30/03/2013
Caresser le rêve
10 millions - Un film de Jérémie Lenoir (2013)
Retour en Guinée pour Jérémie Lenoir après Foniké (2005) et Foniké [en guise de manifeste] (2008) et rappelons au passage que Foniké est un mot de la langue Soussou qui signifie «jeunesse». Retour à Conakry, de mai à juin 2012 pour ce nouveau documentaire poétique, politique et musical couplé à son travail avec la scène rap et hip-hop locale. 10 millions, du titre de l'une des chansons, morceau puissant, ouvre à nouveau une fenêtre directe sur le quotidien de ces jeunes guinéens. Elle leur permet de s'adresser directement à nous, les yeux dans les yeux, et de raconter leur vie, leurs galères, leurs espoirs, leur rage de vivre et de jouer des mots comme des instruments. S'y superpose le regard du réalisateur, pudique et discret, attentif, que l'on sent cette fois encore plus en empathie avec ce pays et ces gens. Un sentiment qui se renforce sans doute de l'expérience, de la connaissance plus intime née des expériences artistiques et humaines.
Conakry printemps 2012, rien n'a changé. Le pays reste pauvre, la démocratie une coquille vide, les réformes une incantation, le pouvoir... et bien mettez ici l'épithète que vous voulez, il sera adapté. Pour la jeune génération, tout est question de survie. L'absence de travail, les problèmes de nourriture, d'eau, d'électricité. « Comment se tenir propre dans ce pays ? » demande une jeune femme. L'avenir apparaît plus bouché que jamais. C'est ce qu'ils chantent, ce qu'ils scandent, ce qu'ils crient en plusieurs langues, avec ce qui leur reste : la poésie. Une arme brute gonflée des sanglots de la colère.
Du film sourd une grande impression de tristesse, une lassitude qui tranche avec l'énergie des films précédents. Le désarroi étouffe la colère et domine les textes des jeunes rappeurs. Outre les problèmes du quotidien, ils évoquent les disparus et contemplent à l'horizon un grand hôtel inaccessible, arrogante forteresse du pouvoir et de l'argent. Devant eux ne reste que la mer et un au-delà inimaginable. Cette tonalité sombre, renforcée par de nombreuses scènes nocturnes ou avec des ciels gris menaçants, est à peine atténuée par des moments plus apaisés, ceux où la musique change de registre : le morceau joué dans la voiture, la ballade à la guitare sur le générique final).
Ce sentiment donne de l'unité à un film composé comme un carnet mêlant poésies et croquis, sorte de carnet de voyage musical. Jérémie Lenoir fait montrer d 'une indéniable progression dans la maîtrise de son expression cinématographique. A l'énergie brute du filmage caméra au poing du premier opus, s'est substituée une plus grande assurance et un désir de recherche. 10 millions est un film qui ose. Il cherche et souvent trouve des formes originales en synergie avec la musique qu'il filme. Il y a par exemple cette scène incroyable où les rappeurs postillonnent tant et plus sur l'objectif de la caméra avant que la main du réalisateur ne surgisse pour essuyer l'objectif. Il y a ce superbe plan séquence sur les mains jouant du bolon dans la voiture. Il y a cet orage qui menace au loin. Il ya ces scènes éclairées à la lampe-torche. Il y a ces respirations du film, plans fixes et composés, ce motif du dormeur qui se réveille difficilement dessous son rideau rouge tranchant avec la pauvreté de la pièce. Il y a le visage lumineux d'Anny Kassy. Il y a le sentiment d'un voyage inédit dans une Afrique loin des clichés. Un voyage rude mais beau, beau mais rude, une façon de s'approcher de l'autre (vieille lune critique) qui prend ici un sens concret, une façon de caresser le rêve.
Film : Antoine filmé par Anny Kassy
Photographie : Capture DVD J. Lenoir
Le site Foniké
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21/10/2009
En guise de manifeste
Ni naufrageurs. Ni nettoyeurs de tranchée. Ni hyènes. Ni chacals. Et vous savez le reste :
Que 2 et 2 font 5
Que la forêt miaule
Que l’arbre tire les marrons du feu
Que le ciel se lisse la barbe
Et cetera, et cetera…
Qui et quels nous sommes ? Admirable question !
Haïsseurs. Bâtisseurs. Traîtres. Hougans. Hougans surtout. Car nous voulons tous les démons
Ceux d’hier, ceux d’aujourd’hui
Ceux du carcan ceux de la houe
Ceux de l’interdiction, de la prohibition, du marronnage
et nous n’avons garde d’oublier ceux du négrier…
Donc nous chantons.
Aimé Césaire (en guise de manifeste)
Foniké [en guise de manifeste] c'est une histoire de retours. Guinée, fin 2008, trois ans après le premier Foniké ("jeunesse" en soussou, l'une des langues du pays), Jérémie Lenoir est revenu à Conakry avec une idée : faire se rencontrer la poésie d'Aimé Césaire, celle de son livre phare éclatant Cahier d'un retour au pays natal avec les jeunes artistes qu'il avait filmés dans son premier film. Retour aussi, du coup, sur la situation d'un pays toujours en crise, toujours en absence d'avenir pour sa jeune génération. Un aspect du film qui prend une résonance particulière à la lumière des derniers évènements qui ont vu le pouvoir verser le sang de la rue à défaut de répondre à ses aspirations. Retour enfin sur des expressions artistiques, le rap, la poésie, le graphisme, la sculpture, expression sociale, politique, expressions vitales d'espoir et de désespérance, de rage mêlés.
A ces expressions, Jérémie Lenoir ouvre modestement une fenêtre pour que les mots et les visages parviennent jusqu'à nous. Le réalisateur s'efface derrière ceux qu'il filme leur permettant de s'adresser directement au spectateur, nous. Ce dispositif donne ainsi un sens dramatique à une figure classique de l'imagerie du rap et fait naître l'émotion. Il y a là un sentiment de proximité qui me ramène toujours aux maîtres fous de Jean Rouch. C'est juste un sentiment personnel.
Au-delà de ce dispositif qui prolonge celui des deux films précédents, Jérémie Lenoir cherche à donner un équivalent cinématographique à la poésie césairienne. Le rythme scandé, la force des images poétiques et leur violence, se retrouve dans un montage alterné, structuré par le personnage du sculpteur. L'émergence de la figure, humaine, belle et tourmentée, à partir du bloc de bois brut, est une métaphore efficace d'un état d'esprit : obstiné à créer, obstiné à vivre, porteur d'une tradition artistique qui plonge très loin dans le passé mais qui sait être d'aujourd'hui. Le visage de bois peint c'est disons, du Giacometti, comme les mots de Césaire sonnent toujours si terriblement justes dans les bouches des rappeurs de 2008. L'art, malgré tout, reste un lien et un langage universel.
Petite partie plus pratique. Foniké [en guise de manifeste] sera diffusé le samedi 24 octobre dans le cadre des 11e Rencontres Cinéma et Vidéo à Nice.
Le film a été édité en DVD directement par Jérémie avec deux suppléments, L'un concerne Maitre Kader, le sculpteur et l'autre suit BLZ de Conakry à Kamsar. Jérémie cherche un financeur pour le pressage de 500 exemplaires du dvd. Pour vous procurer le film ou le soutenir dans son travail, vous pouvez le contacter via le site Foniké.
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