25/08/2015
La commissaire
Komissar (La commissaire – 1967), un film de Aleksandr Askoldov
Texte pour Les Fiches du Cinéma
Komissar (La commissaire), le beau film réalisé par Aleksandr Askoldov en 1967, c'est d'abord l'extraordinaire actrice Nonna Mordyukova, blonde prolétaire massive, valkyrie révolutionnaire, terrienne et charnelle, l'antithèse de 95% en comptant large des portraits de femme à l'écran. Cette comédienne tournera par la suite pour Leonid Gaïdaï, Nikita Mikhalkov et Pavel Lounguine. Pour Askoldov, elle incarne Klavdia Vavilova commissaire politique du titre, encadrant une troupe de l'armée rouge naissante lors de la guerre civile vers 1920, du côté de l'Ukraine. Elle est la Révolution, la gardienne de son esprit, la garante de la ligne du parti, la petite mère des peuples et son gant de fer quand elle ordonne l'exécution d'un soldat déserteur. Et la voilà enceinte, son époux tombé au combat. Voilà la Révolution faite femme chez qui la femme reprend ses droits. La nature qui se moque bien de la Révolution s'impose. Voilà madame Vavilova obligée de décrocher, de faire la pause, de prendre un repos forcé. La voilà toute décontenancée, hébergée chez un petit artisan juif et sa famille chez qui on a réquisitionné une chambre. Efim Magazanik est un rétameur, il a six enfants et une femme charmante. Juif donc et être juif dans l'URSS en convulsion de 1920 cela n'a rien d'une sinécure. Monsieur Magazanik a connu les pogroms et son frère a été exécuté par les cosaques. Il reste un citoyen de seconde zone avec le droit de servir l'armée rouge qui ne le protégera pas de l'armée blanche. Pourtant monsieur Magazanik aime la vie et en prend tout ce qu'elle peut donner. Aleksandr Askoldov nous le montre partir au boulot au petit matin dans une lumière cristalline, chantant,dansant, faisant le clown pour sa femme et ses gosses. Sa famille, le soleil, l'alcool à l'occasion, la musique, Magazanik sait en jouir. Il est bien dans ses pantoufles et ses pantoufles, sa femme va les prêter à madame Vavilova.
Tout l'enjeu du film, c'est la transformation de la rigide commissaire au contact de cette modeste famille, l'émergence de l'être humain sous la carapace de la révolutionnaire en parallèle avec celle de la mère sous la guerrière. Komissar est une belle fable tour à tour tragique, lyrique, drôle, poignante, avec des échappées oniriques et des élans épiques. C'est aussi une réflexion sur cette population juive opprimée sous les tsars, méprisée par les soviets, et qui sera abandonnée vingt ans plus tard aux griffes nazies avant d'être de nouveau persécutée, pour les survivants, par le pouvoir stalinien de la guerre froide. Cette dimension vient sans doute du matériau d'origine, la nouvelle Dans la ville de Berditchev de Vassili Grossman, écrivain, correspondant de guerre, et d'origine juive, qui découvrira, lors de l'avancée de l'armée rouge, l'ampleur des exécutions de masse perpétrées par les nazis en Ukraine où il aura laissé sa mère.
L'approche franche et audacieuse d'Askoldov du texte qu'il adapte lui-même conduit à une scène étrange, cauchemar prémonitoire de Klavdia Vavilova dans lequel elle voit ses amis et leur communauté, leurs vêtements marqués de l'étoile jaune, marcher vers la solution finale symbolisée par une sorte d'usine abandonnée. Klavdia portant son enfant marche à leurs côtés avant de rester sur le seuil d'un dernier bâtiment, laissant ses compagnons avancer et disparaître. La scène est forte, inoubliable, dérangeante, bien trop pour l'URSS de 1967, au moment même de la guerre des six jours. Le réalisateur est accusé d'être pro-sioniste et son film interdit. Aleksandr Askoldov sera exclu du partit communiste en 1969, ce qui n'est pas si grave, mais surtout il ne fera plus de film, ce qui est dramatique. Komissar sera réhabilité à la fin des années quatre-vingt à l'initiative d'Elem Klimov avec près de cent cinquante autres films censurés sous Khroutchev puis Brejnev. L'effet perestroïka.
Je suis tenté de rapprocher l’œuvre d'Askoldov de deux autres films particuliers, Soy Cuba (1964) de Mikhaïl Kalatozov et Andreï Roublev (1966), le second long métrage d'Andreï Tarkovski. Outre leurs démêlés avec le pouvoir, on retrouve la même ambition formelle, une même conception très élevée du cinéma qui abouti à des images d'une force inédite (Chez Askoldov, trois enfants nus devant lesquels passe un interminable canon), la même approche sensible d'une autre culture, la même précision dans la description d'un lieu et d'une époque associé à des visions oniriques ou symboliques, le même fond humaniste qui sera perçu comme crime de lèse-révolution. Cette ambition se traduit dans la forme par une maîtrise exceptionnelle du noir et blanc, ici à travers le travail du chef opérateur Valeri Ginzburg, une recherche sophistiquée dans les mouvements de caméra (mouvements de grue de la scène d'ouverture, plans-séquence) et un montage dans la droite ligne du grand cinéma soviétique cette fois dégagé des impératifs de la propagande (le flashback de la scène de la bataille où meurt le mari de madame Vavilova monté en parallèle de son accouchement). Le mouvement du film retrouve quelque chose du roman russe dans son mélange complexe de tragique, d'humour grinçant, dans l'expression de la sensualité de la vie comme de la sourde angoisse de sa fragilité, sans cesse menacée par la violence d'un monde trop rude.
La ligne narrative simple calée sur l'évolution du personnage de la commissaire permet de donner de l'espace à la mise en scène qui s'organise autour de longues scènes reliées entre elles par des ellipses hardies. La première scène montre d'abord l'armée rouge en marche, plan ample, spectaculaire, mêlant le symbole religieux orthodoxe et un chant juif en bande son, suivi par l'entrée d'un cavalier envoyé en éclaireur dans la ville désertée. Un long passage très découpé qui dilate le temps à manière d'un Sergio Leone, faisant déambuler longuement le personnage et résonner les sabots de son cheval sur les pavés. Le soldat traverse une cité figée qui sera bientôt irriguée par l'arrivée de l'armée conquérante, retour au spectaculaire. On retrouvera ce jeu sur le cadre, le son et le temps lors de la contre-offensive finale de l'armée blanche que l'on ne verra jamais (qui n'est d'ailleurs jamais nommée, ce qui peut permettre l'analogie avec d'autres armées à venir) et du choix final de notre héroïne.
Au milieu de ce chaos, de ces mouvements en avant et en arrière de ces armées, qui sont le mouvement de l'Histoire, révolution et contre-révolution, la famille Magazanik, qui est finalement le peuple véritable, apparaît si fragile et si menacée, y compris de l'intérieur par la violence qui amuse tant les enfants. Mais elle reste malgré tout la dépositaire d'une joie de vivre, de l'espoir et du futur. elle est le point d'appui de l'humanisme lumineux d'Askoldov et de son film en tous points unique.
Photographies DR
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20:38 Publié dans Cinéma | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : aleksandr askoldov | Facebook | Imprimer | |