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15/11/2009

Rio Bravo (partie 1)

Il n’est finalement pas si facile d’écrire sur un film comme Rio Bravo. L'émotion, sans doute. Et puis parce que cela a été beaucoup fait, le film se prêtant avec complaisance à tout un ensemble de lectures, comme un gros chat confortable se prête à la caresse. En outre, l'oeuvre de Howard Hawks fait partie des pièces maîtresses de la théorie des auteurs et ce film en est l'un des éléments les plus significatifs. Il a donc été étudié sous toutes les coutures, suscitant articles et livres parfois brillants. Il pourrait donc paraître vain ou prétentieux, au choix, de revenir dessus si aborder Rio Bravo n'était une façon supplémentaire de faire partager un plaisir rare.

Rio Bravo est réalisé en 1958 par un Howard Hawks au sommet de son art, décidé à se faire plaisir et bénéficiant de tous les moyens pour le faire. Il a deux stars, John Wayne et Dean Martin, elles aussi à leur plus haut, une jeune et piquante découverte, Angie Dickinson, avec laquelle il retrouve les plaisirs du Pygmalion de Lauren Bacall, des seconds rôles fétiches notamment l'insubmersible Walter Brennan qui va livrer une composition mythique, un jeune rocker sympathique et idole des jeunes filles avec Ricky Nelson, un scénario auquel participe son vieux complice Jules Furthman et la grande écrivain de science fiction Leigh Brackett, un de ses musiciens préférés, Dimitri Tiomkin, particulièrement inventif, son chef opérateur Russel Harlan avec lequel il collabore depuis 1946 avec Red river (La rivière rouge), des conditions de production optimales puisque c'est Hawks lui même qui est aux commandes, un genre populaire entre tous, le western, bref, toutes les conditions pour réaliser un chef d’œuvre. Cerise sur le gateau, Hawks a du temps. Son dernier film est Land of the Pharaohs (La terre des Pharaons), un peplum égyptien qu'il a fait en 1955. Ce fut un échec public, le premier depuis longtemps. Aussi Hawks décide cette fois de prendre du recul. Il voyage en Europe et revient avec l'idée bien arrêtée de faire exactement ce qu'il a envie de faire, pousser au maximum sa conception d'un film, sa vision d'un certain cinéma. Un chef d'oeuvre donc, au sens classique, artisanal du terme.

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Et chef d’œuvre, il l’est, inspirant les thèses les plus pointues, les commentaires les plus poussés comme les déclarations d’enthousiasme les plus chaleureuses. Rio Bravo inspire une sympathie certaine. Il a ainsi pu être comparé, non sans raisons, à un vieil ami que l’on apprécie toujours de voir et revoir. De fait, Rio Bravo est un film non seulement inépuisable mais encore chaque vision renouvelle et augmente le plaisir. Plaisir des situations, plaisir sans cesse grandissant de la mise en scène, jubilation aux dialogues brillants comme aux premiers jours, plus on voit ce film et plus on aime à le reconnaître.

L’intrigue n’est pas très importante. Dans une petite ville de l'Ouest, un shérif doit garder un assassin quelques jours dans la prison avec l’aide d’un vieil infirme, d’un ex assistant ivrogne et de quelques autres bras cassés. Problème : l'assassin a un frère puissant et n'entend pas le laisser derrière les barreaux. Il assiège donc la prison. Hawks, comme tout bon metteur en scène, crée en fait un monde de cinéma qui lui est propre et permet toutes les situations, toutes les variations, tous les déploiement de sa mise en scène.

Le film fonctionne sur les personnages, pris comme archétypes (le shérif valeureux, le vieux râleur, la fille facile, le joueur…) et de leurs relations, interactions successives qui vont révéler leur complexité et de véritables être humains. C’est toute la force de ce film de nous intéresser d’abord aux personnages et à ce qu'ils font plutôt qu’à ce qu’il leur arrive. Ce qu’ils font nous permettant surtout de savoir qui ils sont. La tension, l’intrigue, le suspense, ne sont pas : vont-ils tenir ? le méchant sera-t'il châtié ? Mais : Chance saura-t’il parler à Feathers ? Dude sera-t’il à la hauteur de l’amitié de Chance ? Chance saura-t’il reconnaître les qualités de Stumpy ? Colorado n’est il qu’un jeune mercenaire insensible ? Comment, en fin de compte, ces gens qui s'aiment vivent-'ils ensemble ? Questions bien plus intéressantes, on en conviendra.

Hawks livre ici la quintessence d’un style qui privilégie les scènes et l'ambiance à l’intrigue générale, un principe qui a guidé son inspiration et dont la première réussite flagrante est Only angels have wings (Seuls les anges ont des ailes) en 1939, et qu'il a brillamment utilisé dans le cadre du film noir avec The big Sleep (Le grand sommeil) en 1946 avec Humphrey Bogart et qui livrera encore une belle réussite avec Hatari !, deux ans après Rio Bravo.

Le grand avantage de cette façon de faire, c'est de permettre plusieurs niveaux de lecture. Hawks aimant à définir ses personnages en fonction de leurs compétences, ses films sont d’abord des films d’action. Ce qui compte, c'est le geste, le mouvement, mais aussi les temps morts entre deux mouvements, deux gestes. On peut donc les apprécier, c’est souvent le cas la première fois, ou quand on les découvre jeune, au premier degré, western efficace, aventures africaines ou film noir classique. Comme ce sont des films que l’on peut voir plusieurs fois, dès que l’on passe au second degré, on se trouve avec une nouvelle palette de choix. Tous les films de Howard Hawks sont des comédies. Hawks aime l’humour, il aime la comédie sophistiquée, les dialogues vifs et les femmes qui ont de la répartie. Ses films sont souvent construits autour de séquences qui permettent ces échanges brillants entre les hommes d'action et les femmes qui partagent leur vie. Hawks ne s'intéresse ni à la religion, ni à la politique, ni à la sociologie, ni à l'histoire, ni à la morale. Du moins pas dans son travail de cinéaste. Ses films sont l'expression d'une philosophie de la vie, d'un idéal de vie, et l'on pourrait reprendre à son compte la phrase : « Il peint les hommes tels qu'ils devraient être ». Du moins selon lui.

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John "T for trouble" Chance, portant sur sa boucle de ceinture

la marque de la rivière rouge

Rio Bravo est donc une comédie. Au choix, comédie de l’amitié si l’on suit les rapports entre Chance, Dude, Stumpy et Carlos, ou comédie romantique si l’on suit les rapports très originaux qui se nouent entre Chance et Feathers.

S’attacher au personnage de Dude, c’est suivre l’histoire d’une rédemption. C’est l’élément un peu plus dramatique de Rio Bravo. L'humour hawksien n'exclut pas une certaine gravité quand c'est nécessaire. Dude va devoir retrouver confiance en lui et, à travers celle de Chance, retrouver l’estime de lui-même. Dean Martin est particulièrement remarquable dans le rôle de ce poivrot traité de « borrachon » par les mexicains et qui a souvent la tentation de s’apitoyer sur lui même. La première scène, parfaite, muette, nous dit tout de sa condition et de son rapport avec Chance. Dude avance latéralement au milieu des consommateurs du saloon comme s'il était invisible. Sauf aux yeux de la brute Joe Burdette qui a l'’idée de lui jeter un dollar dans le crachoir (Idée piquée d’après Hawks à Underworld (Les nuits de Chicago – 1927) de Joseph Von Sternberg), une belle idée de mise en scène de l'humiliation. Elle se retrouve dans l’un des moments les plus tendus du film, lors de l’épisode de la bière sanglante. Le geste de Dude vers le crachoir est interrompu d'un coup de botte par Chance. Le champ/contrechamp avec plongée et contre plongée illustre la force de l'un et la déchéance de l'autre. Avec Chance, Dude a des rapports de profonde amitié qui s’expriment magnifiquement par les regards, les gestes (les échanges réguliers de cigarette, les bières, des armes outils de travail), des attitudes qui traduisent une vraie complémentarité entre les deux hommes. Ce sentiment est particulièrement fort dans la scène de la patrouille nocturne ou les deux hommes semblent communiquer télépathiquement et se meuvent avec la grâce de deux danseurs (Ah, le mouvement de bassin de JW !). Ce rapport ne tombera jamais dans le sentimental parce que l’amitié de Chance est exigeante et qu’il est parfois dur, au-delà de ce qui nous semble tolérable. C’est là une des premières failles du personnage de Wayne, tout héros qu'il est, qui empêche finement une trop grande identification avec lui.

Car c’est Chance le gros morceau. Et je ne parle pas de la carrure de Wayne. Avec les visions successives, c'est bien sûr son trajet personnel qu’il est le plus passionnant de suivre. Mais ce trajet, d'héroïque, devient surtout le plus drôle. Le film fait preuve d’une curieuse ironie envers Chance. Si l'échange de plans entre le shérif et son ex-adjoint au début semble définir un rapport de force, le film ne va cesser de nuancer voir d'inverser ce rapport.

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L'histoire veut que Rio Bravo ait été construit comme un anti High Noon (Le train sifflera trois fois – 1952) réalisé par Fred Zinnemann sur un scénario de Carl Foreman. Hawks a déclaré ne pas aimer High Noon parce qu'il trouvait absurde que le shérif joué par Gary Cooper passe son temps à chercher de l'aide pour faire ce qu'il fait au final très bien tout seul. Pour lui, en bon professionnel, cet homme aurait dû garder la tête froide et s'organiser sans s'encombrer d'amateurs. Chance est donc un homme qui, confronté à une situation proche, refuse les aides qu'on lui propose au prétexte que « Ils feraient autant de cibles de plus et je devrais m'occuper d'eux ». Wayne partageait les critiques de Hawks, mais pour des motifs plus politiques. High Noon est aussi une parabole sur le maccartysme, la lâcheté collective, telle que voulue par Foreman et nourrie de sa propre expérience (lire à ce sujet l'entretien avec Bertrand Tavernier dans Amis américains). Wayne n'aimait pas Foreman et détestait l'image qu'il avait donné de Cooper (ce qui ne l'empêcha pas de recevoir pour lui son oscar, Cooper étant absent). Je ne pense pas que Hawks se soit beaucoup soucié de cet aspect des choses. Par contre, il est évident que High Noon est à l'opposé de ses propres conceptions en matière de cinéma, que ce soit la construction, la mise en scène ou les personnages.

Il est pourtant tout à fait jouissif de voir la façon dont Hawks a subvertit sa propre idée. Après quelques visions du film, débarrassé de l'image du héros waynien, il faut bien se rendre compte du niveau d’incompétence de Chance. Incompétence professionnelle autant que sentimentale. Voilà notre valeureux shérif qui, à plus de 40 ans, est littéralement terrorisé (il en reste muet !) par une gamine de 22. Visiblement, il n’a guère l’habitude des femmes, il n’y a qu’à le voir découvrir les dessous que son ami mexicain offre à sa femme, en voilà un qui sait de quoi il retourne. Rio Bravo est d’abord l’éducation sentimentale d’un grand couillon de quarantenaire inexpérimenté. Et en la matière, malgré son histoire malheureuse, Dude se révèle bien plus au fait et c'est lui qui finira par conseiller, subtilement, son ami en matière amoureuse.

(à suivre)

Affiche source Carteles

Photograhies : Carte collection personnelle et capture DVD Warner

09:06 Publié dans Cinéma | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : howard hawks |  Facebook |  Imprimer | |

14/11/2009

Rio Bravo : la guerre des sexes

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- Hey, sheriff, you forgot your pants.

(- Hey, Sherif, vous oubliez vos pantalons)

 

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- You've got to prove i got those cards

- You keep going and i'll have to do it

- I'm no so sure

(- Vous devez prouver que j'ai ces cartes

- Continuez et je le fais

- Ca reste à voir)

 

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- What's your name anyway ? I dont even know that

- Chance. John T.

- T for trouble

(- Je ne connais même pas votre nom

- Chance. John T.

- T pour tourments)

 

Riobravo5.jpg

- I'm glad you didn't go

- What'd you have to say a thing like that for?

(- Je suis content que vous ne soyez pas partie

- Pourquoi vous me dites ça maintenant ?)

 

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- I'm going to do a song

- You need a rig like that to sing

- You haven't heard me sing

(- Je vais chanter

- Vous avez besoin de ça pour chanter ?

- Vous ne m'avez jamais entendu chanter)

 

Photographies : captures DVD Warner

La retranscription des dialogues originaux du film

12/11/2009

Anniversaire

Il y a cinquante ans, le 18 mars 1959 aux USA et si j'en crois mes sources le 21 octobre en France, les écrans étaient illuminés par la sortie du plus beau film du monde bien qu'une telle chose n'existe pas : Rio Bravo. Réalisé par Howard Hawks l'année précédente, Rio Bravo est un western avec la démarche chaloupée de John Wayne, le tricot savamment sali de Dean Martin, les jambes sublimes d'Angie Dickinson, la guitare de Ricky Nelson, le dentier de Walter Brennan, la cravache de John Russel, l'accent idiot de Pedro Gonzales-Gonzales et la balafre de Claude Akins. Quand on me demande quel est mon film préféré, quand on me demande ce qu'est le cinéma pour moi, quand on me demande quel est le film à voir pour ne pas mourir bêtement, c'est le titre qui me vient sur les lèvres. C'est mon culte personnel,  mon mantra, mon DVD de chevet, mon plaisir toujours renouvelé, mon rayon de soleil, mon mât de cocagne.

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Rio Bravo est d'abord un terrain d'entente avec mon père. Il a toujours apprécié le film et donc nous autorisait à le voir, sans problème. C'était l'un de ces films autour desquels la famille pouvait se retrouver dans l'harmonie. Plus largement, dès l'enfance j'ai aimé les westerns comme beaucoup de petits garçons, mais dans les années 70, dès que je me suis intéressé au cinéma et que j'ai lu les critiques, je me suis aperçu que ce n'était pas un genre très apprécié. Rio Bravo si. Chaque diffusion était saluée par des salves d'éloges, de Télé 7 jours comme du Nouvel Observateur ou du Monde. Bien sûr, j'ai fini par comprendre ce qu'il y avait derrière ces éloges, l'art de Howard Hawks et l'une des formes les plus pures du grand cinéma hollywoodien. Et bien entendu, j'ai vu le film de façons très différentes au fil des années. Les premières visions ont été télévisuelles, celles d'un western un peu plus excitant que les autres avec mon acteur fétiche. En janvier 1983, je venais d'avoir 18 ans, bambino, bambino, et j'ai découvert le film en salle à l'occasion d'un cycle western à la Cinémathèque de Nice. La vision des cinq premières minutes à profondément changé ma vie et ce n'est pas une simple figure de rhétorique. J'avais déjà une certaine expérience cinéphile, mais c'est la première fois que j'ai compris profondément ce qu'était la mise en scène. La force de l'évidence. J'ai vu le film comme en transe, complètement exalté, et j'ai décidé en sortant que j'allais devenir metteur en scène. Vraiment. Si cela avait marché je raconterais cette histoire les fesses dans un transat sur la croisette pendant le festival de Cannes à des journalistes admiratifs et des actrices émues. Mais les films ne changent pas les vies si simplement et j'ai une autre histoire. Reste qu'elle est indéniablement influencée par la décision prise lors de cette séance de 1983.

J'ai revu le film bien des fois. Je me souviens d'une séance terrible, à la Cinémathèque de Nice encore, avec une copie qui avait vraiment souffert et à laquelle manquait la bobine que la télévision faisait souvent sauter, le passage où Feathers rase Dude. Le film à l'époque avait besoin d'une bonne restauration. La vision la plus émouvante a été italienne. J'avais été invité au Torino Film Festival de Turin, en novembre 1999. Rétrospective John Carpenter. Rio Bravo, qu'ils appellent là-bas Un dollaro d'onore, était diffusé. J'entre dans la salle et je vois débarquer John Carpenter soi-même, grand, maigre, une démarche à la Henry Fonda, fatigué, pâle, le cheveu hirsute et blanc. J'étais très ému et très inquiet, j'ai pensé qu'il allait bientôt mourir. Il a parlé du film et un peu d'énergie lui est revenue. Pour lui aussi, c'est un de ses fondamentaux. Aujourd'hui, Carpenter est toujours bien vivant et il tourne un nouveau film.

Aujourd'hui Rio Bravo a 50 ans et il est plus beau que jamais. Un peu plus vieux que moi mais je suis aussi plus beau que jamais. Alors sur Inisfree l'hommage sera de taille. J'ai ressorti pour l'occasion un article jamais terminé que je retravaille et puis plein de choses que j'ai dégotées de droite et de gauche.

Sun is sinking in the west
The cattle go down to the stream
The redwing settles in the nest
It's time for a cowboy to dream

Image source Carteles

09/11/2009

L'armée du crime

Sujet

J'y serais allé, même si L'armée du crime n'avait pas été signé Robert Guédiguian. Ce film me parle. Il y a une vingtaine d'années, j'avais lu Ils étaient juifs, résistants, communistes d'Annette Wieviorka qui retraçait le parcours de la Main d'Oeuvre Immignée (MOI) et en particulier du « groupe Manouchian ». J'y avais découvert une autre facette de la Résistance, complexe, et l'idée, cette idée que l'on retrouve chez George Orwell, Javier Cercas, Jorge Semprún, Eric Hobsbawm et sans doute pas mal d'autres, d'un long combat qui commence en Espagne et en Éthiopie et dont les action, en France au cours de la seconde guerre mondiale, ne sont que la continuité. Un combat à mort entre deux conceptions de la vie. Que Robert Guédiguian se retrouve sur ce projet semble assez évident, même si ce n'était pas lui qui devait faire L'armée du crime à l'origine, mais cette évidence dépasse largement l'anecdotique (L'Arménie, le communisme). Tous les films de Guédiguian, depuis Dernier été en 1980 sont des épisodes de ce combat, leur continuation moderne, et sont traversés par ses traces et ses séquelles.

Engagement

Parcours étonnant de la part du cinéaste, vaste mouvement en arc de cercle. Il commence à faire du cinéma quand il quitte le partit communiste. Toute la première partie de son oeuvre est centrée autour de l'idée de la perte des idéaux. Dieu vomit les tièdes en 1989 en est le titre emblématique. Ses personnages ont perdu leur foi, ils ne savent plus se battre ou contre qui se battre. Ils gardent pourtant comme une nostalgie de cet idéal perdu qu'ils ne savent plus formuler. Il se raccrochent à des signes, quelques fondamentaux comme Ay carmela ! La chanson des républicains espagnols murmurée à la fin de A la vie, à la mort (1995) ou cette Internationale que le chauffeur de taxi joué par Jean-Pierre Darroussin connaît en cinq langues dans La ville est tranquille (2000). Ce dernier film, peut être son plus beau en tout cas le plus sombre, marque un point de non retour avec le suicide du personnage emblématique joué par Gérard Meylan. A partir de là Guédiguian, me semble-t'il, met en scène ce qui conduit à retrouver un idéal comme la petite phrase qui permet à l'héroïne de Mon père est ingénieur (2004) de sortir de son mutisme et de se battre à nouveau. Le promeneur du champ de Mars en 2005 est une première sortie de l'univers de l'Estaque, de l'espace cinématographique local patiemment construit. A travers le personnage de François Mitterrand au soir de sa vie, c'est une façon pour Guédiguian d'empoigner franchement l'Histoire et, non pas de régler des comptes, mais de proposer une méditation critique sur l'expérience de la gauche de gouvernement. Un travail de deuil d'un autre type auquel l'âge apporte une certaine sérénité, une lucidité qui n'exclut pas l'admiration. L'autre étape capitale est bien sûr le retour aux sources, Le voyage en Arménie (2006) qui permet d'évoquer près de cent ans d'histoire d'un peuple, les convulsions du siècle (génocides, exils, résistances) et de dresser une sorte d'état des lieux contre lequel il va falloir se battre encore comme quand Anna, toujours la lumineuse Ariane Ascaride, s'empare du revolver devant le salon de coiffure, comme quand les trois pieds-nickelés de Lady Jane (2007) savent s'enflammer encore par amour. Ceci me semble conduire logiquement vers cette Armée du crime, récit très pur sur l'engagement le plus total. Dans un monde pétri d'idéal et d'optimisme, ce devrait être un film de jeune homme. Dans notre monde désespérant, il est remarquable que ce soit aujourd'hui l'aboutissement du parcours de cinéaste de Robert Guédiguian.

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Mise en scène

Je ne sais pas si cela a été beaucoup remarqué, mais la première scène de L'armée du crime est identique à celle de Un prophète de Jacques Audiard. Des plans serrés sur un/des prisonniers dans un fourgon cellulaire qui traverse la ville. Contrechamps vers l'extérieur et la vie qui continue. Un arbre, un mur, des enfants, les quais de Seine, des gens. Libres. Le regard des prisonniers. Chez Guédiguian, en plus, quelques paroles furtivement échangées. Les deux scènes sont pareillement efficaces, dans le sens qu'elles sont claires dans ce qu'elles expriment et savent faire naître une émotion. Pourtant beaucoup ont loué parfois dans l'hyperbole le travail d'Audiard, alors que celui de Guédiguian me semble négligé quand il n'est pas rejeté avec l'argument de l'esthétique télévisuelle. Ce n'est pas la première fois que ses films sont traités de « téléfilms ». Peut être parce que sa mise en scène a des bases classiques et que c'est plus facile de ne pas approfondir pour se concentrer sur le fond, pour attaquer le fond, l'attachement viscéral à la classe ouvrière, la réflexion idéologique, les policiers aux yeux bleus qui font peur. Pourtant, la scène filmée par Guédiguian est bien plus complexe que celle d'Audiard. Elle joue à plusieurs niveaux. Chez Audiard, il y a une idée forte : la privation de liberté de Malik, un sentiment de perte, une simplicité et une efficacité de film noir. Chez Guédiguian, cette même idée se double du sentiment de l'enjeu, de la raison pour laquelle ces hommes et cette femme sont prisonniers (et vont mourir mais on est pas encore censé le savoir) : pour que la scène à l'extérieur puisse avoir lieu, pour que ces gens, insouciants, puissent vivre en paix. Le plan sur le couple avec le landau contient à la fois l'idée de liberté perdue mais entre aussi en résonance avec l'épisode où l'on voit Olga Bancic, la prisonnière, laisser son enfant chez des paysans, et se rajoute l'idée du combat quand Olga se demande s'il n'y a pas une grenade dans le landau, ce que l'on apprendra plus tard qu'elle avait fait. En quelques minutes, Guédiguian exprime la tragédie individuelle et le combat historique sans négliger ses personnages. Si c'est du téléfilm, je devrais regarder plus souvent la télévision.

Mise en espace

Sa façon de gérer l'espace est très maîtrisée. L'armée du crime, c'est un film d'actions. Un film où l'on tend des embuscades, où l'on court, où l'on tue, où l'on crève. Guédiguian est très fort pour planter un décor, donner le sens de la géographie d'un lieu, par exemple la place lors de l'une des attaques. Tout est mis en place avec précision comme dans le meilleur cinéma de genre et la violence explose avec une sécheresse qui fait sursauter. Il n'y a pas de fascination dans cette violence, mais le sentiment de sa brutalité, quand bien même ce sont des ennemis mortels que l'on élimine. Guédiguian est l'un des rares à savoir faire cela et je lui pardonne la surenchère d'effets lors de la première action de Manouchian, le seul moment qui m'ait fait tiquer parce qu'il n'a pas su se décider entre ralenti, surimpression et travail sur la couleur. Les trois ensemble, c'est trop. Heureusement que le plan suivant, avec les gestes et les regards incrédules de Manouchian et Rayman devant le résultat de leur action, sonne tout à fait juste.

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Acteurs

La mise en scène de Robert Guédiguian est discrète parce qu'il sait laisser de la place aux acteurs. Sa troupe, au sens de la John Ford 's Stock Company, est l'une des plus remarquable du cinéma français moderne. Jean-Pierre Darroussin compose un personnage tout en ambiguïté, longtemps difficile à cerner avant de révéler sa véritable nature, une de ses compositions les plus fortes. Gérard Meylan y incarne une nouvelle fois, brièvement mais intensément, la conscience du cinéaste. Ariane Ascaride est un personnage pivot. Ce qui est remarquable, c'est comment Guédiguian a intégré ses acteurs « historiques » avec une étonnante galerie de jeunes comédiens et comment il harmonise l'ensemble. Ce n'est pas si nouveau et on rappellera ses réussites avec Jacques Gamblin, Marie-Julie Parmentier ou Jalil Lespert. Ici, de Robinson Stevenin à Grégoire Leprince-Ringuet en passant par les superbes Virginie Ledoyen et Lola Naymark, c'est une imposante distribution homogène qui donne vie et crédibilité à une aventure avant tout collective.

Autre qualité de Guédiguian cinéaste, il a un indéniable sens plastique pour les nus. Ceux qu'il a fait d'Ariane Ascaride dans Marie Jo et ses deux amours sont de toute beauté. Ici, si les scènes entre le couple Manouchian sont empreintes de beaucoup de tendresse, Guédiguian nous offre une superbe composition de la belle et rousse Lola Naymark tout à fait émouvante, photographiée sensuellement par Pierre Milon.

Présence

Sauf erreur de ma part, c'est la première fois que Robert Guédiguian apparaît dans l'un de ses films. Il est, simple silhouette, des compagnons de Missak Manouchian (Simon Abkarian, héroïque comme il faut) lors d'une première arrestation. Ne pouvant croire que cette apparition ait été dictée par la nécessité, j'imagine qu'il a ressentit pour la première fois qu'il avait une place à cet endroit précis, modeste éclat de mosaïque au sein de la fresque.

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Musique

Robert Guédiguian a à un rapport à la musique dans le film qui vaut bien celui de Quentin Tarantino. Il a toujours aimé mettre de la musique classique (la « grande » musique) sur ces petites histoires de prolos de l'Estaque. Il avait dit qu'ils le méritaient bien. Son utilisation de la musique se situe à trois niveaux et c'est dans L'armée du crime que c'est la plus remarquable. Il y a la partition grandiose, classique et enlevée d'Alexandre Desplat, peut-être le seul lien profond avec L'armée des ombres (1969) de Jean-Pierre Melville via les accents sombres et puissants d'Éric Demarsan. Il y a ensuite les chansons qui servent à donner de la couleur à l'époque et en sont un commentaire ironique, et enfin la musique « en situation », diégétique comme on dit, que ce soit le concert donné par les musiciens allemands, l'Internationale entonnée d'une tout autre façon que dans La ville est tranquille, mais surtout les chansons arméniennes qui sont utilisées dramatiquement, notamment dans la scène intense ou ces chanson, outre leur dimension affective, servent aux arméniens à faire croire à des policiers qu'ils fêtent un mariage avant de servir à masquer leur embarras, leur honte d'avoir dû porter un toast au maréchal Pétain. C'est évidemment magnifique et une nouvelle manière fordienne chez notre réalisateur.

Ford et Pagnol

Je ne crois pas que ce ne soit qu'une simple manifestation de mon obsession favorite. Robert Guédiguian est le plus fordien (le seul ?) des réalisateurs français contemporains. Je l'ai pensé depuis le début et il me semble qu'il a en souvent parlé. Il en parle avec plus d'assurance aujourd'hui « Quant au cinéma, quand je dis, pour être excessif, je veux bien garder John Ford et jeter tout le reste, c’est pour souligner combien nous avons besoin de raconteurs d’histoires. ». D'entrée, les bagarres de bistrot, la dégaine de Meylan, le sens du collectif, l'attention aux petites gens, la place (malgré tout) de la religion, les méthodes de production et cette fameuse troupe d'acteurs et de techniciens, ça m'a semblé très fordien. Et puis il y a eu Le promeneur du Champ de Mars qui reprenait bien des choses de The last hurrah (La dernière fanfare – 1958). Il y a aussi sa façon de mêler le tragique au comique, de pratiquer la rupture de ton. La scène de la grenade, quand ils veulent faire sauter le bordel et que Rayman perd la goupille, c'est une très belle scène dont on ne sait jamais comment elle va se terminer, entre suspense et grotesque avec ces mouvements en avant puis en arrière du groupe. Ford aurait pu tourner une scène pareille. Je pourrais citer aussi l'émotion qui se dégage de la scène du retour de Manouchian, quand Mélinée commence à lui retirer ses chaussures et qu'il l'arrête en lui disant qu'il est sale. J'y trouve la même délicatesse de ton que quand Martha lisse le manteau d'Ethan Edwards dans The searchers (La prisonnière du désert - 1956). L'utilisation de la musique participe de cela. La partition de Desplat, c'est Hageman ou Steiner et les chants arméniens, ce sont les ballades irlandaises et The girl i left behind me. Encore des histoire d'hommes marqués par l'immigration même s'ils sont de la seconde génération.

Pagnol, ce n'est pas loin même si c'est une autre histoire. Dès le début, Guédiguian n'a pas aimé qu'on lui en parle, la crainte du folklorique. Les deux hommes sont effectivement opposés politiquement. Pagnol, c'est aussi, hélas, le maréchal parlant à la radio dans La fille du puisatier (1940). Mais j'ai l'impression que ça c'est décrispé un peu. Côté cinéma, les deux hommes ont beaucoup en commun, les méthodes de production, la troupe encore, et puis l'inscription de leur cinéma dans un terroir, un territoire, une langue (c'est aussi ce que j'écrivais pour Paul Carpita). Le goût d'une forme classique qui n'exclut pas la recherche formelle. Il y a aussi une forme de pudeur dans la description des rapports hommes femmes et puis encore la relation au théâtre. Pagnol était un homme de théâtre qui a su devenir un grand cinéaste. Guédiguian est un grand cinéaste qui sait se nourrir de théâtre. Ça se retrouve dans la façon dont parlent les personnages, ils parlent une belle langue, et dans de nombreux dispositifs scéniques, des lieux organisés comme des scènes : les cours de L'argent fait le bonheur (1992) et Marius et Jeannette (1997), l'esthétique un peu fauchée de Rouge midi (1985), le bar du perroquet bleu.

La rue où vit la communauté juive, avec ce vieil homme et ses poules, si vivante puis si désolée, en est une nouvelle et poétique illustration. L'armée du crime confirme en ce qui me concerne que nous vivons une très belle année de cinéma.

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D'autres avis : Nightswiming, Préfère l'impair, Le blob.

Un entretien avec Guédiguian dans l'Humanité

Photographies : © Stéphanie Braunschweig source Allociné