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28/06/2016
Au rendez-vous des innocents
Voici le temps des assassins (1956) de Julien Duvivier
Texte pour Les Fiches du Cinéma
Julien Duvivier réalise en 1956 avec Voici le temps des assassins un grand film de bouffe. Un film sur la grande bouffe française de tradition. Sur une cuisine qui plonge ses racines dans notre histoire et qui fait l'admiration du monde, du moins qui devrait. Son personnage principal, André Chatelin, est un restaurateur de renom qui reçoit le tout Paris et tout ce qui visite Paris. C'est aussi un homme simple qui accueille sans façon les bouchers, les lesbiennes, les starlettes, un clochard veinard et un jeune ami étudiant. C'est un chef étoilé, bientôt décoré dans le collège des Beaux-Arts, campé par Jean Gabin au zénith de sa forme impériale. Gabin qui vient d'incarner le créateur du Moulin Rouge pour Jean Renoir et le prince des truands de grand standing pour Jacques Becker. C'est dire. Chatelin officie aux Halles, le ventre de Paris, « Au rendez-vous des innocents », enseigne qui évoque la poésie de François Villon. La tradition, toujours. Et là, défilent les ballottines du Duc, les écrevisses au Chablis, les poulets à la crème, les soufflés Grand-Marnier, les râbles de lapin, les châteaux Yquem millésimés, le coq au Chambertin revenu à l'huile d'olive, les pommes rissolées au fois gras du Périgord et les quenelles de brochet arrosées de Gewurztraminer 1928, « Grande année tu sais ». Pourtant... pourtant, à l'inverse d'un Marco Ferreri ou d'un John Ford avec ses steaks de légende, Julien Duvivier montre peu, très peu, trop peu de cette cuisine d'excellence. S'il fait vivre de manière virtuose le restaurant, ses employés et sa clientèle, les plats ne sont passés qu'en plans larges. Seuls la sonorité des mots et les expressions des acteurs peuvent faire venir l'eau à la bouche. De façon ironique Duvivier montrera plutôt les étalages de matière brute dans les pavillons des Halles, comme ce mur de têtes de veaux devant lequel devise Chatelin avec Gérard.
C'est que Voici le temps des assassins est aussi un grand film sur la frustration. André Chatelin à beau avoir la quarantaine solide, être une sommité dans son domaine et exercer une autorité paternaliste en son domaine, il vit encore sous la coupe de sa mère, une femme comme on en fait plus qui exerce sa domination à coup du fouet dont elle se sert pour décapiter des poulets. Notre homme est aussi couvé par une vieille gouvernante qui espionne son courrier et écoute aux portes. Intimité zéro. Pas étonnant que son mariage ait été un échec dont on devine vite la part prise par son entourage. C'est la mort de cette ex-femme que vient annoncer sa fille Catherine au début du film. Catherine dont on ignorera toujours si Chatelin est le père. Terrible ambiguïté car la timide jeune femme va se révéler une redoutable manipulatrice et intriguer pour épouser le restaurateur, le dresser contre l'étudiant en médecine qu'il considère comme son fils, et pousser ce dernier au crime. Catherine joue sur le velours de la frustration de Chatelin, réveillant ses velléités d'émancipation, d’affirmation, son désir aussi en offrant au quadragénaire son corps de vingt ans. Chatelin ne peut que tomber dans le piège, pauvre naïf qui regarde avec envie son client familier venant chaque soir au bras d'une jeune actrice toujours différente. Catherine devient pour lui une sorte de revanche sur la vie. Mais c'est trop beau pour être vrai. Catherine, jouée par la jeune Danièle Delorme, vient prendre la suite de redoutables femmes fatales dans le cinéma de Duvivier après les personnages incarnés par Viviane Romance dans La belle équipe (1936) et Panique (1946), Rita Hayworth dans Tales of Manhattan (Six destins – 1943) et avant Catherine Rouvel dans Chair de poule (1963).
Catherine sera bien près d’arriver à ses fins au terme d'un suspense intense et d'une plongée dans cette noirceur typique du cinéaste. Une noirceur qui lui sera parfois reprochée, qui vaudra la célèbre double fin de La belle équipe, la pessimiste où le personnage de Gabin tue celui de Charles Vanel, et l'optimiste, demandée par les producteurs au réalisateur pour cause d'air du temps, où les deux amis se réconcilient. Après la guerre et son retour de l'exil américain, Duvivier ira au bout de sa logique avec la mort du malheureux monsieur Hire joué par Michel Simon dans Panique, et avec les conséquences des frustrations des personnages de Voici le temps des assassins qui forme la mécanique du récit. Le scénario écrit par Duvivier, Maurice Bessy et Charles Dorat entremêle avec une redoutable précision les fils de destins que les personnages s'échinent à maîtriser en vain. Si Chatelin essaye d'être à la hauteur de son image publique, Catherine par sa machination tente de prendre une revanche sur la vie, la sienne comme celle de sa mère malmenées par une terrible pression sociale. D'une autre façon, les comportements de la mère comme de la servante, apparaissent comme d'autres conséquences de cette pression. C'est ce déterminisme social qui permet au film et à ses auteurs d'échapper, du moins en partie, à ce qui semble être de premier abord de la misogynie. C'est que le dossier de Duvivier en la matière est chargé. Mais ici, derrière la noirceur des personnages féminins, il se ressent une souffrance authentique dont les hommes ne sont pas innocents. La revanche de Catherine est aussi une lutte contre la domination masculine. La rigueur de Duvivier tempère sa vision au vitriol de la gent féminine. Plusieurs autres personnages secondaires illustrent les différentes facettes du miroir aux alouettes social : l'argent, le pouvoir, le sexe. Duvivier a l'image mordante. Seul personnage à échapper à ces horizons désespérants, Gérard, l’étudiant en médecine que Chatelin a pris sous son aile et qui travaille aux Halles pour payer ses études. Il incarne la nouvelle génération et l'espoir qu'elle porte, joué de façon symbolique par Gérard Blain pour son premier rôle d'envergure. Gérard est un être neuf, droit, qui se destine à soulager les autres, qui croit encore à l'amitié et à l'amour. Il est du coup une proie facile pour la retorse Catherine, et sera la victime expiatoire du drame qui se joue, un peu comme une version rajeunie de monsieur Hire. Le pessimisme de Duvivier s'incarne en particulier dans la manière dont le destin broie ce personnage tout entier positif.
Fond et forme, Voici le temps des assassins adopte une remarquable mise en scène de film noir au service d'une atmosphère à couper au couteau. La photographie en noir et blanc est signée du chef opérateur favori de Duvivier, Armand Thirard, qui travaille avec lui depuis 1926. Il crée une atmosphère oppressante, poisseuse, traitant de la même façon les décors de studio et les extérieurs pour enfermer les personnages. Les ciels sont bas et gris, le soleil absent, les espaces étriqués, les sols humides, l'air plein de brumes. Si certains décors comme celui du restaurant dégagent une certaine chaleur, la majorité ont un côté vieillit, délabré, fatigué. Ce ne sont pas des endroits où il fait bon vivre et, en effet, on y vit mal. La caméra de Duvivier arpente ces décors étouffants avec son goût jamais démenti pour la virtuosité technique au service d'une narration rigoureuse : travellings, mouvements complexes, variété des cadres, il domine l'espace pour montrer comment ses personnages s'y prennent au piège : la salle du restaurant de la mère dont il faut s'évader comme d'une prison, le canal sinistre à l'ambiance quasi fantastique, la chambre d'hôtel où Catherine se retrouve coincée par un vengeur inattendu, l'appartement de Chatelin où il n'est pas chez lui, entre la chambre maternelle et les indiscrétions de la servante, même le restaurant où il est pris dans le mouvement intense de son travail. Il n'y a pas de lieu de répit. Duvivier conserve pour partie l'héritage du réalisme poétique tout en jouant de sa propre vision angoissante du réel. Son Paris des Halles a des aspects folkloriques, émouvant même avec le recul, mais comme la guinguette de La belle équipe où la place des Fêtes de Panique il est aussi un lieu hostile où l'on se déchire, où l'on se bat, où l'on meurt salement.
Voici le temps des assassins est un des grands films de son temps, réalisé de main de maître, interprété au cordeau par une distribution derrière laquelle on sent une direction précise de la star au plus petit rôle, créant une galerie de personnages d'une grande richesse. Duvivier confronte Gabin à la nouvelle génération, Blain et Delorme, et les entoure d'acteurs et d'actrices remarquables comme Lucienne Bogaert, Germaine Kerjean impressionnante dans le rôle ingrat de la mère, Gabrielle Fontan, Aimé Clariond, le jeune Jean-Paul Roussillon, Robert Manuel où, second rôle typique, Max Dalban en fort des Halles. Comme d’autres œuvres du même type, le film a été un peu oublié, souffrant aussi des assauts des jeunes turcs de la future Nouvelle vague, encore que François Truffaut fut impressionné par le film « Voici le temps des surprises » et le tenait pour le meilleur de son auteur. Mais il s'agit typiquement de films devenus difficiles à voir. Il convient donc de saluer l'initiative de Pathé qui a entreprit de restaurer quelques-uns de ses classiques avec l'aide du CNC et de les ressortir en DVD et en salles. Belle occasion de plonger dans un Paris disparu, dans un cinéma de grande classe et dans le parfum des pommes rissolées au fois gras du Périgord.
A lire sur DVD Classik
A lire sur le blog d'Olivier Père
Photographies Pathé.
21:31 Publié dans Cinéma | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : julien duvivier | Facebook | Imprimer | |
15/06/2016
Miroir
Ann Sheridan. DR.
19:43 Publié dans Actrices, Fascination | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : ann sheridan | Facebook | Imprimer | |
13/06/2016
Mon corps pour un poker
Il mio corpo per un poker (Belle Starr story - 1968) de Lina Wertmüller et Piero Cristofani
Texte pour les Fiches du Cinéma
A l'époque de la sortie de Meek's cutoff (Le bout de la piste) en 2013, je m'étais fait la réflexion que la réalisatrice, Kelly Reichardt, était la première femme à avoir fait un western et que cela venait bien tard. Et puis c'est la découverte de ce western inédit en France, Il mio corpo per un poker (Belle Starr story - 1968) signé à l'origine du seul Piero Cristofani sous le pseudonyme de Nathan Wich mais qui s'est révélé avoir été largement réalisé par la cinéaste italienne Lina Wertmüller. Grande amie de Sergio Corbucci et future réalisatrice de succès avec le couple Giancarlo Giannini et Mariangela Melato comme Travolti da un insolito destino nell'azzurro mare d'agosto (Vers un destin insolite, sur les flots bleus de l'été - 1974) Lina Wertmüller aurait en outre co-signé le scénario sous le patronyme masculin de George Brown. Plaisir du brouillage de pistes du cinéma de genre européen. Ceci fait, jusqu'à plus ample informé, de Il mio corpo per un poker le premier western réalisé par une femme de l'histoire du cinéma. Il doit cette particularité à sa vedette, la belle Elsa Martinelli pour qui il avait été conçu. Après avoir été dirigée aux États Unis par André De Toth, Orson Welles et Howard Hawks, elle avait trouvé Piero Cristofani pas à la hauteur et l'avait fait remplacer par Wertmüller.
Le film est donc construit autour de et pour Elsa Martinelli qui incarne un mythe de l'Ouest : Myra Maybelle Shirley Reed Starr, alias Belle Starr. Née dans le Missouri, agente des troupes confédérées durant la guerre de Sécession, amie de Cole Younger lui même lié aux frères James, Belle aura au terme de bien des aventures sa propre bande de hors la loi avant de finir comme Jesse James, abattue dans le dos à 41 ans. La légende de la « Queen of the Oklahoma Outlaws » se construit très vite autour d'elle dans un monde avare en figures féminines fortes. Woody Guthrie et Emmylou Harris lui consacrent des chansons. Le cinéma s'emparera à plusieurs reprises de cette légende et Belle Starr sera incarnée par Gene Tierney, Jane Russel ou Pamela Reed dans des récits très romancés. Mais comme chacun sait quand la légende est en contradiction avec les faits, dans l'Ouest on imprime la légende. Le scénario de Il mio corpo per un poker se situe dans la même veine, évoquant à peine le contexte historique et se basant sur l'icône féminine et son rapport compliqué avec deux personnages masculins de pure fiction. Il y a d'un côté Cole Harvey joué par le lisse Robert Woods, un bandit dont l'aventure nous est racontée en flash-back, qui survient à point nommé pour aider Belle à se débarrasser d'un oncle sadique qui veut la mener au fouet. Miam ! Mais Harvey n'est pas d'une grande délicatesse. Après avoir surpris Belle au bain dans une scène qui rappelle celle, inoubliable, de The indian fighter (La rivière de nos amours – 1955) tournée par De Toth, il tentera de la violer avant de se faire abattre par l'amie indienne de notre héroïne. Un joli personnage qui aurait gagné à être un peu plus développé, en particulier dans la relation ambiguë qu'entretiennent les deux femmes, une piste à peine suggérée.
De l'autre côté, il y a Larry Blackie incarné avec force par George Eastman. Eastman alias Luigi Montefiori est un grand collaborateur de Joe d'Amato avec un beau palmarès de scénariste. Côté acteur, Lugi possède une présence magnétique à la Klaus Kinski. Un regard de feu, une stature, une brutalité à fleur de peau, une étrange élégance, sa composition en Blackie domine le film comme il domine Belle la plupart du temps. Le film est surtout le récit de leur relation tumultueuse. C'est avec Blackie que Belle dispute la partie de cartes dont son corps est l'enjeu, (d’où le titre original : mon corps pour un poker). Et si Belle triche pour mieux se donner, c'est aussi pour tomber dans une nouvelle relation sado-masochiste avec étreintes brutales, je t'aime moi non plus et toutes ces sortes de choses. Cette histoire d'amour tordue se complique d'une rivalité professionnelle, les deux amants étant tour à tour rivaux ou complices. Le film décline cette relation en plusieurs scènes dont certaines sont réussies (la partie de cartes, le duel dans le saloon, la séance de torture où Belle sauve la mise à Blackie), mais cette construction en patchwork manque de cohérence et handicape quelque peu la réussite de l'ensemble. La mise en scène a le même défaut, peut être accentué par l’éviction de Cristofani, et autant certains passages sont originaux et travaillés (découpage, cadres, travail sur des décors baroques), autant plusieurs autres sont d'une plate banalité. Les extérieurs ont été tournés en Yougoslavie, ce qui change agréablement des étendues dépouillées et espagnoles d'Almeria. La photographie est signée Alessandro d'Eva qui vient du cinéma de genre avant de passer à la comédie avec Dino Risi puis Sergio Corbucci. Son travail est assez original pour le genre, travaillant de multiples variations sur les noirs et les blancs, irrégulier lui aussi selon les scènes mais il met en valeur la plastique d'Elsa Martinelli moulée dans ses tenues masculines de cuir noir façon Emma Peel, ses guêpières féminines et ses jupons affolants. Cerise sur le gâteau, de superbes gros plans sur ses délicieuses tâches de rousseur. Il y a donc ici une intéressante tentative de faire vivre une héroïne au sein d'un genre renommé pour son machisme. Encore que la belle Belle reste à mi-chemin d'une véritable alternative féminine. Certes elle tire juste et fume le cigare, mais elle reste dans un jeu de séduction pour mâle dominant, peu crédible dans l'émotion, loin des héroïnes morales de Corbucci où de la Jill leonienne. C'est un peu dommage. Et puis, elle pousse la chansonnette à mi parcours avec un « No Time for Love » qui n'est pas une réussite.
Au final un western inégal mais original à plusieurs titres ce qui en fait une curiosité estimable. Pas besoin de faire un dessin, il ne m'est ce film que d'Elsa. Circulant jusqu'ici dans de très mauvaises versions, le film bénéficie cette fois d'une superbe copie dans l'édition Artus accompagnée d'une présentation érudite d'Alain Petit.
19:31 Publié dans Cinéma | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : lina wertmüller, piero cristofani | Facebook | Imprimer | |
10/06/2016
Belle de l'Ouest
Elsa Martinelli prend la pose pour Il mio corpo per un poker (1968) de Piero Cristofani et Lina Wertmüller où elle incarne la fameuse Belle Starr. DR.
20:13 Publié dans Actrices, Cinéma | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : elsa martinelli | Facebook | Imprimer | |
07/06/2016
Une expérience de la terreur
Experiment in terror (Allô, brigade spéciale). Un film de Blake Edwards (1962)
Texte pour les Fiches du Cinéma
Le succès des films de la série de la Panthère Rose a donné de son créateur, le réalisateur Blake Edwards, une image sinon fausse du moins incomplète. Il est entendu qu'il est un des maîtres de la comédie américaine avec Billy Wilder sur la période qui court de la fin des années cinquante à la fin des années quatre-vingt. Mais Edwards s'est essayé à d'autres registres avec bonheur, que ce soit le western avec Wild rovers (Deux hommes dans l'Ouest) en 1971, le drame avec Days of wine and roses (Le jour du vin et des roses) en 1962, ou le polar avec The Carey Treatment (Opération clandestine) en 1972 et Experiment in terror (Allô, brigade spéciale) qui nous intéresse ici, en 1962. Ce film est l'adaptation par leurs propres soins d'un roman policier signé Mildred et Gordon Gordon, quatrième histoire dont la figure centrale est l'agent du FBI John Ripley qui est incarné à l'écran par Glenn Ford. Experiment in terror met en scène une jeune caissière de banque, Kelly Sherwood, menacée par Garland « Red » Lynch, un mystérieux criminel à la voix asthmatique qui veut la forcer à effectuer un hold-up pour son compte. Agression physique, coups de téléphones effrayants, menaces sur sa jeune sœur, Kelly fait face avec courage et contacte le FBI qui lui apporte son aide via le perspicace inspecteur Ripley. S'engage alors un jeu du chat et de la souris pour coincer le criminel qui semble doué d'un redoutable sens de l'ubiquité allié à une intelligence perverse. La première scène, l’agression de Kelly dans son garage au moment de son retour du travail, défini un niveau d'angoisse plutôt élevé que Blake Edwards ne laissera jamais retomber, donnant de nouveaux coups d'accélérateurs à quelques moments clefs du film. Le titre du film est une déclaration d'intention, une expérience de la terreur, qui renvoie au célèbre A study in scarlet (Une étude en rouge) roman fondateur de la série Sherlock Holmes par Sir Arthur Conan Doyle. Après le succès de Operation Petticoat (Opération jupons) en 1959 puis surtout de l'adaptation de Truman Capote Breakfast at Tiffany's (Diamants sur canapé) en 1961, Edwards entend explorer les possibilités du thriller à suspense dans la lignée des films d'Alfred Hitchcock, peut être pour montrer ses capacités à aborder d'autres genres pour ne pas se laisser enfermer dans la comédie. Il est à noter que son film sort le même mois que Cape fear (Les Nerfs à vif) de J. Lee Thompson dans la même veine.
La démonstration est convaincante. Edwards apporte à Experiment in terror l'élégance de sa mise en scène, la maîtrise de l'écran large, une photographie sophistiquée signée Philip H. Lathrop, qui a débuté avec Orson Welles sur Touch of evil (La soif du mal) en 1958 et qui vient d'entamer une longue collaboration avec Edwards via la série télévisée Peter Gunn. Lathorp fait partie des chefs opérateurs qui ont donné une modernité à la lumière des films américains à cette époque, travaillant cette fois un noir et blanc scintillant alternant les journées solaires de San Francisco où se déroule l'action, et les ambiances nocturnes dans la tradition du film noir. Nous sommes à la limite par moments du fantastique quand le brouillard descend sur la maison de Kelly, perturbant l'action de la police. Jolie coïncidence, cette maison se trouve à Twin Peaks, colline de l'agglomération. Mais l'on trouve aussi les ombres expressionnistes et les rais de lumière typiques des œuvres noires de l'âge d'or. Edwards fait aussi preuve d'un sens du rythme sans faille et fait grimper la tension lors de scènes mémorables, la découverte du cadavre pendu d'une ex-amie de Lynch ou les scènes au téléphone pas très éloignées de celles du Scream de Wes Craven plus de trente ans plus tard. La plus impressionnante reste la rencontre entre Kelly et Lynch dans les toilettes d'un restaurant. L'homme s'est déguisé en vieille femme pour tromper la surveillance de Ripley. L'apparition est saisissante. Lynch semble à ce moment tout puissant. C'est lors de cette scène que l'on se souvient qu'il est joué par Ross Martin, le comédien qui incarnera quelques années plus tard l'agent spécial Artemus Gordon dans la série télévisée The wild, wild west (Les mystères de l'Ouest). La spécialité de Gordon étant le travestissement, spécialité que l'acteur maîtrise à un haut niveau. Martin est parfait dans le rôle, vicieux bien comme il faut, élément sombre du triangle formé par Kelly et Ripley.
C'est Lee Remick aux yeux si clairs qui incarne le courageuse jeune femme en détresse. Avec ses tailleurs stricts et sa distinction naturelle, elle est l'américaine moyenne idéale, délicate, dévouée et pourtant pleine de ressources et de courage. Elle est la pointe solaire du triangle. Ripley en est la pointe sèche, un personnage un rien raide et droit, dont on sait peut de choses au final, capable de s'émouvoir sans perdre le contrôle, expliquant à l'occasion qu'il n'a jamais eu à tirer son revolver, ce qui ne l'empêchera pas d'avoir la main ferme quand il le faudra. Un grand professionnel quoi. Glenn Ford lui apporte ce qu'il faut de son mélange très personnel entre dureté et décontraction, ce qui avait fait merveille chez Fritz Lang ou Delmer Daves. En 1962, Ford se remet du double échec de l'épique western de Anthony Mann, Cimarron (La ruée vers l'ouest), et de la version de Vincente Minelli de Four Horsemen of the Apocalypse (Les quatre cavaliers de l'apocalypse). L'acteur donne ici une performance tout en demi-teinte qui contraste avec celle de Martin comme de Remick. Le scénario a même le bon goût d'éviter une histoire d'amour entre les deux protagonistes.
Le triangle va se compliquer avec l'introduction de deux personnages. D'une part la sœur de Kelly jouée par la jeune Stéphanie Powers qui apporte un peu de fragilité. D'autre part, plus original, un personnage de femme asiatique qui entretient une relation amoureuse avec Lynch. Anita Loo dont c'est le seul rôle marquant, joue une mère célibataire chinoise, Lisa Soong, dont le petit garçon est malade. Une sous intrigue qui arrive assez tard dans le film quand Ripley remonta sa piste et qui dévoile une facette inattendue du psychopathe. Kelly s'est en effet occupé des notes d’hôpital du petit garçon et s'est attaché Lisa de façon sincère. Edwards met en scène ces personnages asiatiques qui cherchent à dépasser les clichés en vigueur à l'époque, en manifestant un goût très personnel que l'on retrouvera chez le cocasse Mister Yunioshi ou le burlesque Cato. Le film emprunte alors un chemin de traverse des plus original ce qui n'empêchera pas le drame d'aller à son terme.
Autre aspect remarquable d'Experiment in terror, l'utilisation des décors naturels de San Francisco. Comme nombre de films noirs, c'est un film ancré dans son époque et qui en porte le témoignage vivant, captant de façon documentaire une grande cité américaine des années soixante. Blake Edwards promène sa caméra dans de nombreux lieux en évitant de marcher sur les traces de Hitchcock qui avait déjà sublimé San Francisco dans Vertigo (Sueurs froides) en 1958. Le réalisateur exploite des aspects quotidiens de la ville comme cette partie pavillonnaire tranquille de Twin Peaks, le quartier de Montgomery street où se situe la banque avec tout ces bâtiments si typiques filmés comme si de rien n'était, et ce cinéma où Edwards s'offre au passage un amusant hommage au slapstick. Et puis surtout, il y a le Candlestick Park, immense stade où Edwards situe son morceau de bravoure final, jouant alternativement la foule grouillante qui paralyse les personnages à l'intérieur, et d'un coup l'immense espace vide du centre en plein air où vient s'achever la course de Lynch. Superbe séquence qui aura sans doute inspiré Don Siegel pour une scène marquante de son Dirty Harry neuf ans plus tard. L'expérience de Blake Edwards est une belle réussite du genre, donnant un film élégant et tendu, à la fois conscient de l'héritage du thriller noir et dans la lignée des œuvres plus modernes que signent ou vont signer Samuel Fuller, Don Siegel ou Richard Fleischer. A voir pour découvrir l'autre facette de l'auteur de The party (1968) dans une superbe édition présentée par un trio érudit : Bertrand Tavernier, François Guérif et Patrick Brion.
Photographies DR
12:52 Publié dans Cinéma | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : blake edwards | Facebook | Imprimer | |
03/06/2016
Au bord de la piscine
Nanni Moretti sur le tournage de Palombella rossa (1989). DR.
20:06 Publié dans Cinéma, Panthéon | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : nanni moretti | Facebook | Imprimer | |