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06/02/2011
Mémory Lane
Comme s'il avait fait beau toute cette époque-là
Je n'ai certes pas l'intention de répondre à l'injonction de Pierre Murat de Télérama qui conseille aux fans de Mikhaël Hers de se calmer. C'est peut être d'avoir attendu deux longs mois avant de pouvoir enfin voir Memory Lane dans la partie la plus sud-orientale de la France, mais après Primrose Hill (2006) et Montparnasse (2009), l'enthousiasme et le plaisir sont complets. La sortie trop discrète du film et l'accueil trop modéré à mon goût m'incitent au contraire à sortir le grand jeu. Respirons donc un bon coup et essayons de cerner pourquoi j'ai l'impression que c'est le plus beau film que j'ai vu depuis 10 (20, 30 ?) ans, pourquoi la scène de la soirée, ah ! cette scène avec son ralenti sur les personnages en train de danser, avec le changement de musique (de la diégétique à l'extradiegetique, voyez, je sors même les grands mots), avec cette plongée dans l'intériorité, non pas d'un individu mais du groupe lui-même, de ce qui l'unit, cette musique et ce qu'elle signifie, qui est aussi ce qu'ils signifient les uns pour les autres, amitié, amour, histoire partagée, harmonie, harmonie, cette scène enfin qui m'a pris là (voir figure 1) et qui est ce que j'ai vu de plus émouvant depuis... un certain temps. Donc, pourquoi ?
Je peux déjà faire un sort à ce me relie directement au film, à ce qui m'est proche comme cette cour d'école avec ses marronniers, qui ressemble tellement à celle que je fréquentais avenue Michel Bizot dans le 12e arrondissement parisien (Il semble que cela a été tourné à Rennes !). Ce n'est pas juste cela. Le jeu des analogies n'est pas si évident avec le cinéma de Mikhaël Hers pour peu que l'on ne contente pas des apparences. La pop anglaise évidemment mais pas seulement si l'on a écouté Mendelson ou que l'on apprécie la bande son composée par David Sztanke. Éric Rohmer comme une évidence avec la présence icônique de Marie Rivière, figure symbolique de filiation en mère du personnage central, Vincent. J'ai lu Antonioni quelque part, ce qui me semble n'importe quoi. Non, le trait principal du cinéma de Hers, c'est qu'il ne ressemble à aucun autre malgré des éléments de base très balisés (Remarque que je m'étais déjà faite sur Primrose Hill) : les trajectoires sentimentales et existentielles d'un groupe de jeunes adultes en région parisienne. C'est cela mais c'est autre chose, de la même façon que cette banlieue où ils vivent, les hauteurs du sud-ouest, St Cloud, Meudon, avec sa nature encore un peu majestueuse, s'ouvre sur un Paris déjà lointain, filmé entre les feuillages dorés des arbres. Nous sommes ailleurs. Il y a là une belle idée autour du territoire, d'un espace plus ancien où plongent les racines des personnages, comme l'a montré, dans un autre contexte, Hayao Miyazaki.
Cet autre chose donne une première clef au travail de Mikaël Hers : Il cherche à nous immerger dans l'espace d'un groupe, chez eux, à nous apprendre à faire leur connaissance, entrer dans leur quotidien, leur intimité, à se sentir proche. C'est un travail complexe, subtil et qui demande du temps. Comme Howard Hawks prenait son temps pour nous intégrer aux groupes de Rio Bravo (1959) et Hatari ! (1962). Mais si l'on réalise cette immersion, alors l'émotion pourra venir très pure et très intense, pas tant des péripéties, la sacro-sainte histoire dont on se fiche un peu, mais d'un ressenti partagé avec les êtres sur l'écran. C'est comme cela que fonctionne par exemple la scène où la mère fond en larmes devant sa fille. Rien ou si peu a été dit de la maladie du père, mais comme dans la seconde histoire de Montparnasse, on a vite compris qu'il y avait quelque chose qui n'allait pas. Après quelques moments d'intimité ordinaire entre les deux femmes (elles font les courses, dialogues de tous les jours), d'un coup le quelque chose sort et on le ressent avant de le comprendre. Cela tient à peu de choses, le jeu délicat et précis de Stéphanie Dehel et Bérangère Bonvoisin, la lumière dans les cheveux de la fille, la capacité de Hers à saisir l'atmosphère paisible du décor (un bête centre commercial) tout en faisant vibrer quelque chose dans l'air. La façon de saisir un geste, un regard. Je peux risquer ici une analogie avec une scène de The wild bunch (La horde sauvage – 1969) de Sam Peckinpah. Une scène assez longue juste avant le carnage final dans la maison de prostituées mexicaines. Les héros doivent y échanger quatre mots à eux quatre, mais on les connait désormais assez profondément pour que passe ce qu'ils ont été, ce qu'ils sont devenus, leurs espoirs déçus, la dignité qui leur reste et la décision qu'ils ont prise. Ce qu'ils sont. Ils ne se parlent pas mais tout est dit. C'est un peu cela Memory Lane. Contrairement aux deux moyens métrages, on y parle peu mais on communique (au sens de communion) beaucoup. Par les gestes, via la musique écoutée ou jouée ensemble, les regards, ce territoire où l'on vit et cette histoire que l'on a partagée. Mine de rien, entre les multiples variations sur l'incommunicabilité (Antonioni nous dit-on) et tous ceux qui parlent pour meubler le vide, Memory Lane prend des allures quasi révolutionnaires.
Et surtout cela donne du très beau cinéma. Hers construit son film par fragments (le récit choral) et les scènes elle-mêmes par fragments plus petits, soit par un montage fractionné isolant des touches de temps, semblables des touches de couleur, comme dans la scène de la fête nocturne dans le parc de la maison de Raphaël, ou à la piscine ; soit en laissant durer les plans pour densifier l'instant comme dans la scène d'amour au gymnase, à tomber, les moments musicaux où le passage à la médiathèque dans un registre de comédie. Le temps ralentit jusqu'à se suspendre (la scène de danse), sans même le recours à la technique dans la façon magique dont Vincent prend la main de Christelle tout au long de ce travelling arrière, figure typique de Hers. Le mouvement des mains est imperceptible, situé en bas du cadre en plan large, mais on finit par ne plus voir que lui, ce qui communique quasi physiquement la sensation d'être un membre du couple. Et entre tous ces fragments de la vaste mosaïque, Hers fait respirer son film par de superbes plans généraux, vues de la ville-frontière, grands massifs d'arbres et Paris au loin, vaste beauté du décor urbain (l'école, la médiathèque...) qui m'ont rappelé que dans Montparnasse aussi j'avais été bluffé par la capacité du réalisateur à porter un regard neuf sur le plus ordinaire.
On marche beaucoup dans Mémory Lane, encore une figure typique. Hers organise très précisément la circulation au sein de ce territoire complexe, donnant dans le film une description remarquable des modes de transports urbains modernes. De la banlieue à Paris, de la province à la banlieue et retour, les bus, les trains, le vélo, les voies de chemin de fer que l'on emprunte à pied au petit matin (encore une belle scène), les clôtures que l'on franchit, les multiples allées du parc. Les mouvements d'un lieu à l'autre sont aussi des mouvements dans le temps. Vers l'enfance quand ils reviennent dans l'école, quand Céline revient chez ses parents ou quand le père entraîne Muriel dans les allées du parc, vers leur jeunesse proche quand ils vont à la piscine, vers une histoire plus lointaine quand ils arrivent dans la superbe demeure 1900 noyée de végétation, occupée par Raphaël. Ce mouvement perpétuel participe du rythme langoureux du film. Il est aussi l'illustration du parcours du petit groupe, voyage mental avec l'utilisation de la voix off, le principe de la lettre de Vincent à Raphaël qui fait du film un grand flashback. Méditation poétique sur les territoires de l'enfance. Manière proustienne.
Mais ce serait une erreur de penser que ce mouvement ne va nulle part. Ces retours sont une façon d'avancer. Vincent emmène Christelle dans l'école pour y faire éclore leur désir, prélude à la formation de leur couple. Céline entame une carrière en province, un autre encore est sur le départ vers Toulouse et un bébé est en route. Contrairement au groupe de musiciens dans Primrose Hill qui se sépare au tout début, celui de Memory Lane joue ensemble, il crée et l'une des dernières scènes le voit aboutir une chanson avec une belle harmonie. Non, le dépressif Raphaël ne sombre pas et l'on devine une histoire en devenir. Les personnages ne sont pas en errance, s'ils se cherchent. Ils ne sont pas bouffés d'ennui (Antonioni, quelqu'un ?). Ils avancent ensembles et séparément. Hers le montre littéralement lors du passage sur le pont, quand la caméra va de l'un à l'autre, d'un visage à l'autre, au sein d'un mouvement d'ensemble. S'aimer c'est regarder dans la même direction, non ? Memory Lane est un film sur le fait de devenir adulte et le deuil, incarné ici par la maladie du père, fait partie de ce mouvement. C'est un film de promesses, pas de nostalgie facile, sentimental mais sans sentimentalisme. Comme ses personnages, c'est un film qui va de l'avant.
Ce n'est pas non plus un film éthéré. Nos jeunes héros n'évoluent pas dans une sorte d'univers parallèle. En choisissant des personnages issus de la classe moyenne, comme vous et moi (En tout cas moi certainement), Hers prend le risque du lisse, risque qu'il contourne par le travail sur la profondeur des êtres. Et puis, sans insister, par touches légères, il inscrit ce petit monde qu'il connait bien dans le vaste monde. Paris au loin, toujours, et puis ces irruptions soudaines de violence (L'attaque du bus, l'épisode avec le vigile). Il sait glisser des allusion sur les emplois précaires et les difficiles débuts d'une jeune professeur. Chez Hers, on travaille ou on cherche du travail comme dans la vraie vie. On est pas douanier.
Il faut aussi parler de la lumière de Mémory Lane. Quand je pense aux tartines que l'on peut lire à chaque nouveau film de Terrence Malik, je me désole du si peu de mots pour décrire l'attention de Hers et son chef opérateur Sébastien Buchmann à saisir le rayon de soleil juste pour le faire jouer sur les visages des acteurs, dans les cheveux de Stéphanie Dehel quand elle ramène sa mèche, sur le nez froncé de la petite fille au Luxembourg ou dans les feuillages des collines. Après la lumière hivernale de Primrose Hill et les ambiances nocturnes de Montparnasse, Buchmann soigne une lumière d'été limpide et dorée, composant une foultitude de portraits pleins de sensualité et de chaleur. Pas sûr d'avoir envie de parler de la musique, si présente, non que je n'ai apprécié les compositions originale de David Sztanke, mais je n'ai pas forcément les mots pour.
Reste à évoquer les acteurs, tant le travail de direction et collectif me semble primordial ici. Ils sont venus, ils sont tous là. Thibault Vinçon, Stéphanie Déhel, Jeanne Candel et Hubert Benhamdine étaient de Primrose Hill. Didier Sandre et Lolita Chammah de Montparnasse. Hers leur propose ici de nouvelles variations sur des personnages déjà explorés et joue sur un effet de familiarité. Quand Céline (Stéphanie Déhel, toujours si belle) retrouve son ancien petit ami joué par Hubert Benhamdine, on pense immédiatement à la création de leur couple dans Primrose Hill. Vinçon joue ici le pivot du récit, un rôle inversé de celui qu'il avait tenu dans le premier film, et proche par son caractère posé de celui du second segment de Montparnasse. Didier Sandre retrouve une figure paternelle, mais Hers inverse la situation du film précédent et ce sont ses filles qui vont porter le deuil. On voit à ces quelques exemples comment Hers construit ses modulations, comme ont pu le faire tous les réalisateurs qui ont travaillé avec cette idée d'une troupe de comédiens. Tous sont d'une justesse confondante, le film regorge de petits gestes qui sonnent juste, comme celui de Vincent qui gratte l'étiquette de la bouteille qu'ils viennent d'acheter, juste avant d'entrer à la fête. A ce groupe très homogène viennent s'adjoindre David Sztanke qui apporte rondeur et fantaisie en plus de sa musique, Thomas Blanchard que j'avais découvert dans le court de Stéphane Brisset, Le grand soir (2001) et chez Alain Guiraudie. Et puis, belle révélation de la très belle Dounia Sichov pour son premier long métrage. Mais toutes les femmes sont superbement filmées.
Voilà, il faut voir Memory Lane, il faut voir les bretelles de la robe d'été de Christelle, la façon dont Rapahël se tient, terrorisé d'angoisse quand il doit garder la fillette, la marche à l'aurore sur les rails, Céline et Muriel partager une cigarette sur le canapé familial, les yeux pétillants de Marie Rivière et le soleil dans les marronniers.
Chez Buster de Baloonatic
Sur la Kinopithèque
Sur 7 and 7 is
Sur Vivons curieux
Photographies Ad Vitam, source Allociné
19:00 Publié dans Cinéma | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : mikhael hers | Facebook | Imprimer | |
05/02/2011
L'homme à la (petite) caméra
Quand un filmeur rencontre un autre filmeur, qu'est-ce qu'ils se racontent ? Des histoires de filmeurs. Mais pas seulement, ils se filment aussi. C'est ainsi que Gérard Courant compose avec Le journal de Joseph M en 1999 un bien beau portrait du cinéaste Joseph Morder. Il faut prendre ici le mot portrait au sens qu'il a en peinture, comme on dit « un portrait équestre » c'est à dire avec le bonhomme à cheval. Joseph Morder est donc saisi dans quelques situations bien choisies, se livrant à l'occupation qui lui est devenue une seconde nature : filmer. Pas ou plutôt peu d'éléments biographiques, juste l'essentiel comme d'apprendre que sa mère lui a offert pour ses 18 ans sa première caméra super 8. Le film est plutôt une tentative de saisir son essence, de pointer quelques traits de caractères, d'approcher une façon de vivre, de dresser la carte d'un univers personnel.
Joseph Morder filme tout, mais pas n'importe quoi. Dans un registre classique, on lui doit El cantor (2005) avec Lou Castel, Luis Rego et sa muse-compagne la très belle Françoise Michaud. Mais surtout, la caméra super 8 au bout du bras, il filme sa vie, son monde : Les défilés du 1er mai (des archives, dit-il), les fêtes chez des amis, les amis beaucoup et lui bien sûr puisque sa grande œuvre, c'est un journal filmé, commencé en 1967 et qui compte à la date du film de Courant une cinquantaine d'heures. Véritable journal intime, il n'en montre que 14, bloc de temps qui cherche à redéfinir le rapport du spectateur au film. Il ne s'agit plus d'assister à une histoire mais de s'immerger dans une fraction d'histoire. Le tout très naturellement, très simplement. « Entrez et installez vous, mettez vous à l'aise et laissez vous porter » explique Morder.
Gérard Courant, très certainement en phase avec cette façon de faire (Jeu sur la durée avec les Cinématons, principe des carnets filmés), propose un équivalent pour ce portrait d'une heure. Il compose son film comme un fragment supplémentaire du journal de Joseph Morder. Quelques jours (semaines ?) avec lui, entre rencontres, entretiens, pure saisie d'évènements (la séance à la Cinémathèque) et des scènes qui flirtent avec la fiction. Nous découvrons Morder avec Françoise Michaud, Morder avec ses amis : Luc Moullet, Noël Godin, Mara et Nele Pigeon, Marcel Hanoun, Roland Lethem, Dominique Païni... C'est un film de bonne compagnie, plein d'humour et de fantaisie. On s'y sent très vite à l'aise, entre le dialogue des deux cabots, Morder et Moullet aboyant à quatre pattes sur le gazon, la cérémonie Morlock, la découverte de la jungle du jardin de Godin en Belgique, l'étrange rencontre avec le cinéaste de La fée sanguinaire (1968). Les étagères sont remplies de livres et de bobines de film, les caméras et projecteurs font entendre leur ronronnement familier. C'est le bonheur.
Cette décontraction de ton n'empêche pas la précision de la description de l'homme au travail. On voit donc Morder filmer, la caméra comme une extension organique de sa main (Cronenberg, quelqu'un ?), mais aussi monter, projeter, se confronter à la recherche d'une production, commenter ses propres images et réfléchir sur le cinéma qu'il pratique. Il a une belle phrase lors d'une discussion avec Moullet qui rappelle une sortie de Jean-Luc Godard. « Si je prends ma caméra, c'est que j'ai envie de te filmer ». Manière de dire l'importance de l'acte. Le journal de Joseph M est aussi une très sérieuse réflexion sur la nature du travail de cinéaste. Que filmer, pourquoi et comment ? Et toutes ces sortes de choses... Il atteint par là un objectif essentiel, donner envie de découvrir les films de Morder.
Une autre dimension ajoute, si besoin était, de l'intérêt au film. Le jeu entre portrait et autoportrait. Au bout d'une dizaine de minutes, un superbe plan est tout à fait explicite. Joseph Morder filme à travers sa fenêtre. Sur le côté, dans une belle lumière de film noir, il y a un miroir qui reflète le filmeur, filmé par Courant. L'axe de la super 8 de Morder est assez proche de l'axe de la vidéo de Courant. Caché derrière son objectif, le reflet est autant celui du portraituré que celui du portraitiste. A travers cet homme dont le rapport intime au cinéma et au geste cinématographique est si proche, Gérard Courant fait son propre portrait, partage les mêmes réflexions et reprend ses figures de style favorite : les Cinématons consacrés à Morder, la projection de ses films, le couple, la rue de l'enfance. A de nombreuses reprises, il passe de l'image vidéo à l'image super 8, celle que l'on voit Morder filmer. Jeux d'emboîtement. Jeux entre réel et fiction quand Morder et Françoise Michaud semblent jouer à la sortie d'une séance de cinéma. Jeux des regards qui se superposent, ne font plus qu'un des deux frères en cinéma.
Moments entre amis, discussions allongés dans un parc, séances de cinéma, rencontres insolites, Douglas Sirk, soleil de mai, enfants, rêve de jungle dans un jardin, voyage en Belgique, femme admirée, grand champ s'étendant à l'horizon, François Truffaut avait professé que « Les films sont plus harmonieux que la vie ». Gérard Courant, avec Le journal de Joseph M, par une sélection habile de morceaux de temps puisés dans la vie de son modèle, montre une vie aussi harmonieuse qu'un film.
Photographies : capture DVD Gérard Courant
La chronique du bon Dr Orlof
Sur le site de Gérard Courant
15:33 Publié dans Cinéma | Lien permanent | Commentaires (11) | Tags : gérard courant, joseph morder | Facebook | Imprimer | |
04/02/2011
La belle équipe
Photographie DR, source Allociné
12:44 Publié dans Cinéma | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : mikhael hers | Facebook | Imprimer | |
02/02/2011
L'invasion des profanateurs de sépulture
Texte de présentation du film pour le festival annuel de Cinéma sans frontières du 4 au 11 février à Nice : Double(s).
Passionnante Amérique des années 50 qui invente le rock-and-roll, combat en Corée, cours dans l'espace et voit des rouges partout. Côté cinéma, le système des grands studios vit sa dernière décennie dorée, confronté à une crise structurelle, économique et morale, face à la montée irrésistible de la télévision et la tristement célèbre chasse aux sorcières initiée par le sénateur McCarthy. C'est pourtant une époque où exercent encore pleinement les réalisateurs du grand cinéma classique américain : John Ford, Howard Hawks, Raoul Walsh, King Vidor, William Wyler, Cecil B.DeMille, Billy Wilder, ainsi que Alfred Hitchcock ou Fritz Lang. Ils cohabitent désormais avec une nouvelle génération talentueuse arrivée après la guerre et formée souvent à la série B et de plus en plus à la télévision comme Robert Wise, Richard Fleischer, Anthony Mann, John Huston, Otto Preminger, Nicholas Ray, Samuel Fuller ou Don Siegel. Le cinéma américain des années 50 saura parfaitement refléter son époque et ce qui apparaît rétrospectivement comme son trait dominant : la peur. Car le pays a beau être devenu le plus puissant, être le vainqueur du nazisme, il est ravagé par la paranoïa. La guerre froide, bien sûr, qui l'oppose très vite au bloc communiste dominé par l'URSS, la menace nucléaire ensuite. Menace de l'anéantissement mais aussi celle de la perte de contrôle d'un pouvoir terrifiant. Peur de l'invasion, extérieure mais aussi, surtout, intérieure, insidieuse, invasion de revendications nouvelles (les minorités, le mouvement des droits civiques), remise en cause des valeurs traditionnelles mais aussi, à l'opposé, des libertés fondamentales.
L'expression de ces peurs multiples et contradictoires trouve un terreau fertile dans le cinéma de genre, le western, le film noir, le fantastique et surtout la science fiction à valeur de conte prophétique. Ce dernier genre est encore cantonné dans la série B. C'est l'époque où il faut scruter le ciel, où l'invasion vient de Mars, planète rouge, où les monstres surgissent de l'esprit, où le nucléaire fait grandir les tarentules, les fourmis et les scorpions tandis qu'il fait rétrécir l'homme dont le doux foyer devient une terrible menace. Le monde se dérègle même ce qui semble le plus familier. C'est dans ce contexte que Don Siegel réalise en 1956 Invasion of the body snatchers (L'invasion des profanateurs de sépulture) écrit par Daniel Mainwaring et produit par Walter Wranger.
Donald « Don » Siegel est surtout connu pour sa collaboration plus tardive avec Clint Eastwood. Cinq films de Coogan's bluff (Un shérif à New-York) en 1968 à Escape from Alcatraz (L'Évadé d'Alcatraz) en 1979 en passant par le mythique premier film présentant l'inspecteur Harry et le méconnu et très sombre The beguiled (Les proies - 1970). Siegel débute pourtant pendant la seconde guerre mondiale, comme monteur chez Warner avant de réaliser deux courts métrages oscarisés puis de nombreux films à petits budgets avec une prédilection pour le western et le polar. On lui doit notamment l'un des meilleurs films avec Elvis Presley, le remake pour la télévision de The killers (A bout portant) en 1964 avec Lee Marvin et le très beau dernier western de John Wayne : The shootist (Le dernier des géants) en 1976.
Le scénariste Daniel Mainwaring a également travaillé sur des films de genre et déjà collaboré plusieurs fois avec Siegel. On lui doit l'adaptation du classique noir Out of the past (La griffe du passé) en 1947 de Jacques Tourneur. Mis sur liste noire, il travaillera sous pseudonyme, notamment pour Ida Lupino avec The Hitch-Hiker (Le voyage de la peur) en 1953.
Walter Wranger, lui, a travaillé avec des réalisateurs prestigieux (Lang, Ford, Dieterle, Hitchcock) et s'est souvent impliqué dans des projets engagés ou risqués comme The long voyage home (1940) de Ford. C'est une nouvelle collaboration avec Siegel pour qui il a produit en 1954 l'excellent film de prison Riot in Cell Block 11.
Invasion of the body snatchers, ce sont 80 minutes en noir et blanc, sèches et angoissantes, un concentré de série B qui va devenir l'archétype de la représentation de la peur panique de cette époque. C'est le récit d'une invasion par l'intérieur qui vise au complet anéantissement de l'être et de l'âme par une substitution presque parfaite des personnes. Cauchemar ultime, votre pire ennemi a pris l'apparence de votre fils, de votre mère ou de la femme aimée. C'est un film qui a du faire le régal des psychanalystes. Don Siegel, habilement, situe son anticipation horrifique dans le cadre très proche d'une petite ville typique de l'Amérique profonde, l'Américana blanche et propre sur elle. C'est une idée qui sera reprise dans les années 80 en particulier par Steven Spielberg. Siegel porte sur la petite communauté un regard quasi documentaire mais assez distancié, non sans un humour un poil sarcastique qui sera mal perçu à l'époque. Le film joue sur l'idée de miroir dont le reflet est peuplé de doubles inquiétants sans émotions, renvoyant une image terrifiante du pays. Un pays collectivisé, déshumanisé, privé de son libre arbitre, réduit à une masse sans âme. Tout en se défendant de tout sous-entendu particulier, Siegel et Mainwaring offrent de multiples possibilités de lecture, du péril communiste à la psychose anti-rouge. Que le péril soit intérieur ou extérieur, il donne corps à la terreur de la dissolution de l'individu dans le collectif et la destruction de la personnalité. Les institutions du pays, la police et les notables en première ligne, sont elles-même contaminées et ce n'est pas la fin, imposée par le studio, qui effacera le regard halluciné de Kevin McCarthy (sic) essayant de nous prévenir que le cauchemar a déjà commencé.
Le potentiel archetypal de Invasion of the body snatchers donnera bien des émules au film. Trois remakes, une série télévisée classique et de nombreuses variations reposent sur les mêmes principes : les enfants tueurs de Village of the damned (Le village des damnés – 1960 et 1995), les femmes robots de The stepford wives (1975 et 2004), les mutations de The thing (1982) et divers autres parasites de l'espace. C'est la définition même d'un classique.
Le film de Don Siegel reste inimitable et conserve intact son potentiel de frissons. La mise en scène utilise les procédés classiques de la série B, venus du western (la description de la communauté, la partie dans les montagnes) comme du film noir (la scène d'ouverture, la structure en flasback). La musique également, très démonstrative, participe de l'ambiance générale. Les effets spéciaux sont discrets ce qui les rend plus efficaces d'autant que la peur se voit d'abord dans les regards éperdus des protagonistes qui ne reconnaissent plus leurs proches. La distribution est elle aussi très « B », de solides actrices et acteurs donnant sans chichis corps à leur personnages campés à grands traits assurés. Il s'en détache Dana Wynther, mince brune piquante et ses belles épaules qui apporte une touche de sensualité troublante et surtout Kevin McCarthy qui va passer par toutes les couleurs de l'angoisse jusqu'à la peur la plus pure. Il rend à merveille avec son jeu qui passe de la retenue tranquille à la folie expressionniste, ce sentiment de sentir le monde se dérober sous lui. Sa course finale au milieu des voitures est un grand moment de cinéma et fera de lui une icône du genre. A noter la présence d'un futur très grand cinéaste dans un petit rôle : Sam Peckinpah. Tout est dit.
Photographies : Sweet Lorraine's world, DR.
08:54 Publié dans Cinéma | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : don siegel | Facebook | Imprimer | |
01/02/2011
John Barry, la dernière note
09:08 Publié dans Cinéma, Musique, Panthéon | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : john barry | Facebook | Imprimer | |