10/10/2019
L'espace d'un instant secret
Cinématique des muses, un livre de Ludovic Maubreuil (Editions PGDR)
J'ai passé l'été avec vingt actrices remarquables, pas sur un écran pour une fois, mais dérivant avec délice au fil des pages du nouvel ouvrage de Ludovic Maubreuil, Cinématique des muses. Catherine Spaak, Claude Jade, Elsa Martinelli, Marie-France Pisier, Geneviève Bujold... elles ont toutes illuminé les écrans le temps d'une génération et d'un cinéma dont on sent bien aujourd'hui combien il manque. La muse inspire le poète avec ce que cela comprend de part de mystère, d'espaces troubles et fascinants où l'imagination, le rêve et le désir peuvent s'engouffrer. Au cinéma, sur l'écran, la muse s'incarne. C'est un corps, une voix, un pas, une attitude, un regard, un port de tête, un silence. Une femme. Les muses cinématographiques de Ludovic Maubreuil ont inspiré de grands cinéastes, de moins grands et d'obscurs. Mais toujours elles ont su toucher quelque chose de profond dans les spectateurs que nous sommes, amoureux sombrant sans regret dans leur sillage lumineux. Sur les pas de Luc Moullet et de sa Politique des acteurs (Cahiers du Cinéma, 1993), Maubreuil adopte une attitude de traverse. Ses vingt actrices, soigneusement choisies d'un élan que l'on devine du cœur, ont fait œuvre de leur présence à l'écran, déclinant leur essence au-delà des personnages issus des scénarios auxquels elles ont donné vie, en parallèle des visions et fantasmes qu'elles ont suscité chez leurs metteurs en scène. Ce n'est pas leur talent de comédienne, au sens technique, qui compte ici, même s'il est souvent remarquable, mais comme avec John Wayne ou Jean Gabin, cette faculté purement cinématographique d'une présence qui se joue à trois regards, celui de l'actrice, celui du réalisateur et celui du spectateur. Le nôtre.
Chacune a son autonomie, douce mais résolue. Ludovic Maubreuil saisi leur essence par des phrases précises et poétiques à la fois : « Personne ne mérite vraiment Catherine Spaak » ; « Marie-France Pisier est de ce genre de femmes à qui l'on aime mettre des chapeaux » ; « Pour avoir une idée de la force d'âme, il suffit d'observer Ottavia Piccolo ». Et l'auteur est un observateur hors pair, un portraitiste délicat. J'aurais envie de citer toutes ces phrases qui sont à la fois hommage et définition, joignant l'amour du cinéphile à la rigueur du critique. Une encore sur Amanda Langlet chez Rohmer « Statue du Commandeur en maillot de bain bleu et blanc ». Certains de ces portraits ravivent des souvenirs de toutes celles dont on a croisé les « chères images aperçues », passantes qui nous ont marqué quand tout le reste a été oublié. D'autres suscitent des évocations plus lointaines, comme un parfum longtemps oublié qui surgit à l'improviste. D'autres enfin sont de belles inconnues que l'on a envie de découvrir (pour moi : Cathy Rosier et Catherine Jourdan).
Mais les muses de Ludovic Maubreuil ne sont pas de simples objets d'admiration. Leur évocation, au sens où l'on évoquerait des esprits bienveillants, fait resurgir tout un cinéma, celui dont je parlais en introduction, dont elles sont l'emblème d'audace et de liberté. Ce cinéma, surtout concentré dans les années soixante et soixante dix avec de jolies embardées, est défendu avec passion par l'auteur. C'est un cinéma aux bras grands ouverts, des films devenus cultes comme Les Yeux sans visage (1960) de Georges Franju aux explorations érotiques d'Alain Robbe-Grillet ou Walerian Borowczyk, d’œuvres majeures comme avec François Truffaut ou obscures comme Les Jambes en l'air (1970) de Jean Dewever, des fleurons du cinéma de genre signés Dario Argento ou Lucio Fulci au cinéma grand public des Aventuriers (1967) de Robert Enrico, des francs nanards comme T'es folle ou quoi ? (1981) aux œuvres télévisuelles, parfois superbes comme L'Île aux trente cercueils (1979). Au-delà des apparitions, même fugaces, des muses, tous ces films ont en commun l'expression d'une liberté dans leur pratique. Quelque chose d'une sincérité qui résiste aux approches commerciales comme au manque d'ambition parfois, un territoire à explorer sans se sentir tenu à l'air du temps où aux conventions du moment. « Mon amour du cinéma est plus fort que toute morale » disait Alfred Hitchcock. C'est le chemin qu'empruntent, guidés par leurs muses, les cinéastes cités plus haut et quelques autres. Un chemin parfois périlleux si l'on considère celui que fît prendre Bernardo Bertolucci à Maria Schneider. Mais un chemin où le plus souvent elles ont été actives et attentives. Bien ou mal, elles nous ont offert des modèles, éclairé nos ignorances, suscité des élans, suggéré des façons de vivre et d'aimer. Cette générosité méritait un hommage à la hauteur. Il éclate ici à travers ces vingt portraits.
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22/07/2012
Saine lecture
Les images secondent, à 24 par seconde, pour nous aider à mieux percevoir le monde. Derrière le délicat jeu de mots Ludovic Maubreuil, l'une des plus belles plumes (devrais-je écrire l'un des plus beaux claviers ?) cinéphiles d'Internet, a réunit une collection de textes que l'on a pu lire, pour certains, sur Kinok, Causeur ou son blog Cinématique. D'autres encore sont inédits mais tous participent à l'expression d'une pensée libre et originale. Et malgré la dent parfois dure, avec humour quand il le faut, ce qui est toujours appréciable. Ludovic Maubreuil a la plus haute idée du cinéma qui est la seule qui vaille. Les images secondent fait suite au Bréviaire de cinéphilie dissidente (paru en 2009 aux éditions Alexipharmaque) et travaille cette idée, combattant avec ténacité ces films qui, pour reprendre une expression de François Truffaut "ne vibrent pas".
Face au cinéma masqué derrière la pure distraction, la posture arrogante, la provocation de principe, manipulant mollement et sans finesse, se tenant à distance par ses schémas rabâchés et se technologie lassante, Maubreuil met en avant un cinéma qui "nous correspond puisque nous l'habitons". Un cinéma qui prône le dialogue, la participation active avec le spectateur, la réflexion au risque de la contradiction, la poésie au risque du vertige, l'éclat de beauté dans l'œil. Un cinéma qui vomit les tièdes mais qui accompagne à la vie à la mort - Intranquille.
Au fil de ces pages ordonnées en abécédaire, de A comme Antimoderne à Z comme Zone, se succèdent Robert Guédiguian, Jean Rollin et sa passion de la femme, Dario Argento et ses folies, Terrence Malik, Federico Fellini, Leos Carax (dommage que le livre soit sortit avant Holy motors), Michaël Powell et Eric Pressburger. Panthéon personnel agrémenté de quelques coups de sang. Multiplicité des époques et des styles, diversité des univers qui prennent, portés par une langue impeccable, la cohérence de celui de l'auteur.
Le bréviaire, c'est le livre utilisé par les religieux catholiques pour les offices. Il contient les textes régissant la liturgie ainsi que l'ensemble des règles régissant les différents rites selon les occasions. Les images secondent est la suite directe du Bréviaire de cinéphilie dissidente, et comme lui, c'est un acte de foi et un sermon (au sens religieux), une manière de rendre à cet art si jeune, si bousculé, quelque chose de son caractère sacré pour les zélateurs que nous sommes. Et malgré les quelques piques délivrées à Steven Spielberg, je dirais que si nous ne partageons pas absolument toutes les chapelles, ce qui serait bien monotone, nous nous reconnaissons dans la même religion. Parole d'athée !
Photographie Mauvais sang (1986) de Leos Carax source Notes on movies.
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