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12/03/2009

Gran Torino pour les nuls

J'avoue que ça me réjouis assez de voir, face à l'unanimité louangeuse de la critique officielle, que c'est sur la blogosphère que les avis sont plus tranchés et que les esprits s'échauffent autour du Gran Torino de Clint Eastwood. Je suis plus sceptique sur les empoignades autour du présupposé racisme d'Eastwood et de son film, qui tournent vite au dialogue de sourd. Les échanges autour du texte de Jean-Baptiste Morain sur le site des Inrocks sont exemplaires (façon de parler). Cette histoire de racisme me semble passer à côté de ce qu'est le film mais de cela, j'en ai déjà parlé. Ce qui se joue dans le texte de Morain, et qui fait que ça tourne en rond, c'est que son attaque du film l'amène à attaquer ceux qui l'ont aimé, ses lecteurs au passage, puisque le film selon lui permet à ses admirateurs « d'exprimer sans remords ni conséquence leur racisme larvé ». Morain a regretté cette phrase dans l'un de ses commentaires et je lui en sais gré, mais c'est révélateur de cette manie que l'on a de vous sommer de choisir votre camp. Chose que je déteste entre toutes. Holà, camarade ! Es-tu Val ou Siné ? Royal ou Aubry ? Fromage ou dessert ? Critique dialectique ou poétique ? Misère...

Ceci posé, j'avais envie de revenir sur film par un autre angle : celui de sa mise en scène. Ses détracteurs l'ont souvent attaqué là-dessus sur l'air de la platitude tandis que les louangeurs en restaient souvent à la performance de l'acteur sans entrer dans le détail. Cela tient je crois à la pratique d'une forme classique de cinéma par Eastwood qui ne se prête pas facilement à l'analyse à l'opposé de celles, pour reprendre les exemples de Ed sur Nightswimming, de David Lynch ou Gus Van Sant. J'ai donc eu envie de voir un peu comment était faite une scène du film, celle qui m'a servi de déclencheur et qui circule sur Internet. Histoire de voir ce qu'il y a sous le capot de la Gran Torino. D'ou le titre de la note, que personne ne se sente visé. Voici :

Le premier plan est un élégant mouvement de grue descendant qui nous approche de Sue et son ami marchant dans une rue vers nous. Ce qui frappe, c'est que le plan démarre sur la clôture barbelée qui entoure un pavillon. On note que le plan englobe toute une partie de la rue, une de ces rues de banlieues typiques des États-Unis, et que la maison du premier plan est la seule à être clôturée ainsi. Gran Torino est un film construit largement sur la notion de territoire. Dans l'univers du western, la clôture c'est le conflit, le danger, c'est Kirk Douglas empêtré dans les barbelés. La porte ruinée devant laquelle ils passent est comme le symbole mis à bas de l'accueil et de la propriété, valeurs américaines basiques. Il est ainsi clairement signifié que le couple pénètre dans une zone dangereuse et ces signes de danger contrastent avec leur attitude nonchalante et leur dialogue insignifiant. Bingo. La caméra les suit dans le virage et le cadre les coince entre la clôture et le groupe des trois jeunes noirs. Jolie maîtrise de l'espace.

Confrontation entre les trois noirs et le couple, c'est le jeune homme qui tente de faire croire qu'il n'ont pas transgressé le territoire parce qu'ils en font partie. Il tente des signes de reconnaissance, : gestes et paroles. Ça tombe à plat. La mise en scène enchaîne des plans moyens animés d'un léger mouvement qui s'oppose au mouvement tournant des trois jeunes noirs. Le cadre encercle littéralement le couple et le coince contre la clôture. Ce qui m'avait frappé à la première vision, c'est ce mouvement de la caméra, qui donne une impression de porté mais reste maîtrisé, sans doute à la steadycam. Il se superpose à une sorte de balancement qui redouble l'effet de balancement des corps et les souligne ironiquement. On est loin d'une banale caméra à l'épaule.

Dans l'étape suivante, les trois jeunes noirs s'en prennent directement au jeune homme et l'éjectent littéralement du cadre à plusieurs reprises. La sensation de violence suspendue est accentuée par le resserrement du cadre qui rend le danger moins visible, témoin l'irruption de la main qui renverse la casquette sans que l'on voit l'agresseur.

Arrivée du héros dans sa camionnette. Une sorte de mini ellipse dans l'espace dont la continuité est assurée par le son. C'est un très beau plan large, peut être un peu trop court, suivi d'un mouvement en avant sur le visage de Kowalski. Eastwood va convoquer ici deux figures mythiques, L'homme sans nom et l'inspecteur Harry. Le brusque changement de point de vue et l'élargissement du cadre donnent une aura immédiate au véhicule puis à celui qui le conduit. Tout à coup, il est là. Pas de raison particulière. C'est ainsi qu'Eastwood apparaît dans nombre de ses westerns et dans le fondateur Per un pugno di dollari. Dans les films avec l'inspecteur Harry, il est toujours là où ça se passe, mais il est généralement déjà en scène (il vient prendre son café ou manger un morceau). C'est un plan qui a un côté très années 70, comme en on a vu de superbes dans Assaut ou Halloween de John Carpenter.

Le saut dans l'espace qui suit accentue la violence fait au jeune homme coincé contre la clôture. Il est mis hors du coup et la scène reprend avec une variante. Cette fois, c'est Sue qui s'oppose au groupe mais elle a choisi de se défendre et tente de rompre l'encerclement tout en insultant copieusement ses agresseurs. Kowalski amène alors sa camionnette en bordure du « territoire » des jeunes noirs et ceux-ci se disposent en triangle, selon une géométrie classique pour les admirateurs de Sergio Léone.

La descente d'Eastwood est un grand moment. D'abord, il est là, même de dos, dans la camionnette, le visage se reflétant discrètement dans le rétroviseur. A de nombreuses reprises, Kowalski sera ainsi filmé en un reflet, face à un miroir. Quand il sort, il est dans un premier temps sur la chaussée et donc apparaît plus petit que ses antagonistes. Puis il fait un pas en avant et monte sur le trottoir tandis que la caméra s'avance un petit peu. Cela donne l'impression qu'il domine tout à coup, qu'il s'étire sur la hauteur du cadre. C'est un procédé que John Ford utilisait avec Henry Fonda, façon d'accentuer sa domination morale. C'est assez subtil et c'est le genre de trouvaille qui me met en joie, comme un coup de crayon bien placé dans un dessin de Franquin. Et puis il crache mais on ne va pas revenir là-dessus.

Lors de la confrontation qui suit, on retrouve le même mouvement oscillant de la caméra mais cette fois, il épouse les mouvements de Kowalski qui vise les jeunes avec son doigt. Le danger, cette fois, c'est lui. « L'espoir changea de camp, le combat changea d'âme ». Il s'agit pour Kowalski d'envahir le territoire des jeunes noirs et de s'y affirmer pour « exfiltrer » Sue. Son entrée sur le territoire se fait par ses irruptions dans le cadre, d'abord le doigt, puis, comme cela ne suffit pas, il dégaine son arme, convoquant cette fois un geste (et un cadre) vingt fois vu chez Harry Callahan, qui traverse le plan comme l'a fait tout à l'heure le bras qui retire la casquette. La symétrie jusqu'au bout, c'est à cela que l'on reconnaît une belle mise en scène classique. La sortie de l'arme correspond aussi au début d'une musique façon Lalo Schiffrin, assez martiale avec roulement de tambour. On est en plein dans le retour du mythe.

La jeune fille dans la camionnette, reste le jeune homme. On peut dire que Eastwood manifeste le mépris de Kowalski pour son attitude conciliante en les séparant nettement des plans. On entend la voix du jeune homme sur un plan de Kowalski puis celui-ci, tout en l'insultant, le pointe de son arme comme il l'a fait avec les trois jeunes noirs. Mais alors que l'un des deniers plans montre Kowalski de profil dans le même cadre que les trois jeunes noirs, il n'apparait jamais dans le même plan que le jeune homme. Il lui refuse cet « honneur ». Malheur aux vaincus. On peut presque sentir une sorte de sympathie entre le polonais et les trois noirs, ils s'acceptent comme adversaires. Ce qui est accentuée par le plan large sur le dialogue qui détend la toute fin de la séquence.

Voilà, nous sommes bien avancés. C'est pour moi une façon de faire très maîtrisée mais très peu ostentatoire. La forme se coule dans l'action et la mise en place de celle-ci sait prendre son temps. Nous sommes dans un style que je trouve proche des classiques des années 60 et 70, Don Siegel en tête, mais aussi Franklin J. Schaffner, Richard C. Sarafian ou même Peter Yates. Éloignée quand même de celui d'un John Ford dont les plans ont une force poétique indéniablement plus grande, ou d'un Howard Hawks ou d'un Sergio Léone qui ont des dispositifs bien plus sophistiqués. Merci de votre attention et à la semaine prochaine. Sortez en rang et que le grand Cric ne vous croque pas.

A lire également :

JL sur le Ciné-Club de Caen

Chez Balloontic, très beau texte critique

Frédérique l'admiratrice

Julien le passionné

Commentaires

T'as quitté tes pantoufles ?
C'est vrai que mise en scène ne veut pas forcément dire "ostentatoire" (genre Requiem for a dream, exemple parfait d'un film mis en scène exagérément, et qui finit par ressembler à un clip). C'est à mon avis beaucoup plus difficile de critiquer une mise en scène discrète, classique, que les nouvelles formes que l'on peut voir s'épanouir grâce aux nouvelles techniques cinéma et qui, souvent, me filent la gerbe - comme à la sortie des grandes attractions de fête foraine.
Merci pour le lien, mais j'avoue que je trouve ma note assez pourrie, je n'ai pas réussi à dire ce que je voulais...

Écrit par : Julien | 13/03/2009

Hello !
Merci pour la distinction, c'est le genre de petites attentions qui font toujours plaisir.
Je trouve que ce nouveau texte expose clairement 1/ l'élégance parfois un peu sèche de la mise en scène 2/ le sujet du film, soit les frontières mentales et physiques à franchir ou pas, selon que l'on souhaite aller à la rencontre de l'autre (et s'ouvrir à de nouveaux horizons) ou l'envahir (comme ne manque jamais de le faire à la moindre occasion son charmant pays...).
Par ailleurs, il est également bon de remarquer le manque total de distance pris par certains spectateurs aujourd'hui comme si tout devait être pris au premier degré, l'ironie et la provocation devenant proprement insultantes et que l'on pouvait rire de tout mais surtout pas avec n'importe qui... Cette manie devient foncièrement pénible...
J'ai personnellement noté lors de rencontres amicales que beaucoup de gens finalement n'avaient guère "pu" aimer le Eastwood car leur esprit avait été totalement phagocyté par les dithyrambes (parfois aussi ridicules que les attaques gratuites) écrits ici ou là, qu'arrivant au cinéma avec une idée préconçue ils n'avaient pas retrouvé dans le film ce qu'ils avaient lu...

A part cela, j'ai vraiment aimé lors de sa sortie American psycho et l'interprétation de Christian Bale... Cela fait-il de moi une inconsciente qui "exprime sans remords ni conséquence" son côté serial killer larvé ?

Écrit par : Frederique | 13/03/2009

Toujours pas d'accord avec le terme de "frontière"... Il s'agit davantage ici (et beaucoup dans le film) d'une question de terrain et de clan ; ou de "bulle", si on préfère... A savoir, le thème de l'indivudu[alisme] vs la communauté (perdue ?) chez Eastwood.

A part ça, dans l'ensemble plutôt d'accord sur l'analyse de la séquence (sa... réalisation). Mais surtout, un des textes les plus intéressants lu sur le film (tous supports confondus).

Merci.

Écrit par : le père Delauche | 14/03/2009

Bon, je ne reviens pas sur le film : tu connais mon sentiment (assez de l'avis de Joachim, pour ne pas balancer :))
En revanche, je suis totalement d'accord avec l'introduction de ta note : le texte de Morain ne me semble absolument pas convaincant et, à la rigueur, je préfère celui de Ferenczi sur son blog...

Écrit par : Dr Orlof | 14/03/2009

Belle analyse. J’en profite pour compléter ce que je disais dans ma note. Ce qui est frappant dans la scène en question c’est son rythme, quelque chose d’assez musical, pas loin du jazz, très caractéristique du cinéma d’Eastwood qui aime varier les tempos, entre d’un côté le binaire des scènes d’action et de l’autre le ternaire des séquences lentes, disons plus cool. Ici l’action est retenue, sans qu’on la sente non plus prête à exploser (les Blacks la jouent mollement, on se croirait plus dans une cour d’école que dans un quartier à risque), ce que renforce Eastwood par une sorte de balancement des axes, un truc plutôt nonchalant, un peu swing (ce pourquoi d’ailleurs je ne le considère pas comme un vrai classique), qui n’est pas facile à expliquer parce que relevant plus du ressenti (ça flotte par moments) que d’un art consommé de la mise en scène.
En fait la question posée ici est moins celle de l’affrontement avec les trois Noirs que celle des moyens choisis par Eastwood pour amener la fille à monter dans la camionnette de Kowalski. Ce sont les deux seuls personnages importants de la scène et tout est conçu pour qu’ils se retrouvent à la fin. C’est là qu’on voit le schématisme d’Eastwood et ce que l’on pourrait appeler son fonctionnalisme. Seul lui importe le rapprochement progressif des deux personnages, à travers ce qu’ils ont en commun, leur "force de caractère", et pour cela il "raccourcit" les distances, va au plus court, c’est-à-dire force la rencontre en opposant sommairement à chacun leur négatif: le copain blanc qui est comme une lopette à côté de la fille, les trois Noirs qui eux apparaissent comme de simples grandes gueules que Kowalski n’a aucun mal à juguler. Une fois leur fonction remplie ils n’ont plus qu’à disparaître, le premier est littéralement chassé de la scène et les trois autres "écrasés", jusqu’au dernier plan, vu d’en haut, où Eastwood semble épouser le point de vue de Dieu, il y a là une sorte d’ubiquité du regard assez incompréhensible. Bref, si la scène fonctionne parfaitement en terme de construction, ça manque quand même un peu de noblesse (autre différence avec le cinéma classique).

Écrit par : buster | 16/03/2009

a mio modo di vedere un film a cui si può avvicinare GRAN TORINO è
WILD BUNCH e i contatti non sono pochi due su tutti:Estwood è Holden e Company, gli asiatici sono dei messicani,la loro dimora un pueblo ecc.
grazie

Écrit par : luigi | 18/03/2009

Buster, ce côté jazz (ou blues) me semble aussi au coeur de son cinéma. Ce petit quelque chose qui le différentie du classique, c'est peut être la même chose qui sépare ces musiques populaires et artisanales de la musique classique, un côte efficace, immédiat, jouissif et carré. En même temps, si je pense à Ford, Hawks ou Hitchcock, ils avaient aussi l'art d'aller droit au but. Je ne dirais pas que c'est une différence de noblesse mais plutôt de tempérament poétique.

Luigi, grazie per la vostra visita. Mi sembra giusto il rapporto tra i due fime. c'e la stessa idea di redenzione. Ci sono anche rapporti vicini tra Gran Torino e i filmi di Michael Cimino (Year of the dragon).

Écrit par : Vincent | 29/03/2009

Ti vorrei ricordare anche un film che ti piace:GIU' LA TESTA quando alla fine John chiede di accendere a Juan.E questo è definitivo perche' chiude il cerchio Eastwood Leone e muore o prende a fuoco il Cinema.grazie di tutto

Écrit par : LUIGI | 06/04/2009

Ciao, Luigi, sono io che ti ringrazio par le tue visite. Non avevo pensato a questa scena del filmo di Léone. Ho sempre pensato che Eastwood a tentato di allontanarsi del suo cinéma. Ma mi sembra giusto, c'é qualcosa che ha lavorato dentro. Bella quest'idéa dell' cerchio, un motivo importante da Léone.

Écrit par : Vincent | 07/04/2009

Bonsoir Vincent, merci pour ce cours de technique cinématographique. J'ai aimé le film avec ou sans sa technique car Clint sait raconter une histoire. Bonne soirée.

Écrit par : dasola | 09/04/2009

Vincent,citando Michael Cimino non mi hai fatto dormire più!Bien,ho pensato a quella macchina accanto al lago in cui dentro c'è il ragazzo hmong col cane del suo migliore amico e mi è venuto in testA il finale di Thunderbolt & Lightfood e la macchina con dentro Eastwood e Bridges morente... e non è solo questo il legame tra i due film,ci sarebbero altre cose da dire sui due film importanti per Eastwood e per noi.HAI RAGIONE,EASTWOOD E' IL REDENTORE.

Écrit par : LUIGI | 10/04/2009

En guise de PS...
Vu hier soir un film à sketches de Julien Duvivier, LE DIABLE ET LES DIX COMMANDEMENTS (1962).
"Tu ne tueras point" : pour venger sa soeur, un séminariste (Charles Aznavour) tend un piège au truand responsable de son suicide (Lino Ventura) : il menace de livrer à la police le carnet qu'elle a laissé et qui prouve ses turpitudes, puis il lui tourne le dos, le sachant armé. Quand le truand l'a abattu, le flic qui attendait son heure (Maurice Biraud) n'a plus qu'à arrêter ledit truand, qui sera sûrement condamné à mort alors que ses délits précédents lui auraient au pire valu cinq ans de prison.
Etonnant, non ?

Écrit par : Breccio | 11/09/2009

Breccio, quel plaisir ! Je n'ai jamais vu ce film de Duvivier mais ceci aiguise ma curiosité. Étonnant, certainement.

Écrit par : Vincent | 13/09/2009

Deux précisions :
-- le sketch "Tu ne tueras point" est adapté d'une nouvelle policière américaine
-- plus généralement, il me semblerait utile d'examiner le scénario de "Gran Torino" à la lueur de ces fameux commandements, notamment "Tes parents tu honoreras"...
B

Écrit par : Breccio | 14/09/2009

... et devant Clint tu te prosterneras ?

Écrit par : Frederique | 14/09/2009

Un peu tard, mais sans complexe, j'ai repris quelques plans. J'ai retrouvé dans votre analyse de la mise en scène (que moi je n'ai pas abordée) ce que j'ai trouvé différent dans le choc des culture (la confrontation quasi sympathique par plans entre Polonais et Noirs).

Salutations,
PM

Écrit par : Mathieu | 05/08/2011

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