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04/11/2013

L'Adèle adulée, c'est pas l'idéal

La vie d'Adèle, chapitres 1 et 2. Un film d'Abdellatif Kechiche (2013)

J'aurais du faire l'effort à Cannes, en mai dernier, et aller voir La vie d'Adèle, chapitres 1 et 2 d'Abdellatif Kechiche, frais du cirque médiatique qui a suivi et qui se poursuit. Frais des dithyrambes qui ont fleurit sur la Croisette et ont semé leurs pétales un peu partout. Frais surtout de la palme d'or, pas tant la récompense mais le fait qu'elle ait été attribuée par le jury mené par Steven Spielberg. Chacun sait ici l'admiration totale que j'ai pour le cinéaste, mais aussi le plaisir que j'ai à l'entendre parler de cinéma, celui de Ford, de Hawks ou de Lean. Et j'ai aimé son regard malicieux quand il a déclaré au soir de la clôture cannoise que c'était « une belle histoire d'amour » que ce film. Je sais bien qu'il y a eu des rumeurs (il y en a toujours) sur son goût personnel pour Soshite chichi ni naru (Tel père, tel fils) de Hirokazu Kore-eda , mais voilà, ce fut Adèle et il ne m'était pas possible de faire l'impasse sur ce film.

Adèle donc. Adèle a une grande bouche, celle de l'actrice Adèle Exarchopoulos qu'elle a toujours ouverte comme l'a développé Buster sur Baloonatic, qu'elle mange, jouisse, dorme ou ne fasse rien. Elle a tout le temps cet air un peu hébété, ici et ailleurs. L'actrice est remarquable parce que cette bouche entrouverte en permanence pourrait vite être agaçante mais qu'elle est finalement touchante, attendrissante et même émouvante, quand bien même toute la symbolique derrière n'est pas des plus légère. Et puis cette bouche est ouverte sur deux incisives un peu grandes et quand Adèle sourit, elle a deux fossettes qui lui donnent un air de ressemblance avec Sandrine Bonnaire époque Pialat, ce que je trouve charmant.

Après, Adèle le personnage, c'est une autre paire de manches. Adèle va au lycée et veut devenir institutrice. Elle rencontre Emma, un peu plus âgée, qui fait les beaux-arts. Le film est le récit de leur histoire d'amour et de leur passion brusque, physique, complète. Adèle devient institutrice, Emma expose ses toiles. Adèle couche avec un collègue. Emma jette Adèle. Fin de l'histoire qui laissera des traces indélébiles. De cette histoire, Kechiche et sa scénariste Ghalya Lacroix isolent quelques moments clefs, les grandes inflexions des mouvements du cœur de la rencontre à la rupture. Je rejoins la chronique du bon Dr Orlof pour évacuer la composante homosexuelle dans le film, alors qu'elle est fondamentale dans la bande dessinée qui l'inspire : Le bleu est une couleur chaude de Julie Maroh. Adèle cherche son identité et pas seulement sexuelle. Elle essaye un garçon, vit sa passion avec Emma, mais provoque leur séparation en couchant avec un collègue. Au final, elle reste seule mais pas sûr qu'elle se soit trouvée. Si elle participe à une gay-pride, elle y danse et crie comme nous la voyons faire plus tôt dans une manifestation politique. Est-celle impliquée, Adèle ? J'en doute. Est-elle homosexuelle ? J'en doute aussi car je la vois toujours un peu « à côté » notamment avec les amis d'Emma, aussi décalée que lors de sa première visite au bar gay.

La remarque vaut pour la composante culturelle abordée par Abdellatif Kechiche qui montre Adèle mal à l'aise avec les choses de l'art au vernissage des œuvres d'Emma (pour laquelle elle a posé) ou lors de la conversation sur les mérites comparés de Klimt et de Egon Schiele. L'influence d'Emma (présentée avec un côté Pygmalion)  ne semble pas probante pour des scène qui viennent tard dans leur relation. Pareil pour le côté professionnel. Adèle déclare sa passion pour le métier d'institutrice mais je ne l'ai pas ressenti. Avec les enfants, quand ce métier est devenu le sien, elle reste ailleurs. La première scène à l'école la voit même irritée, maladroite avec ses élèves. Mise à part la lecture du conte, elle ne dégage ni l'assurance, ni la passion que l'on a vu à ses professeurs dans les scènes de lycée du début du film. Alors Adèle ? Le réalisateur a beau nous déclarer que ce film est le portrait d'une jeune fille qui devient une jeune femme, je ne trouve pas cela évident de ce que j'ai vu sur l'écran. Adèle est ailleurs et elle le reste, un personnage un peu terne même si attachant, dépassé par la force de sa passion, une victime d'une certaine façon, et dont on se rend compte à la fin que l'on ne sait pas grand chose d'elle, qu'elle garde son mystère, un mystère que Kechiche n'a pas su ou pas voulu percer. Il y a quelque chose de décevant là-dedans, comme il n'est pas exclu que je n'ai pas compris où le réalisateur voulait en venir.

D'autant que question passion, Kechiche a mis la pédale douce. Nous sommes loin, quand même, des grandes histoires douloureuses d'un François Truffaut. Je pensais en particulier à La femme d'à côté (1981) avec ce côté irrésistible de la passion physique (Quand le personnage de Gérard Depardieu se jette sur celui de Fanny Ardant au beau milieu de la réception). Kechiche a éliminé le côté tragique de la bande dessinée ( Adèle-Clémentine meurt) tout en ayant hésité à le faire. Et ce ne sont pas les performances physiques des deux actrices qui changent la donne. Ces scènes trop commentées ne sont pas si longues que ce qui se dit et il n'y a pas non plus de quoi fouetter un chat (pauvre bête). Quand on lit sous la plume de Fabien Bauman qu'il est « encore possible de se heurter à de l'invu », on se demande dans quel monastère reculé Positif recrute ses critiques. Nous en avons vu d'autres chez Ōshima, Pasolini, Verhoeven, Rollin ou Larry Clark, voire Mickael Hers. Quand à leur utilité... Ces scènes posent juste quelques questions supplémentaires : pourquoi (comment ?) la jeune adolescente un peu fleur bleue a t-elle déjà le sexe rasé et se comporte t-elle d’entrée comme une experte en Kama-Sutra ? Où sont les maladresses des premières fois ?

Fleur bleue... oui, finalement, ce que j'ai préféré c'est paradoxalement le côté romantique très premier degré de Kechiche, premiers regards avec ralentit et musique planante, scène de drague au bar gay joliment dialoguée, premiers effleurements, premier baiser dans le parc, des scènes où passe une vraie complicité entre les actrices. Mais ce parc, cette lumière solaire dorée, ces feuillages frémissants, ce banc, ce couple sur la pelouse, c'est celui de Notting Hill (Coup de foudre à Notting Hill - 1999) la comédie romantique de Roger Michell avec Julia Roberts et Hugh Grant ! Une hypothèse : Abdellatif Kechiche a un véritable talent pour la comédie (le film a du rythme, le sens des situations, des dialogues vifs) mais il ne l'exploite pas, par manque d'intérêt pour le genre. Pas évident de raccorder cette veine aux scènes de lit acrobatiques, aux scènes d'engueulades trop jouées dans la violence. Est-ce que tout ceci ne viendrait pas de la méthode du réalisateur ? Trop de matériel accumulé, trop de pistes suivies, trop d'ellipses qui réduisent de beaux personnages secondaires à de la figuration intelligente (l'ami homosexuel, les parents, gentils mais absents..), trop de bleu systématiquement dans chaque plan, du plus joli (les yeux d'Emma, la robe de la dernière scène) au plus ridicule (la bannière France Bleu dans le parc), de jolies scènes sensibles (le premier baiser donné par Alma Jodorowsky, oui, la petite fille de Jodo) et d'autres lourdement artificielles (la dispute avec les copines devant le lycée). Et une question encore, la dernière : qu'est-ce que c'est que ce film censé se passer dans les années 2000 où l'on ne voit (quasiment ?) aucun téléphone portable dans les mains des adolescents ?

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Commentaires

"dont on se rend compte à la fin que l'on ne sait pas grand chose d'elle"
Pour un film de 3 heures, c'est un peu gênant :-D

Pas vu le film, j'attendrai la sortie DVD. Mais une chose est sûre, ta chronique tend à confirmer les réserves que je pressentais en lisant les diverses chroniques.

Écrit par : dr franknfurter | 06/11/2013

C'est sûr que cette énigme irrésolue laisse perplexe. D'un autre côté, je me dis que c'était peut être ça le projet de Kechiche, coller à cette fille sur une période assez longe sans en perçer le mystère, comme ça arrive dans la vraie vie... Je ne sais pas, je reste moyennement convaincu.
Pour ce qui est du DVD, ce qui est dommage, c'est que ce qui est le plus réussi dans le film prend toutes a dimension en salle, mais peut être que le côté intime du DVD conviendra mieux au récit.

Écrit par : Vincent | 07/11/2013

Je reste perplexe sur ce film aussi. Je ne l'ai pas encore vu, mais cette Palme d'Or doit certainement être méritée. Belle critique au passage !

Écrit par : nos meilleurs films | 07/11/2013

Merci pour cette critique. Tu as soulevé des réponses à mes questions qui me permettent maintenant de savoir pourquoi j'ai aimé le film, à tort. Je dis à tort car au fur et a mesure je trouvais des faiblesse mais sans savoir pourquoi.

Au plaisir d'une prochaine critique :)

Écrit par : La femme cachée, mais pas trop | 07/11/2013

Bon, cher Vincent : pas d'accord, sur à peu près tout. Je publierai un texte ce soir ou demain. Je n'en avais pas forcément l'intention au départ, mais voilà manifestement un film qui nous pousse à nous positionner.

Je ne réagis (pour l'instant ?) que sur une chose : les scènes de sexe. Et je prends la défense, non pas de Positif, qui mérite bien des piques, surtout ces derniers temps, mais de Fabien Bauman(n) (t'es un peu vache aussi dans le sens où c'est justement le seul de la rédaction qui tente à chaque occasion de maintenir la tradition de l'érotisme dans la revue). Evidemment qu'on en a vu d'autres, mais, à mon sens, l'inédit (ou "l'invu", comme il dit) est tout de même bien là, et ce n'est pas seulement dû à la tendance naturelle de l'oubli d'avoir déjà ressenti très fort ailleurs ce genre de sensations. Car les exemples que tu donnes ne me paraissent pas comparables, ni dans leur longueur, ni dans leur signification, ni dans leur montage, ni dans leurs effets (le plus proche serait peut-être d'ailleurs un autre film : "Intimité" de Chéreau). Dans Primrose Hill, par exemple, Hers choisit un plan-séquence fixe (si je me souviens bien), qui ne donne pas du tout le même résultat. Kechiche, lui, comme dans presque toutes les autres scènes de la partie centrale de son film va tout de suite dans l'intensité, assemble une suite de plans fiévreux, orgasmiques. Leur utilité me semble évidente dans le mouvement interne du film (montée, plateau très haut, puis descente), comme dans le prolongement du choix de Kechiche qui est de filmer Adèle au plus près de ses émotions (ou de ce corps qui trahirait ces émotions).

A suivre, certainement :)

Écrit par : Edouard | 08/11/2013

Merci pour le lien, cher Vincent. Je constate que tu as des réserves par rapport au film mais on dirait que tu ne sais pas exactement pourquoi tu as été gêné. Je trouve que ce que tu reproches au film, ses ellipses par exemple, sont aussi ses qualités (on évite le côté très didactique de la BD).
De la même manière, cette approche du portrait féminin me paraît la plus juste possible dans la mesure où Kechiche évite la psychologie tout en montrant de façon lucide les interactions sociales (je ne développe pas ce que j'ai essayé d'analyser dans ma chronique ;) )
Quant aux scènes de sexe, je suis d'accord avec Edouard

Écrit par : dr orlof | 08/11/2013

"La femme cachée" (dans l'auto avec des lunettes et un fusil?), voilà, c'est bien ce que j'ai ressentit aussi.
Édouard, Doc, très heureux de votre passage. Voilà qui demande une réponse complexe :) Curieusement, je suis d'accord avec tout ce que tu as écris, Doc, mais je n'en retire pas les mêmes conclusion et surtout pour ce qui est du film, le même plaisir. Je pense être arrivé à cerner ce qui me gène dans ce film, c'est qu'il est composé de trois types de scènes : celles que j'ai aimées (une bonne partie du début), celles qui m'ont laissé indifférent (les parents, la gay pride) et celles où je ne "marche pas" (les scènes de sexe, la grosse engueulade). J'avais déjà ressenti cela dans "L'esquive" et je me dis que ça fait partie du style Kechiche, ce mélange de romantisme, de naturalisme, de recherche formelle et de quelque chose de plus violent, plus cru. J'ai du mal avec ce mélange bien qu'il contienne des choses que j'adore.
Édouard a raison de parler de positionnement, cela rejoint des choses sur lesquelles nous avons déjà échangé, en matière d'érotisme, de ce que l'on montre ou pas, de cinéma. C'est juste que les cinéastes que je cite n'ont pas les approches de Kéchiche, mais tous ont travaillé cet "invu" (concept quand même un peu fumeux qui suppose que tous les spectateurs aient plus ou moins le même bagage. Qu'il dise plutôt que ce sentiment lui est propre). J'aurais pu partir sur "Le château des messes noires" de Sarno, "Fascination" de Rollin ou "Choses secrètes" de Brisseau, mais ça ne nous avancerais pas forcément.
Ce que je reproche à ces scènes, c'est d'abord que je suis toujours réticent passé un certain stade, c'est la limite que me mets ma pudeur. j'ai rajouté Hers parce que j'avais eu du mal, la première fois, avec sa scène. J'ai du l'apprivoiser, en partie parce que j'ai aimé le reste sans restriction, et aussi parce qu'il y avait ces hésitations d'une première étreinte que je trouve manquer cruellement à celle d'Adèle et Emma. Il y a ensuite ce décalage qui pour moi tient d'un trop grand écart, entre le côté esthétique des corps, l'idée de passion qui est censé passer, et ce geste très trivial des claques sur les fesses qui me ramène au porno. C'est comme cette histoire de sexe rasé. Je trouve que ce sont des choses qui ne collent pas ensemble, par rapport à l'histoire, par rapport aux personnages. Du moins pour moi.
A suivre donc.

Écrit par : Vincent | 08/11/2013

Sur les scènes de sexe précisément, on bute en effet sur ce problème du ressenti personnel, de la gêne etc. Dans La Vie d'Adèle, elles ne me gênent pas parce qu'elles me semblent faire partie intégrante du projet. Elles sont dans le même mouvement, le même flux que le reste. La rupture est dans le fait de montrer brusquement la nudité, mais elle n'est pas dans la manière dont est filmé l'acte, qui est la même que pour les autres scènes.
J'avais un reproche à faire à Guiraudie pour L'Inconnu du lac. En plaçant dans les scènes de sexe, de brefs plans hard, il brisait, selon moi, la continuité (alors que, au contraire, il la recherchait). L'insertion de ces plans, réalisés par des doublures, m'ont fait sortir, un instant de son film. Kechiche, lui, n'en passe heureusement pas par là et préserve ce sentiment de fièvre continue.
Quant aux histoires de claques sur les fesses et de sexe rasé, on ne va pas faire de la petite sociologie des jeunes mais on peut se dire que le rapport de ceux-ci au porno, par rapport à celui que l'on pouvait avoir à notre époque etc, etc... ;-)

Écrit par : Edouard | 09/11/2013

C'est bien que tu cites le film de Guiraudie (que je rattraperais en DVD), je me souviens de cette conversation chez D&D (qui va faire l'impasse sur le film semble-t'il). Voilà, c'est la même réaction. Ces claques, ça me ramène à autre chose, ce n'est ni un problème de nudité, ni de la violence de l'étreinte, ni même le côté acrobatique (ça, ça vient à la réflexion, plus tard). C'est juste quelque chose qui pour moi sonne faux dans cette histoire, que je ne peux pas raccorder au reste et qui me sort du film. Hélas pour moi comme dirait l'autre :)
Et quand j'y repense, malgré tout mon amour pour les actrices, je me rends compte que, mis à part la scène du premier baiser dans l'escalier, le duo de charme ne m'a jamais mis le feu aux joues. Mystères de l'organisme...

Écrit par : Vincent | 11/11/2013

Et une autre raison qui fait que je préfère attendre de voir ce film, c'est la posture de martyr, le mal aimé du cinéma français, dans laquelle veut se draper Kechiche. Insupportable. Qu'il trouve déplacées, honteuses, etc. les attaques dont il a été la cible, on peut le comprendre. Mais le couplet artiste maudit, faudra repasser. Surtout de sa part ! Je veux bien lui trouver des circonstances atténuantes, mais un tel manque de recul est affligeant.
Certes, il est toujours bon de faire la part entre l'humain et l'artiste (sinon est-ce que j'écouterais du Burzum en prenant un exemple extrême), mais là, il m'a bien gonflé le bougre.
Donc j'attendrai aussi (essentiellement ?) pour cette raison. Le type m'a tellement gonflé après la sortie du film, qu'on peut espérer que ça sera retombé un tant soit peu lors de la sortie DVD.

Écrit par : dr franknfurter | 17/11/2013

C'est plutôt juste même si c'est dommage d'abord pour le film. Ceci dit, il pouvait difficilement continuer à se taire comme au début. Je suis d'accord qu'il a quand même du mal à être crédible en artiste maudit, célébré comme il l'est. il a une position que bien de ses collègues pourraient lui envier. Palmé par Spielberg :)

Écrit par : Vincent | 18/11/2013

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