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22/09/2016
M pour meurtrier, L.A. pour Los Angeles
M (1951) un film de Joseph Losey
Texte pour Les Fiches du Cinéma
Remake est un mot américain mais ce n'est pas de sa faute. Il signifie « refaire » et en matière de cinéma, il s'agit de refaire un film déjà fait par ailleurs et ce, le plus souvent, pour de mauvaises raisons. Il y a bien quelques contre-exemples, mais pour moi, c'est exceptionnel. Un remake c'est une idée de producteur ou de studio qui cherche à s'appuyer sur un concept ou un succès pré-existant. Pour peu que l’œuvre d'origine soir aboutie, il y a quelque chose de vain à vouloir revenir dessus. Le film signé Joseph Losey en 1951 pour la Columbia est donc le remake du M réalisé par Fritz Lang en 1931, film abouti s'il en est. Les deux versions ont été produites par Seymour Nebenzal, allemand ayant comme Lang fuit le nazisme en Amérique. J'ignore les motivations de Nebenzal, mais en ce qui concerne Losey, c'est un travail de commande pour lequel il était réticent au départ. En 1950, Losey jeune réalisateur prometteur et engagé est dans le collimateur de la commission des activités antiaméricaines pour sa proximité avec le partit communiste et voit sa carrière menacée. Il accepte donc le projet tout en se voyant refuser la possibilité de s'écarter trop du film de Lang. La censure du code de production n'accepte cette histoire de tueur d'enfants traqué à la fois par la police et par la pègre, que grâce à la dimension de classique du film allemand. Malgré ces différentes contraintes, Losey va parvenir à donner à M une dimension propre même si, et quoiqu'en pense Bertrand Tavernier dans sa défense enthousiaste du film pour cette édition Sidonis restaurée, il m'a été impossible de faire abstraction du film de Lang.
Le scénario de Norman Reilly Raine, Leo Katcher et Waldo Saltz étant tenu par celui de Fritz Lang, Thea von Harbou, Paul Falkenberg, et Adolf Jansen, le film possède la même structure et une grande majorité de scènes similaires que son modèle. A la vision de l’œuvre de Losey, un grand nombre d'images fonctionnent comme autant de signes, de repères attendus : la balle qui roule, le prénom de la petite fille, Elsie, le ballon dans les fils du téléphone, l'attente de la mère, l'aveugle, la musique, la vitrine du magasin de jouets, la lettre « M » dans le dos du meurtrier, la fouille de la chambre, et ainsi de suite. Si Joseph Losey, qui est un grand metteur en scène, reprend ainsi de nombreuses images de Lang, comme les plans d'escaliers lors de l'attente de la mère d'Elsie, c'est tout simplement parce que sont des images d'une force peu commune et que Losey, le sachant, ne cherche pas à se distinguer à tout prix. Mais il ne fait pas pour autant un décalque du film original. Losey a l'intelligence de s'approprier le film par les moyens propres du cinéma et le processus de transposition du récit de l'Allemagne de 1931 au Los Angeles de 1950. C'est l'arrière-plan contemporain que Losey filme avec talent et sensibilité qui donne son prix au film. Le réalisateur utilise le récit pour un commentaire assez fin sur certains aspects de son époque, dans le même esprit que Lang évoquait la sienne. C'est là que les deux cinéastes se rejoignent par leur regard lucide et rigoureux. Enfin, l’utilisation de l'acteur David Wayne dans le rôle de l'assassin permet à la fois d’éviter la redoutable comparaison avec Peter Lorre et d’infléchir la vision du personnage que Losey voit moins comme un monstre que comme un malade. Losey joue alors sur un physique très américain moyen de l'acteur, fondu dans la ville, à l'inverse de la composition plus expressionniste de l'immense Lorre, à la limite du fantastique.
Jouant à fond les codes du film noir, aidé par une superbe photographie en noir et blanc du hongrois Ernest Lazlo qui avait filmé les rues de San Francisco pour Arthur Lubin dans Impact (1949) et Rudoplph Maté dans D.O.A. (Mort à l'arrivée) l'année suivante, Losey donne un portrait désormais précieux de Los Angeles, ville sans cesse en mouvement. Il plante son action et sa caméra dans des quartiers amenés à disparaître dès les années soixante, ouvre le film par un plan superbe pris depuis la cabine du funiculaire Angel's flight, fait vivre son héros à Bunker Hill, le fait prendre une pause sur une colline qui domine un pan de la ville ou s'enfuir dans d'immenses escaliers. Le clou du film se situe dans un vaste immeuble de bureau, le Bradbury building utilisé dans de nombreux films dont, trente ans plus tard, le Blade Runner de Ridley Scott. Cet immense décor tout en galeries intérieures, verrières, ascenseurs et ferronneries, à la fois gothique et moderne offre un cadre grandiose à la chasse à l'homme des truands à la recherche du tueur. Celui-ci est bloqué dans un magasin de mannequins, un décor qui inspirera peut être Stanley Kubrick pour Killers's kiss (Le baiser du tueur – 1955). Toute cette utilisation dramatique du réel trouve un équivalent au travail de Lang tout en étant original, très américain, et possède désormais, comme de nombreux films noirs, une valeur documentaire fascinante. Autre aspect proche, la description d'une population. Losey peuple ses décors de personnages secondaires et de figurants criants de vérité. La mère d'Elsie est emblématique de cette qualité du film. Son intérieur est le portrait précis d'un logement américain de la classe modeste en 1950. Le personnage joué par Karen Morley croisée dans le Scarface de Howard Hawks en 1932, a les mêmes qualités de justesse que celui joué par Ellen Widmann pour Fritz Lang. Je pourrais multiplier les exemples de la manière dont le réalisateur rend la sociologie de la ville, sa prise en compte d'une population mélangée, blanc, noirs, asiatiques mêlés. Comme Lang, il utilise cette description pour nourrir une réflexion sur son temps. Il montre la population traumatisée par les crimes successifs du tueur et les réactions engendrée par la peur. Dans la police, il y a en contrepoint de l’inspecteur débonnaire un policier prêt à s’asseoir sur le droit pour coincer sa proie, chez les truands, les réflexes de survie engendrent une traque impitoyable et un simulacre de procès ô combien ironique, chez les gens ordinaires se développe une paranoïa ordinaire qui échauffe les esprits et fait ressortir des envies de lynchage. C'est une vision dure mais lucide d'une humanité au vernis de civilisation fragile. C'est la tentation du nazisme chez Lang, celle du maccarthysme chez Losey. Petite pointe amusante, quand une femme affirme avoir vue une robe rouge, son époux lui demande si elle n'est pas communiste.
L'autre façon dont Joseph Losey arrive à faire passer ses idées dans la structure langienne, c'est dans sa vision du tueur. Martin W. Harrow est un américain bien moyen en quelque sorte. Avec son costume sombre, sa mise impeccable et son visage lisse, l'assassin est parmi nous, pour paraphraser le sous titre du film de Lang, et plus encore pour Losey, il fait partie de nous. Si la mise en scène rappelle sans cesse sa solitude dans la grande mégapole, elle tente en quelques scènes de nourrir son mystère. Il y a là quelques idées propres à Losey et ses scénaristes comme la fascination de Harrow pour les chaussures de ses victimes qui causeront sa perte, ce passage aussi beau que glaçant où, couché sur son lit, le visage dans l'ombre, il joue avec un lacet, la poupée de glaise qu'il décapite devant la photographie de sa mère. Tentation de la psychanalyse que l'on va retrouver dans l’impressionnant monologue final. Pas toujours convainquant, mais méritoire. Tout aussi original, Losey tente un étrange rapprochement entre le tueur et ses victimes. Sa part d'enfance est montrée à plusieurs reprises, comme cette fascination devant le train électrique ou sa gène devant la femme qu'il croise en sortant de chez lui. Losey développe cette idée en introduisant une petite fille dans la scène finale, personnage absent du film de Lang. Renonçant à la tuer, Harrow la protège et la couvre de sa veste quand ils sont coincés dans le magasin et que la fillette s'endort. Losey et son interprète empruntent alors un biais par rapport au personnage plus mystérieux, plus hors norme joué par Peter Lorre.
Le film de Losey, loin de sa réputation d'échec complet, possède bien des mérites. Sa restauration et cette édition DVD devraient permettre de le découvrir et de le sortir de l'ombre de son prestigieux modèle. Il me semble même que le jeu des comparaisons peut être stimulant. Lang et Losey dans la forme comme dans le fond partagent une certaine façon d'envisager le cinéma et de pratiquer son langage. Leur approche du film noir, ses dimensions sociologiques, morales, plastiques ; les liens qu’entretient ce genre et l’expressionnisme allemand, montrent un ensemble de convergences passionnantes. De là à mettre de côté ce que le second doit au premier, il y a un pas que l'on me permettra de ne pas franchir.
Photographies DR et Deutsche Kinemathek
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20/09/2016
Relax (6)
Clint Eastwood bronze tranquille sur le plateau de Where eagles dare (Quand les aigles attaquent - 1968) le film d'aventures guerrières de Brian G. Hutton. Photographie DR, source This is not porn.
09:55 Publié dans Relax | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : brian g. hutton, clint eastwood | Facebook | Imprimer | |
18/09/2016
Le noir, le rouge et le poulet blanc
Charley one-eye (Charley le borgne - 1972) un film de Don Chaffey
Texte pour Les Fiches du Cinéma
C’est un joli lapsus de la part d’Alain Petit dans sa présentation du film : « Charley one-eye ne ressemble à… je ne veux pas dire à rien (rires) ». S’il ne veut pas le dire, moi je peux l’écrire, Charley one-eye ne ressemble à rien, à rien de connu, à aucun autre western et pourtant j’en ai vu pas mal, et des plus étranges. Non, ce film mis en scène par Don Chaffey en 1972 est une épure de western qui ferait passer Demofilo Fidani pour Cecil B. De Mille. Trois personnages, une poignée de figurants dont Aldo Sambrell et Rafael Albaicín, deux familiers du western à l'italienne, quelques poules, un bout de désert et une ruine, on s’étonne même de voir apparaître quatre chevaux à l’écran. Quatre chevaux en même temps je veux dire, encore que ce sont peut être des mules. Charley one-eye a le minimalisme des premiers films de Philippe Garrel mais c’est beaucoup bien moins filmé. Charley one-eye ressemble à certains dispositifs théâtraux d'Arrabal où à du Alejandro Jodorowsky sans le côté baroque. C'est dire si Charley one-eye se situe aux limites des terres connues. Le film demande une certaine dose de patience pour ne pas être tenté de l'envoyer au diable dès les premières minutes. Dans le désert, un ex-soldat noir en fuite rencontre un indien avec un pied bot qui ne semble pas très futé et parle peu, même pour un indien. Les deux hommes vont entamer une étrange relation. C'est d'abord un rapport de dominant-dominé qui va évoluer en une amitié forgée dans la lutte pour la survie. Perdus dans une contrée hostile, agrémentée d'un chasseur de primes qui course l'ex-soldat et de mexicains peu amènes, les deux hommes trouvent refuge dans une vieille église. La désolation devient une protection. Un puits et quelques poules, le rouge et le noir se créent un petit monde, vite rattrapé par la violence. Comme un symbole, l'indien se prend d'amitié pour un poulet borgne, le Charley du titre, dont il se sent proche, entre estropiés. Cet étrange rapport contient toute la part de douceur, voire de tendresse, d'un film âpre au possible.
Raconté comme cela, le scenario de Keith Leonard dont c'est l'unique contribution au cinéma, est attirant et plein de promesses. Mais le traitement peine à convaincre. La photographie de Kenneth Talbot qui s’était illustré dans le fantastique de la Hammer Films est assez laide, incapable de compenser la direction artistique réduite au strict minimum. La mise en scène est pourtant signée Don Chaffey, réalisateur britannique comme le film, une des rares incursions des anglais dans le genre. Chaffey a réussi quelques belles choses dans le film d'aventures pseudo-historiques comme Jason and the Argonauts (Jason et les Argonautes – 1963) avec les squelettes de Ray Harryhausen, ou One million years B.C. (Un millions d'années avant J.C. - 1966) avec Raquel Welch vêtue de peaux de bêtes. Mais Charley one-eye se situe en équilibre instable entre épure et pauvreté, entre audace et ridicule. Les acteurs se tiennent tant bien que mal sur ce fil. Le soldat noir est joué par Richard Roundtree sortant du succès de Shaft (1971) où il incarnait le héros emblématique de la Blaxploitation. Roundtree joue sans nuance, dans l'exagération et l'hyperbole à coup de jurons et de grands gestes. Il fait de son personnage une grande gueule pas vraiment sympathique. A contrario, l'indien est incarné avec minimalisme par Roy Thinnes, passé à la postérité par son rôle de David Vincent, celui qui a vu les envahisseurs dans la fameuse série télévisée de la fin des années soixante. Portant un maquillage aussi délabré que les décors, Thinnes est difficilement crédible en indien. Il fait même parfois de la peine, l'acteur, pas le personnage. Je m'attendais par moments à ce qu'il se lève pour quitter le plan et le film, mais nous sommes au cinéma et il est resté. Son abnégation à jouer cet étrange personnage finit par forcer un certain attachement. Nigel Davenport complète le trio en impitoyable chasseur de prime. Vu chez Michael Powell, et André De Toth, ce pur britannique est le seul qui semble s'amuser avec un personnage bien affreux. Pourtant, au final, je dois reconnaître que les forces contraires des jeux rendent intéressantes les relations entre les personnages. Mais à force de miser sur les symboles, sur la déconstruction du genre, sur le dilué des sentiments, Chaffey offre un film-limite, trop sec, intriguant sans être fascinant, un objet conceptuel où les intentions louables se sont perdues dans la poussière du désert.
Photographie Cineplex
10:00 Publié dans Cinéma | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : don chaffey | Facebook | Imprimer | |
17/09/2016
La Pampanini se brosse
Joli sourire mutin et ferme coup de brosse pour l'une des grandes actrices italiennes des années cinquante, Silvana Pampanini. la photographie, peut être bien posée pour la cause publicitaire, date de 1953. © AFP.
15:59 Publié dans Les joies du bain | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : silvana pampanini | Facebook | Imprimer | |
05/09/2016
Au commencement, étaient les Lumière
Lumière !
Texte pour les Fiches du Cinéma
Le samedi 28 décembre 1895, les frères Lumière, Louis et Auguste, organisent avec l'aide de leur père Antoine la première projection publique de cinéma. On disait alors : cinématographe. L’événement a lieu dans le salon indien, au sous-sol du Grand Café de l'hôtel Scribe sis au 44 boulevard des Capucines, à Paris. L’événement est de petite importance, n'attirant que 33 spectateurs payants à 1 franc la place. Parmi eux, Georges Mélies. Conviée, la presse n'a pas fait le déplacement. Tant pis pour elle. C'est le chef mécanicien Charles Moisson, constructeur de l'appareil, qui officie sur le projecteur servant aussi de caméra. Au programme, dix films, dix petits morceaux de temps de moins d'une minute chacun. On disait alors : « Vues Lumière ». La poignée de spectateurs du salon indien découvre ainsi La sortie de l'usine Lumière à Lyon et Le repas de bébé. Heureux gens qui sont au bon endroit au bon moment. C'est la première sortie officielle du septième art qui va très vite rencontrer le succès. Il y avait eu tout au long de l'année des projections destinées à des audiences de scientifiques et de professionnels. La toute première représentation privée du Cinématographe Lumière se tient le le 22 mars dans les locaux parisiens de la très sérieuse Société d'Encouragement pour l'Industrie Nationale. Et tout au long de 1895 sont tournées les Vues Lumière qui vont composer le programme du 28 décembre. Un ensemble d’événements qui tendent vers cette soirée marquant le début d'une aventure gigantesque qui dure aujourd'hui depuis 120 ans et des poussières.
Louis et Auguste, des scientifiques
Ces quelques rappels historiques effectués, vous pouvez mesurer l'importance de l'édition proposée par l'Institut Lumière d'un coffret qui regroupe en versions restaurées, rien moins que 114 films des origines du cinéma. Certes, vous et moi avons entendu parler et peut être vu L’arrivée d'un train en gare de la Ciotat et L'arroseur arrosé. Mais ce programme majestueux est une révélation, une grande bouffée d’exhalation provoquée par cette plongée émouvante dans le passé, si riche, si diverse et surtout si vivante. Car ce que je retiens en tout premier lieu de ces 114 moments de temps arrachés à son fleuve inexorable, c'est combien le cinéma est un art de la vie. Et combien tous ceux qui se sont engouffré à la suite de Jean Cocteau sur le concept du cinéma comme « La mort au travail » se sont fourvoyés. A moins qu'ils n’aient été quelque peu dépressifs. En fixant le temps par son procédé d'illusionniste jouant sur la persistance rétinienne, le cinéma arrache la vie au temps et à l'oubli. Prisonnier dans la bobine du film, le morceau de temps filmé est obligé, à volonté, de revenir en arrière et de rejouer sa durée de manière toujours identique. La vie est ainsi préservée avec une précision qui explique sans doute le succès durable de cet art. Les Vues Lumière n'ont pas vieillit d'un poil et nous sont restituées dans toute leur immédiateté. Le spectateur peut ressentir comme au moment du tournage les ambiances, les odeurs, les mouvements, les sons mêmes. Le travail des opérateurs est encore vierge de toute référence, plein de l'enthousiasme de la première fois, et permet de capter avec force le réel, y compris quand ce réel est, déjà, mis en scène. Reconstitué serait plus juste. Il y a quelque chose de fondamental dans l'émotion que l'on ressens alors et qui, à y réfléchir, n'a cessé d'être présente dans tant de films, les bons comme les moins bons, quand ils captent quelque chose qui devient précieux quand il s'éloigne et qu'on le perd. Les villes que nous avons habitées, les paysages que nous avons parcouru, celles et ceux de nos parents, de nos grands parents et plus loin encore les mondes que la littérature et la peinture nous ont décrit. Comme le dit Thierry Frémaux, sur certaines vues de Paris, les Champs-Élysées ou le jardin du Luxembourg, c'est le monde de Proust qui soudain s'anime, existe, vit.
La pellicule Lumière, avec ses perforations rondes
Il serait fastidieux et inutile de tenter de commenter tous ces films. Il est évident que le cinéma pratiqué par les Lumière et leurs opérateurs est déjà en pleine possession de ses moyens. La découverte de ces films permet de voir naître les bases toujours valables de la grammaire cinématographique : le travelling quand l'opérateur se place sur un train ou un vaporetto pour remonter le Grand Canal de Venise, l'art du cadre avec les entrées et sorties de champ, et ce film superbe construit sur trois plans horizontaux : les lavandières au bord de l'eau, le talus intermédiaire et la route en surplomb où passe un attelage. Il y a déjà les diverses échelles de plan, les intuitions géniales comme ce bocal à poissons filmé de tout près, la caméra portée embarquée sur une baleinière, l'utilisation de la profondeur de champ dont l'étendue est impressionnante, y compris pour nos standards techniques actuels. Il y a les premiers trucages, involontaires sans doute, qui deviendront la spécialité de Mélies, le jeu amusant qui consiste à passer le film à l'envers pour la destruction d'un mur, les premiers montages à l'instinct quand l’opérateur arrête la machine pour changer son cadre, le sens du rythme, de l'image forte et de la juste distance au sujet comme ce très beau film montrant une petite fille jouant avec son chat. Il y a encore le regard caméra, la faculté à intégrer l'inattendu comme l'officier sans doute ignorant du tournage qui vient perturber la prise de vue de l’entraînement des chasseurs alpins. Il y a le goût de l'expérimentation comme filmer le passage d'un train dans un tunnel, la recherche de la lumière qui restera la grande affaire du cinéma. Il y a le rire, le suspense, l'émotion, et le goût du spectacle, celui des grandes catastrophes aussi avec pompiers, inondations, explosion d'un navire cible, impressionnants feux de puits de pétrole à Bakou. Il y a tout, même la couleur dans une délicieuse danseuse coloriée à la main dont la tenue change de teinte à chaque mouvement.
Avides de tout voir et de tout montrer, les Lumière et leurs opérateurs comme Gabriel Veyre ou Alexandre Promio, vont filmer plus de 1400 Vues, avec de nombreuse petites scènes, soit de fiction plutôt comiques, soit de la vie de tous les jour où la famille est souvent mise à contribution, de nombreux films de voyages avec une étonnante démonstration d'arts martiaux au Japon, des vues des quatre coins du pays, villes et campagnes, des documentaires sur les métiers (pêcheurs, forgeron...), des films de reportage qui s’apparentent à de l'actualité, des événements comme les catastrophes déjà citées où l'inauguration d'un navire, et les grands de ce monde qui veulent très vite se faire filmer, et puis quelques œuvres inclassables. De ce voyage sur la terre d'il y a 120 ans, restent aussi quelques détails incongrus, ravissants. Je citerais cet homme à vélo qui sort de l'usine Lumière et qui manque de se casser la figure, le petit homme qui attend le train en gare de Perrache avec un casque colonial digne du major Fatal de Moebius, le joueur de boules sautillant comme un ludion, le naturel de certains enfants dont les petits asiatiques qui suivent l'opérateur dans un film tourné dans la brousse, la moustache du rameur dans la baleinière, le regard (sans doute involontairement) critique sur le colonialisme quand deux « dames » s'amusent à jeter des pièces trouées à des enfants des rues, les regards qui cherchent où se poser, fascinés par l'objectif. C'est la puissance d'évocation d'une époque qui s'anime et déborde les cadres pourtant composés avec soin. C'est la vie qui éclate en dépassant les intentions des créateurs d'images. C'est toute la puissance du cinéma.
Dans cette belle édition, les films sont proposés, au choix, avec une très belle musique de Camille Saint-Saëns et avec des commentaires de Thierry Frémaux. Un second disque propose deux documentaires, des entretiens avec Frémaux et Bertrand Tavernier, dont l'enthousiasme fait plaisir à voir, et les recréations de La sortie de l'usine Lumière à Lyon par quelques cinéastes contemporains dont Pedro Almodovar ou Michael Cimino qui réalise là son dernier film. Les deux documentaires méritent que l'on s'y arrête un moment.
Lumière est une réalisation de Paul Paviot tourné en 1953. C'est une manière de docu-fiction de 23 minutes qui mêle quelques Vues Lumière à des passages documentaires dont une intervention d'Auguste Lumière un an avant sa disparition, et des reconstitutions jouées, les moments clefs de l'invention et de la fameuse séance du 28 décembre. Paul Paviot venait de réaliser une délicieuse parodie fantastique Torticola contre Frankensberg avec Michel Piccoli en monstre. Il se révèle ici plus à l'aise avec les parties de fiction, la partie documentaire étant alourdie d'un commentaire bien dans l'esprit de l'époque, édifiant, didactique, dit avec beaucoup trop de sérieux par Abel Gance. Louis Lumière est une pièce de choix datant de 1968, réalisée par Eric Rohmer pour la télévision scolaire. Rohmer, c'est peu connu, a travaillé à plusieurs reprises dans ce cadre. Là, il profite d'une projection des Vues Lumière à la Cinémathèque française pour filmer une conversation avec Jean Renoir et Henri Langlois. Respect. Un plateau prestigieux d'autant que Rohmer ne s'en tient pas à son rôle d'animateur mais intervient et donne son avis en participant à la conversation comme un troisième homme caché. C'est aussi émouvant que passionnant, cela respire l’intelligence et la passion du cinéma. L'intervention de Langlois m'a particulièrement impressionnée. Sa vision de la mise en scène dans les Vues Lumières est d'une grande précision et illustre bien les qualités de l'immense passeur qu'il a su être. Ces deux films montrent aussi que d'une époque à l'autre, de Gance à Frémaux, de Renoir à Tavernier en passant par Rohmer, l'héritage des Lumière n'a jamais été perdu, que cet esprit de vie du cinéma n'a cessé d'être transmis et, c'est le plus important, à être montré.
Photographies DR et DVD Classik
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