« Les joies du bain : clope au bec | Page d'accueil | En 1982 »
18/10/2015
Les pickpockets de Manille
Tirador (2007), un film de Brillante Mendoza.
Texte pour Les Fiches du Cinéma
S'il y a des films qui vous prennent par la main, Tirador du Philippin Brillante Mendoza est plutôt du genre à vous tirer par les cheveux en vous tordant le bras. Les premières images constituent une immersion violente dans un quartier misérable de Manille où se répand comme une traînée de poudre l'annonce d'une descente de police. Caméra à l'épaule, mouvements compulsifs façon reportage de guerre, montage chaotique d'apparence, sons bruts, lumières de néons pisseux trouant la nuit par éclair, illuminant brièvement des visages blafards. L'image accroche des personnages fuyants, tout un petit peuple dérangé comme dans une fourmilière dévastée. C'est tendu, violent, confus. La police dévaste les constructions misérables, course des jeunes, voire très jeunes gens, embarque ceux qu'elle trouve sans ménagement. C'est une scène de guerre et face à cette scène le spectateur que je suis est pris de sentiments contradictoires. D'un côté je n'aime pas être embarqué de cette façon, je me rebiffe face à cette esthétique de la laideur sordide, à ces couleurs désaturées, à cette illisibilité entretenue, à ces personnages que l'on a pas le temps de bien voir. Je me raidis face à ces principes de mise en scène trop vus à toutes les sauces, à cette façon de « faire vrai ». Manque plus que l'accroche « Inspiré de fait réels » pour que mon irritation soit à son comble.
D'un autre côté, mais il me faut digérer le film pour m'en rendre compte, le chaos orchestré par Brillante Mendoza est plus structuré qu'il n'y paraît. Il faut aussi passer outre l'effet de confusion engendré par la difficulté à identifier les gens à l'écran. Mais petit à petit, les personnages émergent de l'accumulation de visages et de corps. Vivant dans ce quartier de Quiapo, leurs histoires se dessinent entre la violence et l'absurde, dans le sordide parfois avec ce père inconséquent qui laisse son bébé baigner dans sa couche sale. Avec parfois un humour grinçant comme dans l'aventure de cette jeune femme qui a beaucoup volé pour s'offrir un dentier destiné à remplacer ses dents perdues. Le premier jour, toute fière, alors qu'elle le nettoie avec amour, elle le laisse échapper et le dentier, précieux symbole de l'espoir d'une vie neuve, tombe dans un caniveau. Et la voilà à quatre pattes, pleurant, fouillant les ordures en vain. Terrible image du destin de ces tirador, voleurs à la tire de la capitale qui tentent de survivre dans un monde sans beaucoup d'espoir, pris entre la violence de l'état (scène insoutenable de l'enfant frappé par le flic), l'opium de la religion (le film est tourné pendant la fête du fête du San Nazareno, la semaine sainte, et les fidèles sont hystériques), l’hypocrisie politique (c'est une période électorale et les candidats distribuent des billets aux électeurs), et les mafias locales (le récit du jeune vélo-taxi incapable de rembourser son prêt). Tirador n'est donc pas juste « inspiré de faits réels », mais ancré dans le réel.
C'est un monde infernal et je peux comprendre la démarche du réalisateur, le tournage sur place, sur le vif, avec des acteurs non-professionels (Avec aussi Coco Martin, acteur fétiche de Mendoza). C'est le contexte qui lui dicte cette mise en scène. Ce partit pris, pour terrible qu'il soit, est sincère. Il sonne juste. Je ne ressens pas comme une posture et je comprends que pour Mendoza, seule cette forme chaotique peut rendre compte du chaos de ce monde qu'il connaît bien. Seule cette esthétique de la laideur qui se veut une non esthétique avec son image numérique blême, peut rendre la laideur de ce monde où se débattent sans illusion les êtres. Mais je me souviens aussi que Luis Bunuel ou Pier Paolo Pasolini avaient eux aussi montré des quartiers misérables, des bidonvilles où de jeunes sans espoir tentaient de survivre au sein de la violence. Et que ces réalisateurs n'avaient pas pour autant adopté ce type de forme. Une forme qui quelque part vise à jouer d'une émotion brute avec le spectateur, et non avec quelque chose du ressort de la poésie, poésie qui en dernier ressort est la meilleure alliée d'un cinéaste. Une forme qui cherche à secouer, à choquer, au risque de la complaisance, au risque d'empêcher la réflexion par la violence du choc, et de nous laisser à la surface des choses.
Photographies DR
A lire chez Shangols
16:33 Publié dans Cinéma | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : brillante mendoza | Facebook | Imprimer | |
Commentaires
Tout à fait d'accord avec votre critique. Je me souviens avoir découvert ce film de Mendoza en festival il y a plusieurs années. Il était très plébiscité par les festivaliers à l'époque mais je me souviens avoir eu ce sentiment d'être en effet "tirée par les cheveux" plutôt que par la main.
Evidemment, le cinéaste donne une forme au chaos, et un véritable dynamisme, dans sa mise en scène autant que son montage, pour conter ces destins croisés. Mais, au-delà du portrait philippin, les coups du sort qui arrivent (comme la perte du dentier) ne se révèlent pas très fins, extrêmement lourds dans la charge dramatique qu'ils transportent. C'était cela qui m'avait écrasée, plutôt que le chaos des alentours.
Écrit par : Oriane | 18/10/2015
(Oups, mon commentaire a été enregistré en deux fois, car je me suis trompée de pseudonyme sur le premier !)
Écrit par : Oriane | 18/10/2015
Bonsoir, Oriane, merci de votre message. Je me sens moins seul :) Cette scène du dentier, c'est vrai que l'on passe par des sentiments contradictoires, mais qu'au final il reste une certaine cruauté un peu gênante du metteur en scène envers son personnage.
Écrit par : Vincent | 20/10/2015
Écrire un commentaire