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24/05/2009
La séléction du patron
Cannes tire à sa fin et je vous raconte tout cela à partir de lundi (si tout va bien et que Dieu, dans son infinie sagesse, me prête vie). J'en termine avec mes chroniques pour Kinok avec quelques mots sur le livre de Luc Moullet Piges Choisies. Une fois n'est pas coutume, je vous livre l'article en entier, c'est que vous devez absolument vous le procurer. Vraiment.
Peu d'ouvrages critiques sur le cinéma m'ont autant marqué que La théorie des acteurs de Luc Moullet. Originalité de l'approche, érudition, clarté, ouverture vers de nouvelles lectures pour des films pourtant bien connus, le tout enrobé dans un style vif et, surtout, surtout, plein d'humour. J'en ai développé une admiration tant pour le critique qui débuta en 1956 aux Cahiers du Cinéma période mythique que pour le cinéaste atypique à l'oeuvre très (trop) discrète mais conséquente avec une quarantaine de courts et longs métrages.
Je me suis donc jeté sans retenue ni pudeur sur Piges choisies (de Griffith à Ellroy), recueil de bons morceaux sélectionnés et présentés par le maître, édité par Capricci éditions et le Centre Georges Pompidou à l'occasion de la rétrospective Luc Moullet, le comique en contrebande que ces veinards de parisiens peuvent découvrir depuis le 17 avril et jusqu'au 30 mai. Au Centre Georges Pompidou comme il se doit.
Même s'il n'est pas un recueil exhaustif, l'ouvrage est très complet. Il couvre tout le parcours critique de Moullet depuis quelques lignes écrites à 12 ans (Exécution sommaire d'un film de Jean-Paul le Chanois en 1949 dans L'écran français) à un inédit de 2009 autour de l'oeuvre de James Ellroy, l'écrivain de Black Dalhia, Moullet décrétant qu'il préfère désormais lire les romans des américains plutôt que voir leurs films. C'est un choix.
Le livre permet de retrouver un texte écrit pour le John Ford collectif des Cahiers : Le coulé de l'amiral. Moullet se pose visiblement beaucoup de questions sur Ford dont il estime, c'est étonnant, Tobacco road, adaptation du roman d'Erskine Caldwell, datant de 1941 et généralement peu apprécié. J'ai quand même tendance à préférer quand Moullet parle de Ford en écrivant sur John Wayne ou James Stewart. Le lecteur trouvera également le texte assez long et assez remarquable sur Le morceau de bravoure écrit pour Positif en 2006, un essai sur Samuel Fuller qui lui valu les compliments de Rivette, ses admirations pour Truffaut, Godard et Sadoul, quelques textes théoriques comme De la nocivité du langage cinématographique, de son inutilité, intervention revigorante qui se conclut par ce cri du coeur « A bas le langage cinématographique pour que vive le cinéma ! ». Mais comme il le déclare, Moullet écrit peu de textes théoriques. « C'est dangereux. Metz, Deleuze, Benjamin, Debord se sont suicidés. Peut être avaient-ils découvert que la théorie de mène à rien, et le choc a été trop rude ». Ceci ne l'empêche pas de nous donner ses propres règles de critique : toujours faire rire le lecteur, pas de grille de lecture, ne jamais partir du Général et surtout ne pas s'y cantonner. « Avant d'écrire un texte, j'établissais la liste des calembours possibles. Pour faciliter mon inspiration, Rohmer m'avait offert le dernier almanach Vermot. »
Au fil des pages, on croisera quelques figures de son panthéon personnel. Don Luis Bunuel (« Je me rappelle cette saillie de Rohmer : « Moullet, je sais pourquoi vous adorez Bunuel, c'est parce que vous êtes tous les deux des fumistes ». Le plus beau compliment de toute ma vie »), Cecil B. DeMille, Kenji Mizoguchi, Edgard G. Ulmer ou plus récemment, Alain Guiraudie. Moullet s'y révèle précis, original dans ses approches souvent, et curieux toujours, révélant un amour du cinéma aussi large qu'on puisse l'imaginer. Ce qui me comble.
Dans un autre registre, Les maoïstes du centre du cinéma est une approche passionnante et très documentée sur les coulisses financières du cinéma français, écrit en 1999 pour un ouvrage sur le cinéma et l'argent. Moullet nous y révèle entre autre qu'il a faillit mourir de rire devant le devis d'un film de Pialat. Ce qui n'est pas rien, pensez-y deux secondes.
Pour ceux qui auraient envie de s'amuser autrement, éventuellement de s'énerver un peu, il y a deux textes assez raides. Le premier sur Michael Powell, « Michael Powell n'existe pas » écrit pour la défunte Lettre du cinéma. Moullet tend à mettre le crédit des oeuvres aux collaborateurs du cinéaste anglais, du comparse Emerich Pressburger, du monteur David Lean, du directeur de la photographie Jack Cardiff,et des producteurs comme Korda, faisant de Powell une sorte de réalisateur - ectoplasme. On sent pas mal ici cette méfiance de la tendance Cahiers envers le cinéma anglais. Ça se discute et c'est sans doute fait pour cela.
L'autre texte est un bel inédit puisqu'il a été refusé de partout. Avec entrain, Moullet s'attaque à l'une de nos modernes icônes, l'hispanique homme de la Mancha, Pedro Almodovar. « Russ Meyer soft », « John Waters du pauvre », le réalisateur de Volver est habillé pour l'hiver. L'humour du texte et le pertinence de certaines remarques, même s'il y aurait à dire là aussi pour la défense de l'accusé, atténuent la fougue radicale de la charge. Mais le positionnement un brin iconoclaste est réjouissant.
Moullet déplore en introduisant de dernier article les temps plus rudes mais plus stimulants (Le travelling de Kapo par Rivette si vous voyez ce que je veux dire) qui permettaient finalement d'approfondir les réflexions sur tel ou tel réalisateur. Le trop grand consensus actuel est sans doute ce qui ôte à la critique son utilité avec sa crédibilité. Moullet, lui poursuit dans la même veine son travail critique comme son activité de cinéaste, à sa façon, sans concessions aux modes ni à l'air du temps. Tout à ses passions. Piges choisies est aussi drôle que stimulant intellectuellement. Un ouvrage indispensable aux bibliothèques des cinéphiles de bon goût, à ranger à côté des chroniques de Jean-Patrick Manchette, Les yeux de la momie, histoire de voir comment ces deux là se supportent. Je ne l'ai pas remarqué tout de suite mais regardez bien la photographie de l'auteur qui illustre la couverture. L'air inspiré devant la bonne vieille machine à écrire mécanique, il a la cigarette dans la narine.
11:55 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : luc moullet, cinéphilie | Facebook | Imprimer | |
Commentaires
Luc Moulet est grand... je suis dans ses piges. Néanmoins, personne n'arrive à remplacer Daney dans mon cœur. Moulet est drôle est transgressif, inspiré et incarné, mais il manque un truc. Je sais pas quoi... peut être un peu de lui, l'homme non cinéphyle, ou de retour sur le monde, dans ce qu'il est avec ou sans cinéma.
Écrit par : S; du aaablog | 26/05/2009
Dans sa façon d'écrire, je le trouve assez proche. Peut être qu'il livre beaucoup plus de lui-même dans ses films. J'ai vu son dernier à Cannes, c'était excellent et très personnel. je pense que vous l'aurez, à Paris.
Daney, je l'ai découvert tard. Peut être parce qu'on m'en avait tellement parlé, et qu'aujourd'hui c'est une telle référence, il m'intéresse sans mle toucher beaucoup. En fait, c'est parce que ce n'est pas avec lui que j'ai "fait mon éducation". Ceci étant, j'ai découvert récemment les textes de Manchette et lui me correspond beaucoup plus. il y a eu aussi un effet "madeleine" parce que ses chroniques correspondent à l'époque où j'ai commencé à aller beaucoup au cinéma (78/82).
Écrit par : Vincent | 27/05/2009
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