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10/04/2019

Darrieux par Laurent

Danielle Darrieux, une femme moderne par Clara Laurent (éditions Hors Collection)

« Je ne vous aime pas, je ne vous aime pas, je ne vous aime pas »

Un bon livre de cinéma se doit de posséder deux qualités selon moi : donner l'envie de découvrir ou de revisiter des films, et posséder un point de vue sur son sujet. L'ouvrage consacré à la carrière de l'actrice Danielle Darrieux par Clara Laurent, Danielle Darrieux, une femme moderne paru aux éditions Hors collection les possède toutes deux. Au long de 400 pages d'une écriture fluide où transparaît son enthousiasme et sa fascination pour la femme comme pour la comédienne, l'auteure parcours l'imposante filmographie depuis Le Bal (1931), premier rôle de DD à 14 ans pour Wilhelm Thiele, jusqu'à son ultime prestation sous la direction de Deny Granier Deferre en 2010 dans Pièce montée. DD a alors 93 ans. Cette longévité exceptionnelle associée à des choix assez éclectiques permet d’évoquer les grands mouvements du cinéma français sur 80 décennies, ce qui n'est pas rien, on en conviendra. Défilent ainsi les films populaires des années trente, la période complexe de l'occupation, les grandes heures de la qualité française, l'irruption de la nouvelle vague, l'émergence de réalisateurs cinéphiles comme Paul Vecchiali ou Dominique Delouche, celle des réalisatrices Marie-Claude Treilhou, Annick Lanoë ou Anne Fontaine, et les nouvelles générations au tournant du siècle.

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Clara Laurent procède par ordre chronologique à l'intérieur duquel elle dégage des thèmes liés aux prestations de l'actrice. La partie biographique est présente mais discrète. Elle donne l'essentiel, surtout à propos des heures sombres de l'Occupation et des relations de Darrieux avec les allemands. C'est une période qui se couple chez la jeune femme avec un moment compliqué de sa vie sentimentale. Divorce avec le réalisateur Henri Decoin, histoire passionnée avec Porfirio Rubirosa, play-boy mais aussi anti-nazi pour lequel elle fera le tristement fameux voyage en Allemagne avec Suzy Delair, Albert Préjean et quelques autres. Arrêté par les nazis, Rubirosa sera l'objet d'un chantage de la part d'Alfred Greven, directeur de la Continental, pour convaincre l'actrice de faire le voyage à Berlin et deux films. A partir de 1953, Darrieux verrouille sa vie privée dont il n'y aura que peu à dire. Les films donc, les films surtout.

Les rôles et le jeu de Danielle Darrieux sont au cœur du livre. La précision et la finesse de description des gestes, des expressions, des costumes, des coiffures, des intonations, m'a rappelé le livre essentiel, indispensable, de Luc Moullet Politique des acteurs (éditions Cahiers du Cinéma, 1993) qui étudiait de la sorte les carrières de John Wayne, Gary Cooper, James Stewart et Cary Grant. Darrieux avec son jeu moderne, son « underplaying » sobre qui ne vieillit pas, est de leur famille. Clara Laurent rappelle dans le même esprit une réflexion du cinéaste Paul Vecchiali qui comparait ses qualités d'actrices à celles de Jean Gabin ou (encore lui) Gary Cooper.

L'approche film à film se double d'une volonté de ne pas privilégier les œuvres les plus remarquables au détriment des autres, méconnues ou parfois plus faibles. Pour beaucoup, moi le premier, Darrieux, ce sont surtout ses rôles pour Max Ophuls, La Ronde (1950), Le Plaisir (1952) et Madame de... (1953), pour Jacques Demy Les Demoiselles de Rochefort (1967) et Une Chambre en ville (1982), Le Rouge et le noir (1954) de Claude Autan-Lara, Marie Octobre (1959) de Julien Duvivier, En Haut des marches (1983) de Paul Vecchiali et 8 Femmes (2001) de François Ozon. Cela constitue la partie émergée de l'iceberg qui comprend 110 films. Sans les mettre tous sur le même plan, Clara Laurent leur accorde des places équivalentes selon la prestation de l’actrice, ce qui permet de mettre en valeur des films oubliés et de donner envie de les découvrir. Pour ma part, au cours de ma lecture, j'ai vu Abus de confiance (1938) et Retour à l'aube (1938) de Henri Decoin, L'affaire des Poisons (1955) et Marie Octobre (que j'avais toujours raté à la télévision) de Duvivier. Chacun aura ses coups de curiosité au fil des pages. Mieux, L'auteure arrive à susciter un intérêt pour des films moins aboutis, peu excitants à priori comme L'Homme à la Buick (1966) de Gilles Grangier, Du Grabuge chez les veuves (1963) de Jacques Poitrenaud au titre redoutable, voire certaines comédies avec Bourvil ou Robert Lamoureux. C'est remarquable.

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A cette vaste collection décrite avec autant de précision que de passion, Clara Laurent propose une approche globale de Darrieux comme « femme moderne ». La carrière de l'actrice, sa façon de la mener et les personnages interprétés sont mis en parallèle avec l'évolution de la femme dans la société et dans le cinéma français, des années trente à nos jours. La vie de Darrieux croise quelques événements clefs tels le droit de vote accordé en avril 1944, la publication de Le Deuxième Sexe par Simone de Beauvoir en 1949, le manifeste des 343 en 1971 ou la loi Veil de 1975. Laurent propose une lecture féministe de la période et de la manière dont Darrieux s’inscrit dans ce point de vue comme femme et comme actrice. La chose prend une résonance particulière aujourd’hui où la parole des femmes s'élève pour dénoncer les manquements parfois criants à l'égalité entre les sexes. Cet axe qui structure le livre pourrait apparaître plaqué ou agaçant, surtout pour un lecteur masculin. Il n'en est rien. L'auteure s'y connaît autant en histoire du droit des femmes qu'en cinéma et la mise en regard de l'un par l'autre se révèle fructueux. Laurent commence par définir la « persona » de Darrieux (voir du côté de Jung) et la met à l'épreuve des rôles tenus. Même si Darrieux n'a pas été la seule et si elle n'a jamais été une actrice « engagée » comme, disons, Delphine Seyrig, elle a réussi a projeter une image de la femme moderne en rupture avec l'image dominante de son temps. Et cette image a été d'autant plus importante que Darrieux a été très vite une véritable star des plus populaire.

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Jeune femme, sa pétulance, son mélange de candeur et d'énergie, l'amènent à tenir tête sur l'écran à des hommes souvent plus âgés, à s'affirmer comme indépendante, exerçant un métier et possédant des désirs propres. Dans une seconde partie de carrière, elle continue de s'affirmer comme une femme désirable et désirante, renversant plus d'une fois le rapport d'âge communément admis avec des partenaires masculins plus jeunes. Jusqu'au bout de sa carrière, elle tient des rôles de femmes dont le sentiment amoureux perdure et qui ne s'en laissent pas conter : « Est-ce que tu me prends pour une conne ? » chante-elle dans Une Chambre en ville. Son jeu tout en retenue lui aura permis de donner une ambiguïté salutaire à des personnages parfois décrits dans une optique machiste voire misogyne, à des femmes fatales ou coquettes ou immorales. Elle aura ainsi tourné sans problème pour Duvivier, Autan-Lara et Verneuil dialogué par Audiard. Capable d'énergie physique, acrobate et sportive, elle se démène, chante et danse, et à l'occasion elle offre de jolis moments d’hystérie ou de colère, toujours juste.

Dans la vie, Darrieux sera passée de la muse de Henri Decoin puis de Max Ophuls à l'inspiratrice de nouvelles générations de réalisateurs, restant maîtresse de ses choix, y compris pour des films alimentaires, se battant pour obtenir des choses très différentes quand on ne lui proposait pas. Si DD n'a pas été une militante, la belle affaire, elle aura été un modèle pour plusieurs générations. Le passage de relais à Catherine Deneuve, symbolisé au cinéma par quatre films, est évident. La grande Catherine possède le même type de jeu très cinématographique, dans la continuité du travail de son aînée, et elle n'a cessé elle aussi d’affirmer ses choix de carrière comme son indépendance farouche. Avec les mêmes interrogations et le même mystère derrière le regard.

Photographies DR et © Picture alliance / Everett Colle