Cangaceiros ! (09/11/2019)
Antonio Das Mortes (O Dragão da Maldade contra o Santo Guerreiro, 1969), un film de Glauber Rocha.
J'aurais le plaisir de présenter, samedi 9 novembre à 20h30 au cinéma Mercury à Nice (16 place Garibaldi) l'incroyable film de Rocha dans le cadre d'une séance des amis de Cinéma Sans Frontières. Voici le texte de présentation écrit pour l'occasion :
Les bouleversement du cinéma au tournant des années soixante ne se limitent pas à la Nouvelle Vague française, même si elle a pris avec le temps valeur de symbole. Il s'agit d'un mouvement plus universel, plus puissant, qui remet en cause l'ordre cinématographique établi, parfois de manière radicale. Divers, il se revendique en phase avec son époque, désireux d'accompagner d'autres mouvements, politiques, sociaux, voire révolutionnaires. Iconoclaste, il s'attaque à la forme comme au fond et noue à l'occasion des échanges étonnants avec certaines formes de cinéma populaire négligées ou méprisées. C'est le cinéma de Nagisa Ōshima, Kôji Wakamatsu et des jeunes cinéastes en colère au Japon, c'est le « Free Cinema » anglais de Tony Richardson ou Lindsay Anderson, C'est John Cassavetes en Amérique, Pier Paolo Pasolini en Italie, la naissance du cinéma noir africain avec Ousmane Sembene ou les jeunes cinémas venus de Pologne et de Tchécoslovaquie. Au Brésil, ce sera le « Cinema Novo », sous l'influence du néo-réalisme italien, dont l'une des figures marquantes est Glauber Rocha. Né dans l'état de Bahia, il réalise son premier long métrage en 1962 avec Barravento.
En 1964, il met en scène la figure mythique du Cangaceiro dans son second film, Deus E o Diabo na Terra do Sol (Le Dieu noir et le Diable blond) au titre programmatique. Le film est présenté au festival de Cannes et lui apporte une reconnaissance internationale. Le Cangaceiro est une sorte de bandit d'honneur entre Jesse James et Robin des Bois, sévissant dans la région difficile du Sertão, province pauvre du Nordeste. Les bandes (Cangaçao), armées et violentes, prospèrent autour d'une non moins violente lutte sociale entre paysans pauvres et grands propriétaires appuyés par le gouvernement. Le dernier grand « bandit social » meurt en 1940, mais avec leur dégaine clinquante, chapeaux à larges bords, médailles, cartouchières et vêtements de cuir, les Cangaceiros vont donner naissance à tout un folklore décliné en contes, livres, brochures, chansons, et films souvent influencés par le western américain. En 1953, O Cangaceiro de Lima Baretto est un immense succès du cinéma Brésilien. Il est présenté à Cannes et sa chanson « Olê muié rendeira » fera le tour du monde. Glauber Rocha reprend ce folklore avec une visée politique. La lutte mise en avant est une lutte des classes qui entend résonner avec la situation contemporaine du Brésil (le 31 mars 1964 a lieu le coup d'état militaire) comme avec d'autres luttes, de Cuba à l'Algérie.
Dans le film de 1964 apparaît un personnage secondaire, Antonio Das Mortes, chasseur de Cangaceiro au service des puissants. Incarné par l'acteur Maurício do Valle, ce personnage sera au centre de Antonio Das Mortes où ce mercenaire va prendre conscience du rôle qu'on lui fait jouer et prendre le relais du chef Cangaceiro qu'il a tué en combat singulier. Film d’aventure et film politique, l’œuvre de Rocha reprend un schéma travaillé par le western italien « révolutionnaire » illustré par Damiano Damiani, Sergio Corbucci ou Carlo Lizzani qui faisait jouer à Pasolini en personne un prêtre engagé. De la révolution esthétique du genre transalpin, Rocha reprend certains codes, des cadres baroques, des situations exacerbées et une façon de dilater le temps. Le montage très découpé des fusillades est bien contemporain de celui de Il mercenario (El Mercenario, 1968) de Corbucci. Question de style, son Antonio vêtu de sombre avec son long manteau noir rappelle Sartana comme les tueurs de Sergio Leone, et Lorival Pariz, dans le rôle du bandit Coirana, fait penser à Tomas Milian avec ses cartouchières et son sombrero.
Rocha réinvesti le folklore des Cangaceiros avec les codes d'un genre populaire qui s'exporte très bien dans ce que l'on nome alors le Tiers Monde. Mais il apporte d'autres dimensions qui lui sont propres et font de ce film un objet d'exception. Le titre original, « Le dragon de la méchanceté contre le saint guerrier » est une référence à l'histoire de Saint Georges et du Dragon, apportant au film une forte dimension mystique et religieuse. Les paysans pauvres sont menés par Dona Santa, « la femme sainte » qui s'est alliée à Coirana dans ce qui apparaît comme une véritable croisade contre l'injustice. Le film se situe en 1945 et fait référence au plus fameux des Cangaceiros, Lampião, tué en 1938. Et c'est pour le venger et reprendre son combat que Dona Santa et Coirana lèvent les paysans. Un autre personnage, un ancien esclave noir, prend une valeur de symbole au temps des émeutes américaines de Watts et Détroit. Cette dimension mystique est mélangée à une poésie surréaliste que l'on retrouve chez Arrabal ou le El Topo (1970) d'Alejandro Jodorowsky dont le héros a la même allure qu'Antonio Das Mortes. Rocha a des compositions qui mettent en valeur le peuple, le groupe, dans des rituels qui, outre leur beauté plastique, évoquent l'opéra (la musique, en partie folklorique, est très présente dans le film) et donnent au film une sorte de distanciation accentuée par la théâtralité des cadres (voir le long plan séquence du duel stylisé entre Antonio et Coirana devant la foule) et la déclamation de certains dialogues. Et par effet de contraste, l'héritage néo-réaliste se manifeste dans la qualité documentaire du tournage effectué sur les lieux de l'action, avec le concours des populations locales et d'acteurs non professionnels. Beau, violent, d'un érotisme trouble, halluciné parfois, lyrique, Antonio Das Mortes est fascinant et reste un film majeur du cinéma brésilien. Malgré la dictateur, le film représentera le Brésil au Festival de Cannes en 1969 où il obtiendra le prix de la mise en scène. Comme un hommage, la même année, l'italien Giovanni Fago met en scène au Brésil O' Cangaceiro avec Tomas Milan, remake du film de Lima Baretto, mais qui doit beaucoup aux films de Glauber Rocha qui quittera son pays en 1971.
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