Mémory Lane (06/02/2011)
Comme s'il avait fait beau toute cette époque-là
Je n'ai certes pas l'intention de répondre à l'injonction de Pierre Murat de Télérama qui conseille aux fans de Mikhaël Hers de se calmer. C'est peut être d'avoir attendu deux longs mois avant de pouvoir enfin voir Memory Lane dans la partie la plus sud-orientale de la France, mais après Primrose Hill (2006) et Montparnasse (2009), l'enthousiasme et le plaisir sont complets. La sortie trop discrète du film et l'accueil trop modéré à mon goût m'incitent au contraire à sortir le grand jeu. Respirons donc un bon coup et essayons de cerner pourquoi j'ai l'impression que c'est le plus beau film que j'ai vu depuis 10 (20, 30 ?) ans, pourquoi la scène de la soirée, ah ! cette scène avec son ralenti sur les personnages en train de danser, avec le changement de musique (de la diégétique à l'extradiegetique, voyez, je sors même les grands mots), avec cette plongée dans l'intériorité, non pas d'un individu mais du groupe lui-même, de ce qui l'unit, cette musique et ce qu'elle signifie, qui est aussi ce qu'ils signifient les uns pour les autres, amitié, amour, histoire partagée, harmonie, harmonie, cette scène enfin qui m'a pris là (voir figure 1) et qui est ce que j'ai vu de plus émouvant depuis... un certain temps. Donc, pourquoi ?
Je peux déjà faire un sort à ce me relie directement au film, à ce qui m'est proche comme cette cour d'école avec ses marronniers, qui ressemble tellement à celle que je fréquentais avenue Michel Bizot dans le 12e arrondissement parisien (Il semble que cela a été tourné à Rennes !). Ce n'est pas juste cela. Le jeu des analogies n'est pas si évident avec le cinéma de Mikhaël Hers pour peu que l'on ne contente pas des apparences. La pop anglaise évidemment mais pas seulement si l'on a écouté Mendelson ou que l'on apprécie la bande son composée par David Sztanke. Éric Rohmer comme une évidence avec la présence icônique de Marie Rivière, figure symbolique de filiation en mère du personnage central, Vincent. J'ai lu Antonioni quelque part, ce qui me semble n'importe quoi. Non, le trait principal du cinéma de Hers, c'est qu'il ne ressemble à aucun autre malgré des éléments de base très balisés (Remarque que je m'étais déjà faite sur Primrose Hill) : les trajectoires sentimentales et existentielles d'un groupe de jeunes adultes en région parisienne. C'est cela mais c'est autre chose, de la même façon que cette banlieue où ils vivent, les hauteurs du sud-ouest, St Cloud, Meudon, avec sa nature encore un peu majestueuse, s'ouvre sur un Paris déjà lointain, filmé entre les feuillages dorés des arbres. Nous sommes ailleurs. Il y a là une belle idée autour du territoire, d'un espace plus ancien où plongent les racines des personnages, comme l'a montré, dans un autre contexte, Hayao Miyazaki.
Cet autre chose donne une première clef au travail de Mikaël Hers : Il cherche à nous immerger dans l'espace d'un groupe, chez eux, à nous apprendre à faire leur connaissance, entrer dans leur quotidien, leur intimité, à se sentir proche. C'est un travail complexe, subtil et qui demande du temps. Comme Howard Hawks prenait son temps pour nous intégrer aux groupes de Rio Bravo (1959) et Hatari ! (1962). Mais si l'on réalise cette immersion, alors l'émotion pourra venir très pure et très intense, pas tant des péripéties, la sacro-sainte histoire dont on se fiche un peu, mais d'un ressenti partagé avec les êtres sur l'écran. C'est comme cela que fonctionne par exemple la scène où la mère fond en larmes devant sa fille. Rien ou si peu a été dit de la maladie du père, mais comme dans la seconde histoire de Montparnasse, on a vite compris qu'il y avait quelque chose qui n'allait pas. Après quelques moments d'intimité ordinaire entre les deux femmes (elles font les courses, dialogues de tous les jours), d'un coup le quelque chose sort et on le ressent avant de le comprendre. Cela tient à peu de choses, le jeu délicat et précis de Stéphanie Dehel et Bérangère Bonvoisin, la lumière dans les cheveux de la fille, la capacité de Hers à saisir l'atmosphère paisible du décor (un bête centre commercial) tout en faisant vibrer quelque chose dans l'air. La façon de saisir un geste, un regard. Je peux risquer ici une analogie avec une scène de The wild bunch (La horde sauvage – 1969) de Sam Peckinpah. Une scène assez longue juste avant le carnage final dans la maison de prostituées mexicaines. Les héros doivent y échanger quatre mots à eux quatre, mais on les connait désormais assez profondément pour que passe ce qu'ils ont été, ce qu'ils sont devenus, leurs espoirs déçus, la dignité qui leur reste et la décision qu'ils ont prise. Ce qu'ils sont. Ils ne se parlent pas mais tout est dit. C'est un peu cela Memory Lane. Contrairement aux deux moyens métrages, on y parle peu mais on communique (au sens de communion) beaucoup. Par les gestes, via la musique écoutée ou jouée ensemble, les regards, ce territoire où l'on vit et cette histoire que l'on a partagée. Mine de rien, entre les multiples variations sur l'incommunicabilité (Antonioni nous dit-on) et tous ceux qui parlent pour meubler le vide, Memory Lane prend des allures quasi révolutionnaires.
Et surtout cela donne du très beau cinéma. Hers construit son film par fragments (le récit choral) et les scènes elle-mêmes par fragments plus petits, soit par un montage fractionné isolant des touches de temps, semblables des touches de couleur, comme dans la scène de la fête nocturne dans le parc de la maison de Raphaël, ou à la piscine ; soit en laissant durer les plans pour densifier l'instant comme dans la scène d'amour au gymnase, à tomber, les moments musicaux où le passage à la médiathèque dans un registre de comédie. Le temps ralentit jusqu'à se suspendre (la scène de danse), sans même le recours à la technique dans la façon magique dont Vincent prend la main de Christelle tout au long de ce travelling arrière, figure typique de Hers. Le mouvement des mains est imperceptible, situé en bas du cadre en plan large, mais on finit par ne plus voir que lui, ce qui communique quasi physiquement la sensation d'être un membre du couple. Et entre tous ces fragments de la vaste mosaïque, Hers fait respirer son film par de superbes plans généraux, vues de la ville-frontière, grands massifs d'arbres et Paris au loin, vaste beauté du décor urbain (l'école, la médiathèque...) qui m'ont rappelé que dans Montparnasse aussi j'avais été bluffé par la capacité du réalisateur à porter un regard neuf sur le plus ordinaire.
On marche beaucoup dans Mémory Lane, encore une figure typique. Hers organise très précisément la circulation au sein de ce territoire complexe, donnant dans le film une description remarquable des modes de transports urbains modernes. De la banlieue à Paris, de la province à la banlieue et retour, les bus, les trains, le vélo, les voies de chemin de fer que l'on emprunte à pied au petit matin (encore une belle scène), les clôtures que l'on franchit, les multiples allées du parc. Les mouvements d'un lieu à l'autre sont aussi des mouvements dans le temps. Vers l'enfance quand ils reviennent dans l'école, quand Céline revient chez ses parents ou quand le père entraîne Muriel dans les allées du parc, vers leur jeunesse proche quand ils vont à la piscine, vers une histoire plus lointaine quand ils arrivent dans la superbe demeure 1900 noyée de végétation, occupée par Raphaël. Ce mouvement perpétuel participe du rythme langoureux du film. Il est aussi l'illustration du parcours du petit groupe, voyage mental avec l'utilisation de la voix off, le principe de la lettre de Vincent à Raphaël qui fait du film un grand flashback. Méditation poétique sur les territoires de l'enfance. Manière proustienne.
Mais ce serait une erreur de penser que ce mouvement ne va nulle part. Ces retours sont une façon d'avancer. Vincent emmène Christelle dans l'école pour y faire éclore leur désir, prélude à la formation de leur couple. Céline entame une carrière en province, un autre encore est sur le départ vers Toulouse et un bébé est en route. Contrairement au groupe de musiciens dans Primrose Hill qui se sépare au tout début, celui de Memory Lane joue ensemble, il crée et l'une des dernières scènes le voit aboutir une chanson avec une belle harmonie. Non, le dépressif Raphaël ne sombre pas et l'on devine une histoire en devenir. Les personnages ne sont pas en errance, s'ils se cherchent. Ils ne sont pas bouffés d'ennui (Antonioni, quelqu'un ?). Ils avancent ensembles et séparément. Hers le montre littéralement lors du passage sur le pont, quand la caméra va de l'un à l'autre, d'un visage à l'autre, au sein d'un mouvement d'ensemble. S'aimer c'est regarder dans la même direction, non ? Memory Lane est un film sur le fait de devenir adulte et le deuil, incarné ici par la maladie du père, fait partie de ce mouvement. C'est un film de promesses, pas de nostalgie facile, sentimental mais sans sentimentalisme. Comme ses personnages, c'est un film qui va de l'avant.
Ce n'est pas non plus un film éthéré. Nos jeunes héros n'évoluent pas dans une sorte d'univers parallèle. En choisissant des personnages issus de la classe moyenne, comme vous et moi (En tout cas moi certainement), Hers prend le risque du lisse, risque qu'il contourne par le travail sur la profondeur des êtres. Et puis, sans insister, par touches légères, il inscrit ce petit monde qu'il connait bien dans le vaste monde. Paris au loin, toujours, et puis ces irruptions soudaines de violence (L'attaque du bus, l'épisode avec le vigile). Il sait glisser des allusion sur les emplois précaires et les difficiles débuts d'une jeune professeur. Chez Hers, on travaille ou on cherche du travail comme dans la vraie vie. On est pas douanier.
Il faut aussi parler de la lumière de Mémory Lane. Quand je pense aux tartines que l'on peut lire à chaque nouveau film de Terrence Malik, je me désole du si peu de mots pour décrire l'attention de Hers et son chef opérateur Sébastien Buchmann à saisir le rayon de soleil juste pour le faire jouer sur les visages des acteurs, dans les cheveux de Stéphanie Dehel quand elle ramène sa mèche, sur le nez froncé de la petite fille au Luxembourg ou dans les feuillages des collines. Après la lumière hivernale de Primrose Hill et les ambiances nocturnes de Montparnasse, Buchmann soigne une lumière d'été limpide et dorée, composant une foultitude de portraits pleins de sensualité et de chaleur. Pas sûr d'avoir envie de parler de la musique, si présente, non que je n'ai apprécié les compositions originale de David Sztanke, mais je n'ai pas forcément les mots pour.
Reste à évoquer les acteurs, tant le travail de direction et collectif me semble primordial ici. Ils sont venus, ils sont tous là. Thibault Vinçon, Stéphanie Déhel, Jeanne Candel et Hubert Benhamdine étaient de Primrose Hill. Didier Sandre et Lolita Chammah de Montparnasse. Hers leur propose ici de nouvelles variations sur des personnages déjà explorés et joue sur un effet de familiarité. Quand Céline (Stéphanie Déhel, toujours si belle) retrouve son ancien petit ami joué par Hubert Benhamdine, on pense immédiatement à la création de leur couple dans Primrose Hill. Vinçon joue ici le pivot du récit, un rôle inversé de celui qu'il avait tenu dans le premier film, et proche par son caractère posé de celui du second segment de Montparnasse. Didier Sandre retrouve une figure paternelle, mais Hers inverse la situation du film précédent et ce sont ses filles qui vont porter le deuil. On voit à ces quelques exemples comment Hers construit ses modulations, comme ont pu le faire tous les réalisateurs qui ont travaillé avec cette idée d'une troupe de comédiens. Tous sont d'une justesse confondante, le film regorge de petits gestes qui sonnent juste, comme celui de Vincent qui gratte l'étiquette de la bouteille qu'ils viennent d'acheter, juste avant d'entrer à la fête. A ce groupe très homogène viennent s'adjoindre David Sztanke qui apporte rondeur et fantaisie en plus de sa musique, Thomas Blanchard que j'avais découvert dans le court de Stéphane Brisset, Le grand soir (2001) et chez Alain Guiraudie. Et puis, belle révélation de la très belle Dounia Sichov pour son premier long métrage. Mais toutes les femmes sont superbement filmées.
Voilà, il faut voir Memory Lane, il faut voir les bretelles de la robe d'été de Christelle, la façon dont Rapahël se tient, terrorisé d'angoisse quand il doit garder la fillette, la marche à l'aurore sur les rails, Céline et Muriel partager une cigarette sur le canapé familial, les yeux pétillants de Marie Rivière et le soleil dans les marronniers.
Chez Buster de Baloonatic
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Photographies Ad Vitam, source Allociné
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Commentaires
Joli article !
A tout hasard, connais-tu le commentaire du géographe Pleven sur ce film ? Parfois les critiques ciné des Café géo sont plus pertinentes, mais celle-ci n'est pas inintéressante.
http://www.cafe-geo.net/article.php3?id_article=2075
et merci pour la référence à la Kinopithèque !
Écrit par : Benjamin | 16/02/2011
Bonjour Benjamin, tout le plaisir était pour moi de partager le plaisir que nous avons eu devant ce film rare. J'avais lu l'article de Pleven, je ne sais plus pourquoi je ne l'ai pas lié aussi. J'aime beaucoup le dernier paragraphe même si je me désole de la façon lamentable dont le film est sortit par chez moi.
Écrit par : Vincent | 19/02/2011
Hé bé, c’est une déclaration d’amour ce texte. Mais c’est vrai que le film est très beau. Hers engrange ici tout ce qu’il avait capitalisé dans ses courts métrages. Le film est à l’image de ses personnages, il est dans une espèce d’entre-deux, prolongeant les précédents films, comme une nouvelle variation, une réécriture de ce qui a déjà eu lieu (le film semble ainsi composé de plusieurs nappes narratives dont on n’aurait pas complètement accès), ce qui donne un sentiment de présent incertain (Naruse toujours), et en même temps entr’ouvert sur l’avenir, comme on se tiendrait sur le seuil, pas tout à fait près encore à franchir le pas, d’où cette mélancolie très particulière, toute musicale, qui est propre au cinéma de Hers. Le film marque indéniablement la fin d’un cycle. Quelle direction Hers va prendre dorénavant? On a hâte de savoir...
Écrit par : Buster | 21/02/2011
C'est sûr que c'est plus stimulant que "Black Swan". J'aime beaucoup cette idée de lien très fort entre les films (il me reste à découvrir "Charrel"), quelque chose que j'aime aussi dans la série des Doinel de Truffaut. Vous définissez bien ce sentiment qui s'en dégage. Pour la prochaine direction, il me semble que ce sera celle d'Annecy, je crois que c'est le titre de son nouveau projet (et puis il y a une allusion à cette ville dans l'un des moyens métrages).
Écrit par : Vincent | 23/02/2011
Bonsoir,
C'est marrant qu'Antonioni ait pu être évoqué quelque part (à tort, je pense aussi) : je me souviens que je n'avais pas eu envie de voir le film à sa sortie parce que j'avais eu peur d'un sous-Antonioni-franco-branché. Je ne sais plus ce qui avait généré cette crainte car je ne lis pas sur les films avant de les voir... Bref !
Heureuse découverte tardive donc, de mon côté et j'aime comme vous relevez le travail sur le groupe à l'oeuvre ici : c'est finalement quelque chose de très rare, j'ai l'impression...
Écrit par : D&D | 05/08/2013
Bonjour D&D, je rentre de congé, désolé de ne pas vous avoir répondu plus tôt :)
Très heureux de mon côté que vous ayez aimé ce film qui pour moi est effectivement rare, plus que son apparence et certains commentaires pouvaient le laisser penser. J'avoue une faiblesse pour les films de groupe, mon côté hawksien sans doute.
On a essayé de rattacher Hers à pas mal de monde, Rohmer en particulier, il me semble que c'est seulement en surface et qu'il creuse son propre sillon. Si vous avez aimé, vous devrier jeter un oeil sur ses moyens métrages, "Primrose Hill" et "Montparnasse".
Écrit par : Vincent | 28/08/2013
Vous avez raison, je vais essayer de voir les moyens métrages.
Bon courage pour la reprise !
Écrit par : D&D | 30/08/2013