Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

« Kinski en guerre | Page d'accueil | Sergio Sollima (1921 - 2015) »

14/07/2015

Angoisse à l'allemande

German angst (2015), un film de Jörg Buttgereit, Michal Kosakowski et Andreas Marschall

Les deux grandes forces du fantastique, au cinéma comme ailleurs, sont d'une part sa faculté de plonger dans les recoins les plus obscurs de l'âme humaine, d'autre part sa capacité de révélation de l'au-delà du « rideau des choses matérielles » cher à Abraham Merritt, des peurs et des angoisses qui y sont tapies pour un temps et un lieu donné. Ainsi le Frankenstein de Mary Shelley traduit le vertige face à la puissance de la science qui se mesure à la création suprême. Ainsi les zombies de George Romero expriment d'abord la peur de la déshumanisation radicale d'une société basée sur la consommation et la satisfaction d'instincts primaires. Le cinéma fantastique s’accomplit pleinement quand il se mesure à ces dimensions et c'est à mon avis sa faiblesse contemporaine que de s'en tenir à des mécanismes d'angoisse vides de profondeur, à des effets, baroques, sanglants, sadiques, en se gardant bien de leur donner un sens véritable. The Texas chainsaw massacre (Massacre à la tronçonneuse - 1974) de Tobe Hooper est un portrait du cerveau primaire de l'Amérique des années soixante dix qui reste toujours valable. La version 2003 signée Marcus Nispel n'est qu'un spectacle coloré rouge sang sans substance.

jörg buttgereit,michal kosakowski,andreas marschall

Cette longue introduction pour aborder German angst, un film allemand qui me semble renouer avec la grande tradition du genre. Le film est composé de trois épisodes réalisés par Jörg Buttgereit, Michal Kosakowski et Andreas Marschall. Le dénominateur commun de leur trois histoires est l'angst, l'angoisse. Plus que la peur qui repose sur une menace concrète, l'angoisse est un sentiment diffus, tenace, lancinant, qui se nourrit de l'inconnu, de l'inexprimé, de l'inexpliqué. La peur vient de l'extérieur, l'angoisse naît au fond de nous-même. Marquée par son histoire récente, l’Allemagne connaît bien l'angoisse et pas seulement celle du gardien de but au moment du penalty. Les trois réalisateurs de German angst, qui ont tous atteint la cinquantaine, ont emprunté pour leur film une voie composite. D'une part la structure du film à épisode dans la lignée des anthologies d'horreur qui firent le succès des productions Amicus dans les années soixante dix, elles-mêmes inspirées des courtes bandes dessinées d'horreur américaines des années cinquante et de séries télévisées comme The twilight zone (La quatrième dimension). Une situation forte, un récit à chute, une morale. D'autre part, les réalisateurs adoptent une approche visuelle influencée par leurs expériences dans le domaine de l'underground et/ou de l'expérimental, avec une image très travaillée, des effets visuels mis en avant, et une violence graphique, explicite, bien dans l'air du temps. Chacun des réalisateurs apporte, c'est la règle du jeu, son univers propre, ses préoccupations et son style visuel. Les différences étant assez marquées, chaque spectateur sera plus ou moins sensible à tel ou tel épisode.

La jeune fille et la mort (Final girl)

Jörg Buttgereit ouvre le bal avec une histoire bien tordue qui me rappelle sans ambages que son titre de gloire fut le film Nekromantik en 1987. Le portrait d'un ramasseur de cadavres nécrophile et de sa fiancée consentante filmé en super 8 et gonflé en 16mm, dont l'amateurisme renforçait le côté glauque. La bande fut interdite dans plusieurs pays et du coup devint un film-culte dans les règles. De l'eau a passé sous les ponts, Buttgereit a travaillé pour la télévision, la radio, et livré deux autres longs métrages dont une suite plus « propre » donc moins réussie de son œuvre matrice. Avec son segment de German angst, il montre qu'il n'a rien perdu de sa capacité à choquer, ni de son style tout en faisant preuve désormais d'une grande maîtrise technique. Il nous propose un huis clos étouffant autour du personnage d'une jeune fille qui s’occupe avec tendresse de son cochon d'Inde tout en séquestrant un homme. En voix off, voix blanche, voix glaciale, elle nous explique le processus de stérilisation chez la bestiole tout en l'appliquant de façon plus... rustique, sur l'homme. Qui est cet homme ? Qui est cette fille ? Est-ce bien son père ? Il est bâillonné, elle est mutique. Buttgereit laisse l'imagination du spectateur travailler en distillant quelques informations comme des fragments : une photographie, des extraits en super 8 qui sont peut être des morceaux du passé, la radio qui raconte un crime atroce, un homme qui a décapité sa femme, un turc musulman. Cet assassin est-il son père ? Mais est-ce vraiment son père ? A nous de faire les liaisons, rêve ou réalité. Le réalisateur entretient le doute jusqu'au bout et une fin ouverte selon la loi du genre. Dans la droite ligne de Nekromantik, il mêle la mort et le sexe, l'angoisse de l'un et de l'autre qui s'unissent dans la douleur. L'horreur est domestique, au cœur d'un décor trop familier, trop banal, trouvant son écho dans un « autre » terrifiant, ici l'intégrisme et ses histoires barbares trop réelles.

jörg buttgereit,michal kosakowski,andreas marschall

La mise en scène travaille l’ambiguïté en utilisant une technique qui lui permet de constamment garder une partie de l'image floue, comme si la réalité restait toujours en partie voilée. A moins que ce n'en soit que la perception du cerveau dérangé de la jeune fille. Buttgereit retrouve quelques unes de ses figures de style favorites, comme la femme à cheval sur l'homme réduit à l'impuissance. Il use aussi de beaucoup de gros, voire très gros, plans qui renvoient à l'esthétique d'un Dario Argento, une réalité agrandie jusqu'à l’irréel. De la même façon, la bande son se fixe sur des éléments très précis, outre la voix off et la source radiophonique, ce sont une multitude de petits bruits du quotidien qui résonnent de manière décalée dans le contexte morbide du récit. Et puis bien entendu, les bruits horrifiques qui jouent directement sur nos nerfs quand le cadre dissimule l'insoutenable. La seule chose qui reste explicite, c'est cette violence chirurgicale qui secouera les cœurs les moins bien accrochés. L'ensemble ajouté au jeu comme figé de sa jeune interprète Lola Gave crée une atmosphère étouffante des plus réussie.

Transfert mortel (Make a wish)

Michal Kosakowski est d'origine polonaise ce qui a ici son importance. C'est lui qui est à l’origine du projet. Venu de l'expérimental, il a un goût prononcé pour le montage. Just Like the Movies (2006) est un remarquable travail de recréation des attentats du 11 septembre 2001 réalisé à partir d'extraits de films hollywoodiens à grand spectacle. Zero killed en 2007 est un curieux documentaire où Kosakowski demande à des quidams de raconter leur fantasme de meurtre puis les met en scène. Son segment repose sur l'angoisse de la résurgence du nazisme avec les phénomènes néo-nazis concernant surtout les jeunes. Polonais résidant à Berlin, il partage ici l'une de ses plus grandes craintes à travers un récit très quatrième dimension dans l'esprit. Un médaillon donne le pouvoir d’échanger son âme avec celle de son antagoniste. Il est détenu par un jeune sourd-muet polonais qui en raconte le secret à sa compagne, elle aussi sourde-muette et polonaise, alors que le couple se promène dans une friche industrielle. Le médaillon vient de sa grand-mère. Pendant la seconde guerre mondiale, sa famille a été décimée par une patrouille allemande mais elle s'en est sortie quand un vieil homme a transféré son esprit dans celui du chef SS. Le chef SS étant devenu vieux polonais et subissant la violence de sa troupe. Voilà la friche investie par un groupe de voyous néo-nazis façon Orange mécanique, détestant les handicapés et les polonais. Notre couple cumulant les attributs, ils vont passer un mauvais quart d'heure. Leur seul planche de salut, espérer dans le pouvoir du médaillon.

jörg buttgereit,michal kosakowski,andreas marschall

Kosakowski n'y va pas avec le dos de la cuiller. La brutalité du groupe est quasi insoutenable, renforcée par l'hystérie du jeu des tortionnaires (le membre féminin du groupe en faisant vraiment trop), l'impossibilité des victimes à extérioriser leur terreur, et le montage très sec. Après une ouverture quasi bucolique, le film sombre dans une spirale de violence qui va en s'accélérant parfois au détriment de la lisibilité de l'action. L'utilisation de la langue anglaise n'est non plus très claire ni forcément adaptée. Kosakowski comme son confrère entretient l’ambiguïté et une frontière floue entre rêve (plutôt cauchemar) et réalité, à laquelle s'ajoute le long passage dans le passé traité avec de couleurs passées, qui lui même se termine de façon trouble. Le réalisateur cherche le malaise et le trouve sans peine à l'aide d'images qui entrent en résonance avec les pages les plus sombres de l'histoire allemande. Kosakowski vomit son angoisse de façon viscérale avec des images brutes, caméra portée, mouvements brusques, gros plans heurtés. Son film tremble de sa colère. C'est osé. C'est très déstabilisant.

La porte rouge (Alraune)

Pour être effrayant, le troisième segment est presque reposant après la fureur déchaînée par Kosakowski. Réalisé par Andreas Marschall, cette histoire est la plus franchement fantastique des trois, empruntant une voie esthétique et thématique entre Dario Argento et David Lynch. Marschall, originaire de Karlsruhe, a commencé par dessiner des pochettes de disques avant de passer au vidéoclip puis au montage. Son premier long métrage Tears of Kali date de 2004 et se rattache délibérément au cinéma de genre, tout comme Mask (2012) qui est un hommage au Giallo italien. De fait son récit est le plus classique de German angst. Moins surprenant, moins choquant, plus inventif encore que j'ai eu le sentiment que certaines idées auraient pu être plus abouties. Question de forme surtout et d'une image numérique qui peine à retrouver les splendeurs de modèles comme Suspiria (1976) ou Blue velvet (1986).

jörg buttgereit,michal kosakowski,andreas marschall

Le scénario s’attache au personnage d'Eden, un photographe branché en pleine rupture sentimentale, et de sa rencontre avec une mystérieuse prostituée venue de l'Est, Kira. Pour la retrouver, il va se rendre dans un club mystérieux où l'on entre par une grande porte rouge et où l'on se livre à de bien curieuses activités. Club Mabuse, séance photo, pièce interdite, passeur énigmatique, drogue inconnue, jeux sexuels dangereux, yeux bandés, Marschall brasse des figures classiques du genre et les références, mêle les temporalités et joue sur les brusques surprises. Le film intrigue mais la mise en scène a un côté parfois agressif, dans la bande son, dans l'utilisation de la musique électronique, dans la rapidité du montage, qui joue contre, à mon goût, le sentiment de mystère qui serait mieux adapté à la création d'un véritable sentiment d'angoisse. Je reste partagé entre le plaisir de formes familières et le regret d'un style pas toujours assuré. Si la porte rouge est bien présente, elle n'est pas filmée avec tout la part d'étrangeté qu'elle mérite. Quand à l'angoisse qui pourrait être liée à l'autre venu de l'Est, elle n'est pas un moteur de l'action. C'est plutôt dans l'un des brusques réveils d'Eden que l'on trouvera sa pire crainte matérialisée. Mais chut...

German angst n'a pas encore trouvé la voie des salles françaises, ce qui est bien dommage car l’expérience vaut la peine d'être tentée, malgré les réserves que l'on pourra émettre ici ou là. Du fantastique européen qui cherche, parfois trouve, une façon originale d'explorer les faces sombres de son époque, cela me semble rare.

Photographies : Kosakowski Films (site officiel)

Écrire un commentaire