le quotidien n'est pas facile, il ne tombe jamais dans le misérabilisme. Tout ceci passe par la mise en scène, des plans posés, une caméra discrète mais précise, un montage net, le choix attentif des décors et accessoires avec une prédilection pour les couleurs vives et gaies qui font des plans un enchantement pour les yeux. Comme le dira Saintillan, ce n'est pas parce qu'ils sont pauvres qu'ils doivent avoir des coussins maronnasse. La photographie, limpide, chaleureuse, estivale, c'est de saison, est signée d'Alan Guichaoua, qui a travaillé avec Guillaume Brac sur A l'Abordage ! et Contes de juillet, et avec Alain Guiraudie sur Rester vertical. Dialogues et situations vont également à contre-courant de ce que le spectateur pourrait attendre, voire redouter. Pas de caméra épileptique, pas de crises de nerfs, pas de violence, ce qui n'empêche pas la force des sentiments.
Ça et là, on cite volontiers Rohmer, mais Fifi me semble surtout proche de Brac comme du cinéma de Mickaël Hers, un cinéma délicat des rapports humains qui fait plaisir à découvrir. Une grande part de la réussite du film tient à l’alchimie créée entre les deux acteurs, Céleste Brunnquell en Fifi, vue dans la série En Thérapie, et Quentin Dolmaire en Stéphane, qui a démarré avec Arnaud Depleschin et joue un aimable second rôle dans le récent Le Processus de paix (2023) d'Ilan Klipper. Jeanne Aslan et Paul Saintillan ont aussi cette faculté trop rare de savoir camper des personnages secondaires vivants, les membres des deux familles en premier lieu. Bref, un film à découvrir et deux réalisateurs à suivre, ça fait plaisir.
Pour les niçois, le film est à l'affiche au cinéma Jean-Paul Belmondo, ex-Mercury
Photographies Copyright New Story
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11/10/2022
Rencontre avec Mikhaël Hers à la Cinémathèque de Nice
Les lecteurs d'Inisfree connaissent mon admiration pour le cinéaste. Je vais avoir le grand plaisir d’animer la rencontre avec Mikhaël Hers, reçu à la Cinémathèque de Nice dans le cadre d'Un Festival C'est Trop Court, le festival niçois du court métrage de l'association Héliotrope.
Jeudi 13 octobre, à partir de 18h00, vous pourrez découvrir son moyen métrage Primrose Hill et, après la rencontre avec le public, son premier long, Memory Lane.
Memory Lane, © Ad Vitam
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12/01/2020
Une décennie en 10 + 10 films
Exercice délicat que celui de faire un bilan de la décennie écoulée. Mais je ne vais pas me dérober. Disons que sur un plan personnel, ce fut une période assez mouvementée et que, sur plusieurs années, cela a pas mal perturbé ma fréquentation des salles et jusqu'à celle à la maison. Et puis comment m'en sortir avec dix titres quand mon réalisateur fétiche a été si prolifique avec autant de réussites ? Je me suis donc penché d'une part sur ce que j'avais fait pour la décennie précédente et sur l'exemple de la taulière de La Nuit du chasseur de films, ce qui m'a permis de dégager le terrain et de constater non sans plaisir qu'il y avait une continuité entre mes choix d'il y a dix ans. Trêve de justifications alambiquées, place aux titres :
Lincoln (2012) de Steven Spielberg avec Ready Player One (2018), War Horse (2011), The Post (Pentagon Papers, 2018) et Bridges of Spies (Le Pont des espions, 2015)
Soshite Chichi ni Naru (Tel père, tel fils, 2012) de Hirokazu Kore-eda avec Manbiki kazoku (Une Affaire de famille, 2018), Umi yori mo mada fukaku (Après la tempête, 2016) et La Vérité (2019)
Memory Lane (2010) de Mickaël Hers avec Amanda (2018) et Ce Sentiment de l'été (2015)
Kaze tachinu (Le Vent se lève, 2013) de Hayao Miyazaki
Kaguya-hime no monogatari (Le Conte de la princesse Kaguya, 2013) de Isao Takahata
Mud (2012) de Jeff Nichols avec Loving (2016)
Mia madre (2015) de Nanni Moretti avec Habemus Papam (2013)
Paterson (2016) de Jim Jarmush avec Only Lovers Left Alive (2013)
Timuktu (2014) d'Abderrahmane Sissako
Leto (2018) de Kirill Serebrennikov
Et dix de plus :
La Villa (2017) de Robert Guédiguian avec Au fil d'Ariane (2014)
Detroit (2017) de Kathryn Bigelow
Tonnerre (2013) de Guillaume Brac avec Un monde sans femmes (2011) et Contes de juillet (2017)
Un homme qui crie (2010) de Mahamat-Saleh Haroun
Bright Star (2010) de Jane Campion
Dylda (Une Grande fille, 2019) de Kantemir Balagov
Burning (2018) de Lee Chang-dong avec Poetry (2010)
Bella addormentata (La Belle endormie, 2012) de Marco Bellocchio avec Il tradittore (Le Traitre, 2019)
Cold War (2018) de Pawel Pawlikowski
Mademoiselle de Joncquière (2018) d'Emmanuel Mouret avec Caprice (2015) et L'Art d'Aimer (2011)
Photographies : Copyright 20th Century Fox, Eye For Film, et DR.
A lire également chez le Bon Dr Orlof.
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17/12/2019
Franz le bienheureux
A Hidden Life (Une vie cachée, 2019), de Terrence Malick
J'ai toujours eu du mal avec le cinéma de Terrence Malick et, en conséquence, cela faisait un bail que je n'avais pas vu un de ses films. Mais j'ai eu l'occasion de découvrir son nouvel opus lors du dernier festival de Cannes. C'est l'avantage de cette ambiance particulière où l'on peut se laisser aller à prendre des nouvelles comme par politesse. Après tout, une bonne surprise est toujours possible. Mais pas cette fois. Dès les premiers plans de A Hidden Life, je me suis souvenu pourquoi je n'aimais pas le cinéma de Malik, pourquoi il ne me touche pas et, même m'agace. Son film suit le destin de Franz Jägerstätter, un paysan autrichien qui refuse de combattre pour les nazis. Objecteur conscience, il est arrêté, condamné et exécuté en 1943. Le sujet est intéressant et, dans d'autres mains, il aurait pu donner matière à une œuvre porteuse de sens pour aujourd'hui. Mais pas cette fois. Qu'est-ce qui ne va pas ? D'abord la forme. Malick, en cela fidèle à ses choix artistiques, utilise un objectif de type grand angle qui donne un effet déformant, « fish-eye » comme disent les anglo-saxons. Sa caméra est souvent mobile avec de longs mouvements qui me donnent (trop) souvent l’impression d'avoir été fait avec drone. J'ignore si c'est le cas, mais c'est ce que je ressens. Et la combinaison des deux me déplaît au plus haut point. Je n'ai rien contre ce type d'effets, mais à petite dose et de manière adaptée. Dans le cas de ce film, ce qui me heurte, c'est leur utilisation pour un récit ancré dans une petite communauté rurale de la fin des années trente, reconstituée avec soin par ailleurs. J'y vois un choc esthétique impossible à surmonter entre ce qui est montré et la façon dont cela est montré. Il se trouve que j'ai eu l'autre soir l'occasion de découvrir, enfin, Stars in My Crown (1950), œuvre sublime de Jacques Tourneur. Ce film se déroule dans une petite communauté rurale, américaine et reconstituée avec soin, dans la seconde moitié du XIXème siècle. C'est aussi une histoire de conviction, de foi, d'engagement, de famille, de violence. Mais c'est filmé avec ce beau format classique plus carré, sans doute avec un objectif de 50 mm, le plus proche de la vision humaine. Du cinéma à hauteur d'homme tel que le pratiquent mes réalisateurs de chevet. Chez Malick on a un cinéma à hauteur de Dieu avec une image de caméra de surveillance.
Sur le fond, c'est pareil. Le destin de Franz Jägerstätter aurait du me toucher mais la façon dont Malick me le raconte me rend son personnage presque antipathique. Ce qui me gêne, c'est qu'il vit son objection de conscience à travers le seul prisme de sa religion, elle même vécue de façon très rigoriste comme un Amish ou un témoin de Jéhovah (qui furent eux aussi persécutés par les nazis). Je ne sais pas ce qu'il en était du Franz réel, mais celui de Malick ne semble avoir ni conviction politique, ni conscience individuelle. Il est porté par une foi qui ne souffre aucune question et semble l'amener à rechercher le martyre comme un premier chrétien face aux lions. Je n'ai été qu'à moitié surpris d'apprendre que notre homme avait été canonisé par l'église catholique. Belle référence ! Franz Jägerstätter est donc bien loin d'une Sophie Scholl du réseau de la Rose Blanche. Il ne cherche ni à résister au-delà de son cas propre (et donc guidé par sa religion), ni à fuir, ni à prendre en compte l'intérêt de sa famille qu'il fait passer après sa foi. Et Malick de déployer son lyrisme mystique pour sublimer son illuminé autrichien. J'ai le plus grand mal à avaler à ce discours. Et je me demande quel sens il faut donner à un tel film dans le monde où nous vivons, entourés d'un tas d'autres illuminés guidés par leur foi. Est-ce bien raisonnable ? Curieusement, pour revenir au film de Tourneur dont le personnage principal, joué par Joël McCrea, est un pasteur aux convictions solides qu'il est capable de questionner, je n'ai jamais eu le moindre soupçon d'irritation, bien au contraire, tant règnent la finesse et la nuance, à hauteur d'homme.
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09/11/2019
Cangaceiros !
Antonio Das Mortes (O Dragão da Maldade contra o Santo Guerreiro, 1969), un film de Glauber Rocha.
J'aurais le plaisir de présenter, samedi 9 novembre à 20h30 au cinéma Mercury à Nice (16 place Garibaldi) l'incroyable film de Rocha dans le cadre d'une séance des amis de Cinéma Sans Frontières. Voici le texte de présentation écrit pour l'occasion :
Les bouleversement du cinéma au tournant des années soixante ne se limitent pas à la Nouvelle Vague française, même si elle a pris avec le temps valeur de symbole. Il s'agit d'un mouvement plus universel, plus puissant, qui remet en cause l'ordre cinématographique établi, parfois de manière radicale. Divers, il se revendique en phase avec son époque, désireux d'accompagner d'autres mouvements, politiques, sociaux, voire révolutionnaires. Iconoclaste, il s'attaque à la forme comme au fond et noue à l'occasion des échanges étonnants avec certaines formes de cinéma populaire négligées ou méprisées. C'est le cinéma de Nagisa Ōshima, Kôji Wakamatsu et des jeunes cinéastes en colère au Japon, c'est le « Free Cinema » anglais de Tony Richardson ou Lindsay Anderson, C'est John Cassavetes en Amérique, Pier Paolo Pasolini en Italie, la naissance du cinéma noir africain avec Ousmane Sembene ou les jeunes cinémas venus de Pologne et de Tchécoslovaquie. Au Brésil, ce sera le « Cinema Novo », sous l'influence du néo-réalisme italien, dont l'une des figures marquantes est Glauber Rocha. Né dans l'état de Bahia, il réalise son premier long métrage en 1962 avec Barravento.
En 1964, il met en scène la figure mythique du Cangaceiro dans son second film, Deus E o Diabo na Terra do Sol (Le Dieu noir et le Diable blond) au titre programmatique. Le film est présenté au festival de Cannes et lui apporte une reconnaissance internationale. Le Cangaceiro est une sorte de bandit d'honneur entre Jesse James et Robin des Bois, sévissant dans la région difficile du Sertão, province pauvre du Nordeste. Les bandes (Cangaçao), armées et violentes, prospèrent autour d'une non moins violente lutte sociale entre paysans pauvres et grands propriétaires appuyés par le gouvernement. Le dernier grand « bandit social » meurt en 1940, mais avec leur dégaine clinquante, chapeaux à larges bords, médailles, cartouchières et vêtements de cuir, les Cangaceiros vont donner naissance à tout un folklore décliné en contes, livres, brochures, chansons, et films souvent influencés par le western américain. En 1953, O Cangaceiro de Lima Baretto est un immense succès du cinéma Brésilien. Il est présenté à Cannes et sa chanson « Olê muié rendeira » fera le tour du monde. Glauber Rocha reprend ce folklore avec une visée politique. La lutte mise en avant est une lutte des classes qui entend résonner avec la situation contemporaine du Brésil (le 31 mars 1964 a lieu le coup d'état militaire) comme avec d'autres luttes, de Cuba à l'Algérie.
Dans le film de 1964 apparaît un personnage secondaire, Antonio Das Mortes, chasseur de Cangaceiro au service des puissants. Incarné par l'acteur Maurício do Valle, ce personnage sera au centre de Antonio Das Mortes où ce mercenaire va prendre conscience du rôle qu'on lui fait jouer et prendre le relais du chef Cangaceiro qu'il a tué en combat singulier. Film d’aventure et film politique, l’œuvre de Rocha reprend un schéma travaillé par le western italien « révolutionnaire » illustré par Damiano Damiani, Sergio Corbucci ou Carlo Lizzani qui faisait jouer à Pasolini en personne un prêtre engagé. De la révolution esthétique du genre transalpin, Rocha reprend certains codes, des cadres baroques, des situations exacerbées et une façon de dilater le temps. Le montage très découpé des fusillades est bien contemporain de celui de Il mercenario (El Mercenario, 1968) de Corbucci. Question de style, son Antonio vêtu de sombre avec son long manteau noir rappelle Sartana comme les tueurs de Sergio Leone, et Lorival Pariz, dans le rôle du bandit Coirana, fait penser à Tomas Milian avec ses cartouchières et son sombrero.
Rocha réinvesti le folklore des Cangaceiros avec les codes d'un genre populaire qui s'exporte très bien dans ce que l'on nome alors le Tiers Monde. Mais il apporte d'autres dimensions qui lui sont propres et font de ce film un objet d'exception. Le titre original, « Le dragon de la méchanceté contre le saint guerrier » est une référence à l'histoire de Saint Georges et du Dragon, apportant au film une forte dimension mystique et religieuse. Les paysans pauvres sont menés par Dona Santa, « la femme sainte » qui s'est alliée à Coirana dans ce qui apparaît comme une véritable croisade contre l'injustice. Le film se situe en 1945 et fait référence au plus fameux des Cangaceiros, Lampião, tué en 1938. Et c'est pour le venger et reprendre son combat que Dona Santa et Coirana lèvent les paysans. Un autre personnage, un ancien esclave noir, prend une valeur de symbole au temps des émeutes américaines de Watts et Détroit. Cette dimension mystique est mélangée à une poésie surréaliste que l'on retrouve chez Arrabal ou le El Topo (1970) d'Alejandro Jodorowsky dont le héros a la même allure qu'Antonio Das Mortes. Rocha a des compositions qui mettent en valeur le peuple, le groupe, dans des rituels qui, outre leur beauté plastique, évoquent l'opéra (la musique, en partie folklorique, est très présente dans le film) et donnent au film une sorte de distanciation accentuée par la théâtralité des cadres (voir le long plan séquence du duel stylisé entre Antonio et Coirana devant la foule) et la déclamation de certains dialogues. Et par effet de contraste, l'héritage néo-réaliste se manifeste dans la qualité documentaire du tournage effectué sur les lieux de l'action, avec le concours des populations locales et d'acteurs non professionnels. Beau, violent, d'un érotisme trouble, halluciné parfois, lyrique, Antonio Das Mortes est fascinant et reste un film majeur du cinéma brésilien. Malgré la dictateur, le film représentera le Brésil au Festival de Cannes en 1969 où il obtiendra le prix de la mise en scène. Comme un hommage, la même année, l'italien Giovanni Fago met en scène au Brésil O' Cangaceiro avec Tomas Milan, remake du film de Lima Baretto, mais qui doit beaucoup aux films de Glauber Rocha qui quittera son pays en 1971.
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31/07/2019
Tchika, tchika, tchik !
Copacabana Palace (1962) de Steno
Voilà un film estival idéal : ensoleillé, exotique, amusant, coloré, musical et sans conséquences. Ça se passe au Brésil, à Rio de Janeiro, autour de la plage la plus fameuse du monde. C'est un film italien (avec coproduction franco-brésilienne) de 1962, donc une imagerie de carte postale déployée avec une innocence touchante : le sable blanc, les grands hôtels, les restaurants à l’ambiance feutrée, les avions que l'on prenait alors avec simplicité, les petits calots penchés sur la tête des hôtesse de l'air, les costumes de soirée clairs avec nœud papillon noir, les yachts blancs aux grandes voiles, les bikinis au bord de piscines azur, les terrains de golf si verts, les bals et bien entendu le carnaval. Trois ans après le Orfeu negro (1959) de Marcel Camus, les favelas restent hors champ et les quartiers populaires, où la compagne de l'un des héros tient un bar, sont aussi sympathiques que ceux de Rome dans I soliti ignoti (Le Pigeon, 1958) de Mario Monicelli.
Le scénario signé du grand Luciano Vincenzoni mêle trois histoires qui ne se croisent pas, donnant au film l'allure d'un film à sketches entrelacés. Il y a trois bras cassés venus faire un hold-up, une princesse et son amant suivis par le mari, et trois hôtesses de l'air qui entendent profiter du carnaval et des beaux brésiliens. Vincenzoni ne s'est pas foulé en restant à ce qui peut être attendu de tels points de départ. Par contre les histoires sont bien menées même si celle des hôtesses est très ténue. L'ensemble est agréable quoiqu'un peu bavard, porté par la mise en scène compétente de Steno. De son vrai nom, Stefano Vanzina, Steno fait partie des pointures de la comédie populaire à l'italienne, sans avoir été mis sur le même plan que Dino Risi ou Monicelli dont il fut l'assistant. Il a fait tourner tout le monde, de Ugo Tognazzi à Bud Spencer, d'Edwige Fenech à Monica Vitti, et surtout le grand Totò. En 1972, c'est lui qui lance la mode du Poliziottesco avec le succès de La polizia Ringrazia (Société anonyme anti-crime). Compétent donc, Steno livre un travail très ligne claire, efficace et sans bavures. Il bénéficie de la qualité qui était la norme dans le cinéma de genre italien de l'époque : belle photographie Technicolor du futur réalisateur Massimo Dallamano (qui signera l'image des deux premiers westerns de Sergio Leone), écran large en Dyaliscope, musique pop de Gianni Ferrio et tournage sur place.
Il a également à sa disposition une belle bande de comédiens dont l'abattage participe du plaisir que l'on peut prendre aujourd’hui à cette œuvre un peu surannée, avec en tête Sylva Koscina et ses grands cils noirs, Walter Chiari, Franco Fabrizi et Paolo Ferrari. Coproduction avec la France oblige, on découvre dans Copacabana Palace le toujours excellent Raymond Bussière en petit truand sympathique, Claude Rich en mari tordu et surtout Mylène Demongeot qui crée le personnage le plus intéressant du film. Sa princesse Zina von Raunacher est d'abord une femme amoureuse qui compte sur son séjour brésilien pour, enfin, passer à l'acte avec un amant qui se révèle peu empressé. D’où une succession d'actes manqués, un empêchement permanent qui met les nerfs de la princesse à rude épreuve. Demongeot donne une charge érotique à son personnage en jouant bien sûr avec son apparence, mais surtout sur un sentiment de frustration et même sur une véritable douleur du désir inassouvi. Il faut la voir sur le pont du bateau de son amant, entourée de beaux brésiliens musclés, la bouche entrouverte, désolée de se voir négligée. Et quand elle l'attire pour un baiser, l'imbécile se fait un tour de rein. Ça pourrait être scabreux, c'est plutôt émouvant et inattendu dans un tel cadre.
La frustration est le dénominateur commun aux trois récits. Les trois voleurs subissent comme chez Monicelli plusieurs revers d 'un destin taquin. L'épisode des hôtesses est une variation en mode mineur tout en prenant un intérêt imprévu et extérieur au récit. Les trois jeunes femmes veulent passer leur carnaval en compagnie. Hélas, les trois hommes qu'elles embarquent vont se révéler en toute innocence mariés et pères de famille. Mais du coup, les voilà intégrées à un groupe chaleureux qui va leur faire découvrir le carnaval mieux qu'elles ne l'auraient rêvé. Là où le film prend une autre valeur pour le spectateur contemporain, c'est que les trois prétendants sont musiciens et sont joués par rien moins que Antonio Carlos Jobim, Luis Bonfa, et Joao Gilberto. La bande musicale, à côté du travail de Ferrio, comprend donc quelques classiques de la Samba et de la Bossa-Nova comme le célèbre Só Danço Samba joué ici par João Gilberto et le groupe Os Cariocas, Samba do Avião de Jobim, Canção do Mar de Bonfa sur des paroles de paroles de Maria Helena Toledo et Tristezza toujours de Bonfa et Toledo, chantée par Norma Bengell. Steno saisi sur le vif un moment de la musique brésilienne et, lui ou une seconde équipe, nourrit le film de plans documentaires du carnaval qui se mêlent à ceux reconstitués et donnent un film une certaine authenticité. Rien que ça vaut le coup d’œil et d'oreille.
Photographies DVD Surf Films et collection privée source Libération.
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06/06/2019
Les tueurs noirs de l'empereur fou
Ninja bugeicho momochi sandayu (Les tueurs noirs de l'empereur fou, 1980) de Norifumi Suzuki.
Amicalement dédié à Christophe et Jean-Jacques.
Ah, ce titre ! Il a surgit de l'ouvrage de Christophe Champclaux, Tigres et dragons, sur lequel je reviendrais, et m'a ramené en un éclair à un article paru dans l'un des premiers numéros de Starfix en 1983. Je pourrais être plus précis mais j'ai la flemme de plonger dans le placard. Il y avait aussi une image : un homme vêtu de blanc suspendu à une liane, le corps à angle droit, surplombant une troupe d'adversaires au sol. Que de promesses, enfin tenues aujourd'hui. Ninja bugeicho momochi sandayu, plus connu sous son titre international Shogun's Ninja, et donc par son poétique titre français, est l’œuvre de Norifumi Suzuki, spécialiste d'un cinéma d'exploitation mêlant sexe, action et violence à la japonaise, connu pour Seijū gakuen (Le Couvent de la bête sacrée, 1974) possédant une réputation sulfureuse à base de torture de nonnes. Il se situe au carrefour du chambara, film de sabre classique, du film de ninja plus délirant, du film d'art martial plus physique, et sous l’influence du « wu xia pian » chinois. Feuilletonesque à souhait, son action se déroule au XVIe siècle. Le Shogun en place, Toyotomi Hideyoshi, charge l'impitoyable Shiranui Shogen d'éliminer la famille rivale, les Momochi. Leur chef, Sandayu, est assassiné par traîtrise, sa femme se suicide et leurs gens sont massacrés. On se croirait dans Game Of Thrones. En réchappe pourtant le jeune fils Takamaru et, une quinzaine d’années après un exil en Chine où il est devenu un combattant expert, il revient pour... se venger. Jusque là, rien de très original, mais c'est une base qui a fait ses preuves.
A partir de là, l'intrigue se complique à souhait et le scénario de Fumio Kônami et Ichirô Ôtsu, qui ont beaucoup travaillé dans le cinéma de genre, multiplie les personnages secondaires avec générosité. Takamaru retrouve quatre cousins, les rescapés du massacre initial, le général d'un groupe de ninjas-araignées vêtus en panthère et capables d'escalader les arbres comme rien. Il retrouve aussi Otsu, amie d'enfance qui a récupéré la flûte de sa mère, vivant avec un homme qu'elle appelle frère et qui est intéressé par l'or des Momochi. Oui, car il y a une histoire de mine d'or cachée dont le plan doit être reconstitué à partir de deux dagues. Feuilletonesque ai-je dit. De son séjour en Chine, il s'est lié avec la belle Ai-lian, fille d'un maître Shaolin, et d'un prince chinois dont je ne me souviens plus bien d'où il sort. Il y a également un samouraï appelé Hattori Hanzo, ce qui rappellera quelque chose aux spectateurs de Kill Bill (2004) de Quentin Tarantino, et un prêtre avec longue barbe blanche qui fait de jolis sauts. Du côté antagoniste, Shogen a une troupe de ninjas vêtus de bleu semblant toujours vivre au plafond, et deux hommes de main, un muet et un sourd. Le shogun a une garde féminine assez originale et, trait inattendu d'humanité, une petite fille qu'il adore.
Le film enchaîne alors sans mollir de nombreuses scènes d'action dont la vraisemblance n'est pas le point fort, mais ce n'est pas grave parce qu'elles sont visuellement excitantes. Les Ninjas surgissent de partout, des trous d'eau, des murs et plafonds, des arbres et buissons. Ça saute de partout et ça fait l'acrobate. Le héros est percé mille fois et se relève toujours. Les sabres font un joli bruit métallique. Tout est bien. Il n'y a pas de cohérence à chercher il faut se laisser porter. Combats à mains nues ou au sabre, embuscades, tortures imaginatives, trahisons, entrainements, cavalcades, quelques effets gore efficaces, quelques traits d'humour pas toujours fin, le film est un tourbillon de couleurs vives, de forêts luxuriantes, d'océan agité, de sang écarlate, d’étoffes froissées. La mise en scène de Suzuki alterne des effets parfois grossiers (son utilisation du zoom rapide) avec de beaux moments plus travaillés. La première scène fait penser au maître Kurosawa par la rigueur de ses cadres en intérieurs traditionnels. Les retrouvailles de Takamaru et d'Otsu dans une forêt de bambous au clair de lune sur fond de flûte évoque le cinéma de King Hu. La sauvagerie de certains combats et des scènes de torture, Takamaru suspendu par les pieds et flagellé, m'a rappelé les délires sanglants de Chang Cheh ou les westerns noirs de Sergio Corbucci. Je ne connais pas assez de films de Suzuki pour savoir si tout ceci dégage un style personnel, mais l'ensemble ne manque pas d'énergie ni d'une imagination qui n'est pas bridée par les confortables moyens mis en œuvre.
Une part de la réussite du film tient à mon sens à la qualité des scènes d'action et de combat. Et donc aux performances en la matière des acteurs. Takamaru est joué par Hiroyuki Sanada, connu en France pour avoir été l'un des héros du feuilleton San Ku kai. Ai-lian est incarnée par Etsuko Shihomi et Shogen par Shin'ichi « Sonny » Chiba qui sera... Hattori Hanzo pour Tarantino. Il y a une histoire entre ces trois là. Chiba est une grande star du film martial japonais de son temps. C'est aussi un combattant de haut niveau. Comme l'explique Champclaux dans son livre, il va créer au début des années soixante-dix une école, le « Japan Action Club », pour former des acteurs et actrices qui soient aussi des artistes martiaux chevronnés et renforcer ainsi le réalisme des scènes de combat des films du moment. Sanada et Shihomi sont ses meilleurs élèves, devenant stars à leur tour. Outre ces trois là, on retrouve Tetsuo Tamba, le Tiger Tanaka de James Bond et autre comédien clef du film d'action de l'époque, ainsi que Isao Natsuyagi qui débuta avec Hideo Gosha. Suzuki peut ainsi filmer cascades et combats spectaculaires sans recourir à des trucages ni à des facilités de montage, utilisant parfois le ralenti pour souligner tel exploit physique comme chez Jackie Chan, ainsi le saut de Sanada du haut d'un toit. Il y a là une incarnation de l'action remarquable en nos temps de bidouillage numérique généralisé. En outre, Sanada a un charisme juvénile semblable à celui de Mark Hamill en Luke Skywalker dans le contemporain Star Wars (La Guerre des étoiles, 1977), héros immaculé et volontaire. Si la photographie de Tôru Nakajima est agréable, notamment l’ambiance d'une confrontation en forêt sous la pluie, le point noir du film est la musique, marquée par son époque et qui colle particulièrement mal avec celle du film. Nous avons affaire avec une bouillie entre pop légère et disco qui évoque un mauvais polar italien ou un « blacksploitation » bas de gamme, avec ritournelle sirupeuse et accès de saxophone crispant. Le tout n'est pas loin de gâcher certaines scènes. Mais à la décharge de ce choix malheureux, il faut avouer que la musique n'est pas le fort de ce genre de productions populaires, à Hong-Kong comme au Japon, en Italie comme en Amérique, en ces années douloureuses pour les tympans avant que ne revienne le temps des partitions symphoniques. Mais que cela ne vous fasse pas bouder votre plaisir.
Photographies © Toei Company
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20/12/2018
Pas folle, la guêpe !
Ant-Man and the Wasp (Ant-Man et la Guêpe, 2018), un film de Peyton Reed.
Les films de super héros ont envahi les salles. C'est un fait. J'ai un rapport ambivalent avec ce genre de productions. A 12 ans, j'ai acheté mon premier numéro de Strange, magazine de bandes dessinées désormais entré dans l'histoire pour avoir popularisé les personnages de Marvel en France. J'y ai découvert Iron-Man, L'Araignée (on ne disait pas Spiderman) et tous les autres. J'ai adoré ça et aujourd’hui encore j'adore lire les histoires dessinées par Jack Kirby, John Buscema, Steve Ditko, John Byrne ou John Romita. A l'époque, c'était à la fin des années soixante-dix, je me demandais pourquoi ces bandes dessinées (on ne disait pas Comics) n'étaient pas adaptées au cinéma. Ce qui a été fait alors, le plus souvent au rabais, était assez atroce, les Superman de Richard Donner puis Richard Lester mis à part. Vingt ans plus tard, avec les effets numériques, Marvel a commencé à lancer ses héros sur les écrans. Ce sont désormais de superproductions avec plein d'argent, plein de personnages, ça pète de partout, ça dure depuis vingt ans et ça me laisse dubitatif. Je n'y retrouve rien, ou presque de ce qui me passionnait adolescent.
Je suis allé en voir un avec mes enfants cet été. Il s'agit de Ant-Man and the Wasp (Ant-man et la guêpe) de Peyton Reed et j'ai trouvé ça très bien. Vraiment. J'y suis allé avec mes enfants mais j'y serais allé seul parce que Michelle Pfeiffer joue dedans et que pour elle j'irais voir n'importe quoi. J'ai même vu le film de Darren Aronofsky où elle joue (bien) une femme terrible. Donc j'ai trouvé que le film avait de nombreuses qualités. Par rapport aux autres, il pratique un spectaculaire mesuré. Il y a bien deux ou trois scènes avec moult effets spéciaux, mais elles ne jouent pas la surenchère et la majorité du film est plutôt ancrée dans le quotidien. C'est une sorte de superproduction de proximité. Ant-man (de mon temps on disait : l'homme-fourmi) est un gars capable de changer de taille, je vous passe les détails, et les gens qui gravitent autour de lui aussi. Du coup, les effets jouent surtout sur le décalage avec le réel. Par exemple, il roule dans une voiture grosse comme un jouet et l'un des personnages trimballe une mallette avec plein de modèles réduits, tel un représentant en Norev, qu'il sélectionne selon les besoins. C'est drôle et comme effet c'est d'un bon rapport qualité-prix. Il y a une scène de combat dans une cuisine qui utilise avec inventivité les instruments les plus banals. Ensuite, au début du film, le héros est assigné à résidence suite à ce qui s'est passé dans un film précédent. Toute une partie du suspense et des gags est construite autour des quatre murs de son appartement. C'est très réussi, en terme de timing et de mise en scène de cet espace limité et ordinaire. D'une manière générale, Reed tire le maximum de quelques éléments clefs. Par exemple, les costumes qui permettent les changements de taille ont tout le temps des problèmes. Dans une scène hilarante qui m'a rappelé le Innerspace (L'Aventure intérieure, 1989) de Joe Dante, le héros qui a mal rétréci se retrouve à la taille d'un enfant dans une école primaire. Et il se fait repérer par un instituteur. Ce film est plus une comédie à effets spéciaux qu'autre chose, sans tomber dans la parodie.
Cela tient aux situations, à l'abattage du héros joué par Paul Rudd, également co-scénariste et venu de l'univers des comédies de Judd Apatow, à la partition rodée du « je t'aime moi non plus » qu'il décline avec Hope, la Guêpe jouée par Evangeline Lilly, ainsi qu'à l'écriture de plusieurs personnages secondaires savoureux. L'un d'eux, l'associé du héros dans une société de sécurité, qui ignore tout de ses pouvoirs, a une scène d'anthologie où il est soumis à un sérum de vérité par les affreux du film. Mais c'est déjà un bavard impénitent et il assomme ses ravisseurs sous un flot de révélations inutiles. Autre chose notable, il n'y a pas de vrais méchants dans ce film. Les affreux cités ci-dessus sont des mercenaires mais ils sont décrits comme des bras-cassés burlesques. Il y a aussi Ava, une jeune fille inquiétante qui erre entre les dimensions, mais elle est plutôt pathétique. Le véritable enjeu de Ant-Man and the Wasp, c'est d'aller secourir Janet, la mère de Hope, qui a trop rétrécit et est coincée depuis des années dans l'univers subatomique. Cela change agréablement des histoires de maître du monde et donne un peu d'émotion à la comédie. Et puis la maman, c'est Michelle Pfeiffer ! Je l'ai trouvée en forme même si on ne la voit pas beaucoup. Elle illumine toujours l'écran de ses grands yeux. J'ai eu aussi plaisir à revoir Michael Douglas dans le rôle de Hank Pym, l'époux de Janet (et donc le père de Hope) qui est aussi l'inventeur de tous ces fichus costumes. En mentor capricieux du héros, il joue bien un personnage bien écrit, cassant, orgueilleux, mais aimant. On croise aussi Laurence Fishburne, en scientifique rival de Pym qui essaye d'aider Ava, ainsi que Bobby Cannavale que j'avais découvert dans la série Boardwalk Empire où il jouait le gangster dingue Gip Rosetti. Là, il a un rôle plus sympa. Tous font preuve d'enthousiasme et de dynamisme.
Ant-Man and the Wasp n'a pas du coup ce côté interminable des autres productions Marvel et une trentaine de minutes de moins. Il n'y a pas non plus cet effet d'accumulation qui noie les personnages. Reste, à froid, certains défauts propres à ces films. Celle que je trouve la plus gênante, c'est de donner pour acquit un certain nombre d'éléments venus d'autres films, voire des bandes dessinées d'origine. Pour savoir pourquoi le héros est assigné à résidence, il faut avoir vu Captain America: Civil War (2016) des frères Russo et pour comprendre, un peu, la fin à tiroir, il faut voir le dernier Avengers avant d'aller voir le prochain pour avoir la suite, peut être. Cette approche feuilletonesque est aussi systématique qu'envahissante. Je n'ai rien contre les feuilletons (maintenant on dit série) mais pour ces films, la narration se fait au détriment de l’œuvre en tant qu'objet fini. En tant que "film de cinéma". Le principe de la série contamine le cinéma et ce n'est pas une bonne nouvelle parce que cela rejaillit sur la mise en scène. Comment développer une personnalité propre à une œuvre quand il faut faire partie d'un grand tout ? Pour moi, quelque soit le metteur en scène, et quelque soit son talent comme ici, le films se ressemblent tous, sauf peut être ceux signés par Bryan Singer, ce qui se retrouve dans la musique de Christophe Beck, élève pourtant de Jerry Goldsmith, ou la photographie de Dante Spinotti que l'on a connu moins lisse en Italie ou pour Michael Mann. Si je trouve Ant-Man and the Wasp mieux écrit et plus original dans ses enjeux, je serais bien en peine de dégager quelque chose de personnel, de saillant, dans le travail bien fait de Peyton Reed. Nous sommes à quelques dimension d'écart d'un véritable cinéaste, y compris de ceux qui, en d'autres époques, œuvraient dans la série B ou le cinéma de genre.
Photographies © Marvel Studios
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09/03/2018
Le fond de l'oeil effraie
Zombi 2 (L'enfer des zombies – 1979), un film de Lucio Fulci.
Texte pour les Fiches du Cinéma.
Les éditions Artus Films éditent de façon luxueuse l'une des œuvres phares du maître-charcutier italien Lucio Fulci Zombi 2 alias L'enfer des zombies chez nous. Combo Blu-ray et Dvd avec un livre collectif rédigé par des spécialistes en la matière, une version complète et restaurée qui devrait rendre hommage à la photographie morbide de Sergio Salvati, des bonus avec le co-scénariste Dardano Sachetti (qui laissa les crédits à sa femme Elisa Briganti) et le responsable des maquillages Maurizio Trani (ce qui s'imposait), bref une édition que bien des classiques pourraient lui envier. Mais je ne ferai pas la fine bouche, le film a son importance dans l'histoire du cinéma de genre italien, dans celle du fantastique et dans la carrière de son auteur. Une carrière complexe pour un cinéaste qui ne l'est pas moins. Fulci, me semble-t-il, doit son renom à une sorte de malentendu, une conjonction sans doute heureuse dont ce film est la marque. Il a plus de cinquante ans quand il se retrouve aux commandes de Zombi 2 et une longue carrière derrière lui. Comme nombre de ses confrères qui ont vécu l'âge d'or du cinéma populaire italien, il a été scénariste, surtout pour le réalisateur Steno. Il a débuté la réalisation dans la comédie pour Totò et pour le redoutable duo Franco Franchi et Ciccio Ingrassia. Puis il suit les différents mouvements, touchant au western, au polar, au giallo, à la comédie polissonne avec Edwige Fenech, aux démarquages des succès américains des années 80 et, ce qui ramène à notre sujet, au fantastique et à l'horreur. Ce qui est intéressant chez lui, au-delà de ses indéniables qualités de metteur en scène, c'est un décalage au sein de l'histoire des genres abordés et une façon toute personnelle de les investir avec son goût propre pour le macabre, sa fascination pour le mal et la faute, et une violence surréaliste qu'il pousse toujours à son paroxysme. Ainsi en 1979, il vient de tourner Sella d'argento, un western plutôt classique avec Giuliano Gemma alors que le genre est moribond. Ce film, malgré ses qualités, a été un échec et Fulci voit avec Zombi 2 l'occasion de se refaire. Quand il réalise le thriller Una sull'altra (Perversion story) en 1969, il est précurseur du giallo au même titre que Dario Argento, mais son polar de 1980, Luca il contrabbandiere, (La guerre des gangs) arrive après la grande vague du Poliziottescho, dont il est quasiment le dernier représentant.
Avec ses zombies, Lucio Fulci est plutôt en avance. Son film met en scène un quatuor de personnages qui se rend dans une île des Caraïbes pour enquêter sur l'irruption d'une étrange créature dans le port de New-York. Sur l'île, les morts se sont réveillés et mangent les vivants, les transformant par ce processus désormais bien connu en zombie à leur tour. Avec l'aide d'un docteur et de son entourage de plus en plus réduit, les quatre personnages vont affronter la horde. C'est simple mais efficace. Le prologue et l'épilogue new-yorkais ont été imposés pour bénéficier du succès du Dawn of the Dead (Zombie - 1978) de George Romero dans lequel est associé Dario Argento, et donnent le sentiment que film de Fulci raconte le point de départ de la situation décrite chez l’américain. Mais ce n'est qu'opportunisme de producteur puisque Romero avait posé ses bases avec le séminal Night of the living dead (La nuit des morts-vivants) en 1968, et que son confrère italien opère un authentique retour aux sources haïtiennes du mythe et aux classiques des années trente et quarante comme le White Zombie (1932) de Victor Halperin ou I walked with a Zombie (Vaudou – 1943) de Jacques Tourneur. Fulci crée une sorte de nœud essentiel dans cette longue filmographie. D'une part il fait la synthèse de la vague des années soixante-dix qui, à la suite de Romero, a fait de la représentation de la violence gore un marqueur du genre avec l'ajout en prime du cannibalisme au mythe. Il y a eu les templiers espagnols de Amando de Ossorio, les zombies anglais de Jorge Grau, ou le vétéran du Vietnam de Bob Clark. Chacun renchérissant sur la représentation des chairs en décompositions et le sanguinaire des agressions. Fulci va faire mieux (ou pire) en la matière que les autres. Avec ses excès de violence graphique et son succès mondial, Zombi 2 est le point de départ d'une vague horrifique qui déferle comme ses héros décomposés sur le monde. L'effet gore, la scène choc à faire, sera au cœur de ces film que vont enchaîner Bruno Mattei, Umberto Lenzi, ou Marino Girolami, tandis que d'autres dévient sur le cannibalisme pur et dur comme Ruggero Deodato. Cette débauche de tripaille est dans l'air d'un temps qui ne cesse de repousser les limites de la représentation. Elle va durablement influer sur le genre horrifique, les américains reprenant assez vite la main avec des films comme Evil dead (1982) de Sam Raimi, The thing (1982) de John Carpenter, ou Re-animator (1985) de Stuart Gordon. Ha ! La belle époque où ça pissait sang et boyaux sur les écrans.
Lucio Fulci là-dedans semble avoir trouvé, enfin, sa voie. L'île de Matoul lui permet de laisser libre court à son imagination morbide. Le film est construit sur une succession de scènes où se mêlent l'angoisse, le sanglant et une étrange poésie macabre. Une scène aquatique où un zombie attaqué par un requin va déchiqueter le squale, la résurrection de zombies conquistadors, des morsures très profondes, un arrachage de gorge bien comme il faut, et la scène qui a fait passer le film à la postérité, l'écharde dans l’œil du personnage de Paula joué par Olga Karlatos qui fini en hachis parmentier, sans les pommes de terre. Fulci privilégie un rythme à deux temps, l'un vigoureux pour les scènes d'action, en particulier la scène finale de l'attaque de l'hôpital, l'autre plus suspendu, propre au réalisateur, où joue à plein la fascination de Fulci pour la fragilité de la chair martyrisée. Ces scènes sont aidées par une bande son des plus anxiogène mêlant effets sonores originaux et les nappes musicales, ici signées Fabio Frizzi et Giorgio Tucci, qui jouent sur nos nerfs. Lors de ces moments, Fulci distend le temps en faisant de ses personnages des proies comme paralysées, ce qui permet aux agresseurs de faire durer le plaisir, mais aussi celui du réalisateur et par un jeu un peu pervers, le notre. Fulci repousse les limites autant qu'il peut, proche de la pornographie tant l'effet horrifique seul compte au détriment de tout le reste. Il tend à une sorte d'abstraction, pas très loin de celle du Luis Buñuel de El ángel exterminador (L'ange exterminateur – 1962) où les personnages ne peuvent sortir de leur demeure par une force d'inertie qui restera inexpliquée. Chez Fulci, l'irruption de l'horreur anesthésie ses personnages au-delà de toute logique. Prenons la scène de l’œil. Fulci insiste sur les difficultés de Paula à traîner un meuble pour bloquer une porte puis, quand elle est attirée à l'extérieur à travers la porte par un zombie, l’œil fonçant droit sur une écharde, il alterne des champs / contre-champs avec de légers effets de travelling pour exacerber le suspense. Pourtant, il suffirait à Paula de mettre une de ses mains libres devant son visage pour éviter son sort, un geste qui semble instinctif mais qu'elle ne fera pas. Toute la scène est focalisée vers ce gros plan de l'écharde entrant dans l’œil. Fulci ne montre d'ailleurs pas la suite. L'année suivante, il filmera de la même façon le viol de la femme de Fabio Testi dans Luca il contrabbandiere, renforçant le malaise par un cadre réaliste. Il y a chez Fulci une inéluctabilité de l'horreur qu'il reprendra plusieurs fois jusqu'au délire de la fille attaquée par des escargots dans Aenigma (1987).
Dans ces dispositifs, Lucio Fulci trouve un style et un début de reconnaissance critique chez ceux qui apprécient sa façon de repousser les limites du montrable. Il va enchaîner au cours des années quatre-vingt une série de films, fantastiques ou thrillers, généreux en visions horrifiques qui vont faire sa réputation. Pourtant, il me semble que ses meilleurs films sont déjà derrière lui. Tempo di massacro (Le Temps du massacre – 1966), Una sull'altra, Beatrice Cenci (Liens d'amour et de sang - 1969), Una lucertola con la pelle di donna (Le Venin de la peur – 1971) ou Non si sevizia un paperino (La Longue Nuit de l'exorcisme – 1972), sont tout aussi dérangeants, riches de violences surréalistes et d'images de cauchemar. Mais ces films bénéficient de scénarios plus complexes, mieux construits. L'horreur et la violence s'épanouissent dans des cadres plus originaux. Et puis les interprétations sont plus solides. Ce dernier point est important pour comprendre la décadence du cinéma de genre italien. Les comédiens de Zombi 2 sont fades. De Tisa Farrow à Ian McCulloch, de Al Cliver à Auretta Gay, il est difficile de sentir concerné par leur sort tant ils ne dégagent aucune émotion. Richard Johnson qui a tout fait dans sa carrière a l'air bien fatigué, et Olga Karlatos semble n'avoir été engagée que pour sa plastique et son œil clair. Nous sommes loin d'un Tomas Milian, d'une Elsa Martinelli, d'une Barbara Bouchet, d'un Franco Nero ou d'une Florinda Bolkan. Le problème ne se limite ni à ce film, ni à Fulci. Au tournant des années quatre-vingt, les comédiens des décennies précédentes ont pris un coup de vieux, et il n'y a pas de vraie relève. Lucio Fulci, comme ses confrères, Argento compris, ne peuvent palier leurs faiblesses de directeurs d'acteurs par le charisme ou le métier des vedettes de leur débuts. Le plus bel égorgement de vaut rien s'il n'y a pas d'empathie avec l'égorgé. En cela aussi, Zombi 2 est emblématique d'une nouvelle période qui s'ouvre pour un cinéma de genre transalpin qui tente un dernier baroud d'honneur via l'horreur, au sein d'un cinéma italien en crise. Presque mort. Zombi 2 est une dernière cartouche qui va durer quelques années. Il y a une certaine ironie à voir en ce film, celui de la reconnaissance pour son auteur, le signal de la curée. Je parlais de « maître-charcutier » au début de ce texte. J'ai découvert Fulci avec ses films saignants et je ne l'appréciais guère. Je l'ai redécouvert avec plusieurs titres antérieurs. Et s'il est désormais amusant de revoir ses séries B soignées mais qui éclaboussent, il y a un regret que son talent authentique ne soit pas plus reconnu pour ses œuvres les mieux tenues.
Photographies DR
A lire sur Devildead
Le site Fulci.fr
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29/08/2017
La grande illusion
La belle équipe (1936) un film de Julien Duvivier
Texte pour Les Fiches du Cinéma
Cela n'a pas du être facile à vivre pour Julien Duvivier de voir son film, La belle équipe tourné en 1936, devenir le symbole positif d'une époque, lui qui l'avait conçu avec le scénariste Charles Spaak comme un drame. Ce récit de cinq copains, cinq prolos de Paris, qui gagnent à la loterie une grosse somme et l'investissent dans la création d'une guinguette au bord de l'eau, là où il faut si bon se promener le dimanche, s'achevait après la dislocation progressive du groupe par le meurtre de Charlot par Jeannot, une femme fatale étant passée par là. La fin avait été tournée qui voyait Jeannot aux mains d'un gendarme débonnaire, effondré, répéter en boucle que « C'était pourtant une belle idée ». Une belle idée comme pouvaient l'être en 1936 les promesses d'un Front Populaire fraîchement élu. Une belle idée en forme d'espoir. Las, lors d'une première projection, les spectateurs portés par l'air du temps rejettent ce pessimisme cher à Duvivier. Le réalisateur se laisse convaincre de revoir sa copie. Il remonte sa dernière scène, tourne quelques plans de plus et l’amitié triomphe de la fourberie. Les deux amis réconciliés descendent ouvrir le bal des réjouissances. Longtemps, la fin heureuse s'est imposée, mais souvent, la fin tragique était mentionnée et je me souviens d'une diffusion télévisée où les deux options avaient été proposées au spectateur. Avec le temps, le choix de Duvivier a été respecté et c'est désormais le final heureux qui est proposée en bonus.
Il est d'usage de ne pas dévoiler la fin d'un film quand on est amené à en parler, à moins de prendre un tas de précautions. Tout en pouvant comprendre que l'on ménage les surprises destinées au spectateur, c'est un usage auquel je n'aime guère me plier. Dans le mouvement d'un film, la fin est très souvent capitale pour saisir les enjeux de l’œuvre. Elle lui donne sa justification et son sens profond. Les pudeurs mal placées ne peuvent qu'amputer la portée de la réflexion. Et puis chacun devrait savoir qu'il vaut mieux voir un film avant de lire quelque chose à son sujet. Au spectateur de prendre ses responsabilités et de ne pas succomber à une curiosité trop mal placée. Ceci posé, c'est un curieux cas que celui de La belle équipe puisque l'histoire de sa double fin est un élément clef de sa postérité. Bien avant les nouvelles technologies, il était possible au spectateur de faire un choix essentiel et, selon son humeur, de faire son propre film. A le revoir aujourd'hui, ce qui est fascinant, c'est de constater comment le montage donne le sens au film. Selon les versions, la longue scène finale varie assez peu. Le destin se manifeste par quelques instants qui font basculer la récit d'un côté où de l'autre, une lettre qui arrive à temps, un pistolet qui sort d'un coup, une colère qui explose où arrive à se maîtriser, un coup de sang où un éclair de réflexion. Comme dans la vie ou un film de Kieslovski sur le hasard. D'une certaine façon, optimiste ou pessimiste, les deux options se valent avec leur part de crédibilité et leur part de fabriqué. Tout dépend de ce que l'on aura ressenti du mouvement du film.
Ce que je trouve remarquable ici, c'est la tension existant entre le récit et son arrière-plan qui se superpose à celle entre le tempérament de Duvivier et l'air de son temps. Le scénario s'organise autour de ce rêve d'indépendance des cinq héros qui se brise sur le destin s'incarnant, comme dans les œuvres les plus fortes du réalisateur, par les personnages féminins. La misogynie de Duvier n'est pas une légende et le personnage de Gina, incarné par la sensuelle Viviane Romance, est une garce intégrale comme nous en reverrons dans Panique en 1946 (toujours incarnée par Viviane Romance) ou Voici le temps des assassins en 1956 où c'est Danièle Delorme qui s'y colle. Pire, le personnage de la douce Huguette joué par la toute gentille Micheline Cheirel est tout aussi responsable de la dislocation du groupe pour les sentiments qu'elle inspire malgré elle à Jacques alors qu'elle est fiancée (et sincèrement amoureuse) de Mario. Jacques sous la pression de son frère Jeannot s'exile pour le Canada. Et c'est elle qui, toujours sans le vouloir, permet à la police de remonter la trace du réfugié espagnol et entraîne la fuite précipitée du couple. Pour Duvivier, l'amour et l'amitié ne font pas bon ménage. Le récit est donc marqué par le poids du destin et l'impuissance de l'homme à enrayer sa mécanique. La belle équipe est en cela un film fondateur du réalisme poétique cher à Marcel Carné, contribuant à faire de Jean Gabin, qui joue Jeannot, l'acteur emblématique de cette veine. Mais ce récit marqué par la fatalité se déroule dans un contexte qui décrit une tout autre réalité. Nous sommes bien en 1936 dans un Paris populaire, vivant, gouailleur, volontaire et plein d'espoir. Sans ciller, Duvivier excelle à saisir cet air du temps, la vie de quartier, le quotidien des ouvriers, leurs espoirs et leurs craintes, l'atelier des fleuristes, les bistrots, l'Espagne qui va plonger dans la guerre civile avec le personnage de Mario, les bords de Seine le dimanche, les guinguettes, Gabin et la chanson Quand on s'promène au bord de l'eau écrite par Duvivier et Louis Poterat pour faire bonne mesure. Comme dans le Paris des Halles en décor de Voici le temps des assassins où celui de la place des fêtes dans Panique, Duvivier sait filmer le collectif et les moments de bonheur comme René Clair où Jean Renoir. Ici les scènes de l'immeuble où vivent nos héros ameutant leurs voisins pour fêter leur bonne fortune où celles de l'inauguration de la guinguette sont deux morceaux de bravoure où fourmillent personnages pittoresques habités par les formidables acteurs de seconds rôles de l'époque et notations fines, quasi documentaires. Il se dégage de ces scènes un élan qui percute la fatalité s'abattant sur les personnages principaux.
Pourtant Duvivier n'est pas plus Clair que Renoir. Là où Clair s'attaque à la valeur travail de façon radicale dans A nous la liberté dès 1931, Renoir, proche alors du Parti Communiste, réalise le film de propagande La vie est à nous et montre des ouvriers montant une coopérative dans Le crime de monsieur Lange, tous deux contemporains de La belle équipe. Rien de cela chez Duvivier qui utilise le deus ex-machina du billet de loterie gagnant (comme Clair dans Le million en 1930, mais d'une toute autre façon) pour forcer le destin de ses héros. Le projet de la guinguette n'est pas envisagé sous un angle politique ou social, ni comme l'expression d'un projet collectif qui aurait valeur exemplaire. C'est surtout une façon, pour les cinq amis, de se donner les moyens de vivre comme ils l'ont toujours fait, avec plus de liberté et de confort. Mais les implications de cette façon de faire n'intéressent pas le réalisateur. C'est dans cette approche personnelle que réside la part sombre de Duvivier. Attaché à l'individu, il montre que celui-ci recherche le groupe pour traverser les épreuves (la scène magistrale de la tempête où les amis se couchent sur les tuiles du toit pour les empêcher d'être emportées), mais qu'il ne peut empêcher le groupe d'être miné par les intérêts égoïstes, les siens y compris (Jeannot succombe après-tout aux charmes de Gina). Cet égoïsme n'est pas toujours à prendre négativement. Il exprime aussi une aspiration profonde chez l'individu. Pour Duvivier, le groupe s'oppose par nature à ces aspirations individuelles et au bonheur intime. Le drame naît quand ce tiraillement se fait irrésistible. Le groupe peut aller jusqu'à se retourner contre l'individu. Ce sont les braves gens de la place des Fêtes qui lynchent l'innocent monsieur Hire, le personnage joué par Michel Simon dans Panique. Au-delà de la surface débonnaire, le groupe est un danger mortel pour l'homme. C'est en plantant « le drapeau des travailleurs » que Tintin, le rigolo de l'équipe joué par l'immense Aimos, glisse du toit et se tue. Cet attachement à l'individu évite le piège du cynisme. Duvivier est aidé en cela par la qualité d'écriture des personnages qui sont portés par une superbe distribution. Outre ceux déjà cités, il y a Charles Vanel en Charlot, Charpin venu de chez Marcel Pagnol en gendarme, avec Maupi dans un petit rôle, Raymond Cordy magnifique ivrogne, le jeune Robert Lynnen en frère de Jeannot, ou Marcelle Géniat en touchante grand-mère, rare personnage féminin sympathique.La belle équipe comme tous les grands films de Julien Duvivier fonctionne sur cette tension entre l'attachement à l'humain et l'instinct misanthrope.
La mise en scène comme toujours est virtuose avec un travail de la caméra très riche. La photographie est signée de deux collaborateurs réguliers, Jules Krüger et Marc Fossard qui alternent avec bonheur ambiances de studio dans la veine du réalisme poétique et extérieurs vibrants de lumière à la façon d'un Renoir. Duvivier est très à l'aise quand il s'agit d'investir un vaste décor (l'immeuble, la guinguette), d’orchestrer le ballet d'une foule nombreuse, de faire monter la tension comme lors de la scène de l'orage ou dans un autre registre, de mettre en valeur la sensualité active du personnage de Gina. De longs mouvements souples permettent de privilégier les groupes et leurs déplacements dans leur environnement tandis que des travellings caressent les berges tranquilles de la Seine. Une coupe habile ou un délicat fondu enchaîné disent la douleur d'une séparation. Duvivier est d'une grande précision sans jamais étouffer son film. 80 ans après sa sortie, dégagé de son contexte immédiat, La belle équipe peut afficher sans arrière-pensée son sens d'origine, celui d'un drame populaire de très haute tenue et du portrait précis d'une époque où il pouvait faire bon se promener au bord de l'eau.
A lire sur Mon cinéma à moi (avec une rare photographie de tournage).
A lire sur DVDClassik.
A lire chez Strum
Photographies source The red list.
21:25 Publié dans Cinéma, Film | Lien permanent | Commentaires (10) | Tags : julien duvivier | Facebook | Imprimer | |