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19/09/2008

L'épouvantail

Rain on the scarecrow Blood on the plow
This land fed a nation This land made me proud
And Son I'm just sorry there's no legacy for you now

John Cougar Mellencamp

Si certains nous replongent actuellement au coeur des années 80, je suis pour ma part plutôt occupé à revisiter les années 70. A combler les lacunes dont je parlais il y a quelque temps. Sous l'influence récente du documentaire No subtitles necessary de James Chressantis consacré aux chefs opérateurs Lazlo Kovacs et Vilmos Zsigmond. Il aura suffit, comme pour le film de Bogdanovich, d'un seul plan pour que me vienne l'irrépressible envie de voir enfin Scarecrow (L'épouvantail), troisième film de Jerry Schatzberg tourné en 1973, avec un couple désormais entré dans l'histoire du cinéma, Al Pacino et Gene Hackman.

Un seul plan, le premier. Une vaste étendue, les rondeurs d'une colinne herbeuse assombrie par un passage de nuages comme chez John Ford. Un plan qui ramène au King Vidor de Man without a star (L'homme qui n'a pas d'étoile – 1955) ou au David Miller de Lonely are the brave (Seuls sont les indomptés – 1962). Les grands espaces, le western, l'Amérique, l'idée de l'Amérique, le rêve de l'Amérique et de son cinéma. Un seul plan et tout est dit. Un point, un homme qui s'avance. Il porte une valise, ça pourrait être une selle. Puis il se heurte à une clôture, comme Kirk Douglas dans les films précités. Une clôture et une route qui file vers l'horizon. C'est encore le rêve américain, mais il vient de changer de forme.

A cheval entre ces deux rêves, il y a la rencontre de deux hommes. Gene Hackman est Max, il sort de prison, il est taciturne, maniaque, violent, généreux, paranoïaque, touchant, obstiné. Il veut monter une affaire de lavage de voiture et vivre son rêve américain à lui. Il a tout planifié, tout noté dans un petit carnet. Al Pacino est Lion, c'est le surnom que lui donne Max quand il brise la glace. Il a une théorie sur les épouvantails. S'ils font partir les oiseaux, ce n'est pas en les effrayant, mais en les faisant rire. Lion trimballe avec lui une lampe, un cadeau pour son jeune fils qu'il n'a jamais vu. Juvénile, innocent, bavard, enthousiaste, ouvert, incandescent, il a un rêve lui aussi. Il regrette ses bêtises et veut (re)fonder une famille, sa famille avec cette femme qu'il a quitté par lâcheté et ce fils qu'il ne connaît pas. Lion est un épouvantail.

A cheval entre deux rêves de l'Amérique (la libre entreprise et la famille), le film est la rencontre de ces deux hommes et leur tentative de donner corps à ces rêves en les unissant. Une rencontre dans la lumière sublime de Lazlo Kovacs. Scarecrow n'a pas d'intrigue, mais c'est une belle histoire, le récit d'une amitié, un road movie comme on dit, dans lequel on est invité à partager la vie des personnages, un peu de la même façon que chez Cassavetes, en s'immergeant dans de longues scènes du quotidien filmées avec attention et précision. De longs moments (au bar, chez la soeur) où Schatzberg prend le temps de donner à voir vivre. C'est à ce prix que le réalisateur peut nouer le drame final avec tant de force et nous laisser avec ce sentiment de déchirement authentique. Scarecrow, à travers ces deux petits personnages pitoyables et magnifiques, incarnés au sens le plus fort par le duo d'acteurs, c'est bien sûr un portrait de l'Amérique de l'époque. C'est à la fois le mythe (L'espace, la route, le rêve) et la critique du mythe (comme dirait Manchette). Une critique assez radicale, le constat d'une résignation qui gagne les âmes qui se sont heurtées au réel. C'est du beau cinéma parce que cette petite histoire de deux paumés est filmée comme une tragédie grandiose. Un film que je rapprocherais volontiers du superbe Five Easy Pieces tourné en 1970 par Bob Rafelson, avec Jack Nicholson et sur des images de Lazlo Kovacs, ce qui boucle la boucle.

Commentaires

Bonjour


J'ai vu ce film au début des années 80 alors que je commençais à m'intéresser au cinéma. Sa vision contribua très largement à fixer ma sensibilité et une certaine idée de ce qu'était le cinéma : Scarecrow & Panic soutenaient parfaitement la comparaison avec le meilleur de Scorcese ou Coppola ( mes principales références à l'époque). On peut d'ailleurs rappeler que Schatzberg fut le premier cinéaste à faire tourner Al Pacino : dans Panic à Needle Park. Ce qui permit à Coppola de faire accepter son choix à la production du Parrain en montrant à ses responsables les rush de Panic que Schatzberg lui prêta à cet effet. Je n'ai découvert Five Easy Pieces que plus tard, mais ils sont effectivement de la même trempe. Positif dans son n ° spécial consacré au Nouvel Hollywood, paru il y a deux ans, le place d'ailleurs très haut dans la hiérarchie des films de cette période.

J'ai eu la chance de le revoir l'an dernier, au Méliés de Montreuil, en présence de Schatzberg lui même qui était invité je crois par une association comme "Cinéma 93" et peut-être aussi le réseau Action. Toujours au Méliès, il avait également participé à un débat aux côtés de Michel Ciment et Pierre Rissient. La RATP était en grève cette semaine-là et la salle semblait bien vide. Mais la rencontre fut magnifique. L'homme a près de 80 ans mais il en paraît plutôt 60. Il est d'une extrême gentillesse et plein d'humour. C'est un homme modeste, pudique qui n'aime pas beaucoup mettre en avant ses intentions ou ses vues personnelles, mais qui a de toute évidence une idée très précise de ce qui se joue dans ses films et de ce qu'il a voulu faire. Pour la petite histoire, on peut encore ajouter qu'avant de passer à la réalisation, c'était un photographe très en vue dans le domaine de la mode et des portraits de personnalité. Il a photographié toutes les célébrités de l'époque ( Warhol, Ted kennedy, etc.) et, dans le domaine du rock, entre autres, Hendrix et les Stones pour qui il a fait la couverture de Between the buttons. Il est l'auteur d'une série fameuse consacrée à Dylan dont est sortie la couverture de Blonde on Blonde !

La redécouverte du film m'a procuré le bonheur de voir que ce que j'avais aimé avait parfaitement résisté à l'épreuve du temps. Une madeleine cinéphilique en quelque sorte. En vérité, je l'aime d'autant plus que je vois mieux ses beautés maintenant. J'ai d'ailleurs eu la satisfaction de pouvoir dire à Schatzberg de quel bonheur je lui étais redevable.

Au risque d'être un peu long, je prends la liberté de développer quelques une des réflexions que m'avaient inspirées cette projection et les échanges qui l'avaient suivie. Le plaisir pris à l'exploration de votre blog m'y invite. Mais j'espère ce faisant ne pas méconnaître les règles de savoir vivre en usage sur ces espaces de commentaire.


Je me retrouve tout à fait dans votre présentation du film : image merveilleuse, interprétation remarquable ( Hackman aurait déclaré qu'il considère sa prestation personnelle comme la meilleure de sa carrière !) sensibilité aux personnages et à leur humanité, réflexion sur le devenir de l'Amérique et la place qu'elle ménage aux faibles et aux naïfs. On pourrait encore ajouter deux choses.

1 - Scarecrow se distingue d'autres films importants de la période ( Easy Rider, Badlands, Two-lane blacktop, Five easy pieces, etc.) par son humour qui est proche du burlesque dans de nombreuses scènes. C'est du reste la clé du film : le sens du titre ( savoir faire rire de soi pour se concilier les autres) et l'enjeu de la trajectoire que décrivent les personnages.

Car Max ( Hackman), qui est un paranoïaque, qui prend tout au premier degré et qui n'est bon qu'à jouer des poings quand il se trouve dans une situation difficile, va apprendre l'humour et l'ironie vis à vis de lui-même. En cela précisément consiste le rôle de Francis (Al Pacino) qui va faire l'éducation de son ami ; au contact de Francis, Max va se transformer profondément, s'humaniser, mûrir : en devenant capable de dévoiler aux autres ses faiblesses, il s'ouvre à leur regard, il consent à se laisser aimer par eux. La scène clé sous ce rapport, se situe au moment où Max, dans un café où il est sur le point de déclencher la n.ième bagarre du film ( propension qui lui vaut d'avoir passé une partie très importante de sa vie en prison), comprend en voyant l'abattement de son ami, qu'il y a une autre manière de faire : il retourne la situation, met dans sa poche l'homme qu'il allait affronter et tout la clientèle du café, en commençant un strip tease hilarant ; il choisit de faire le clown à ses propres dépens plutôt que de jouer des poings ; comme il le dira lui-même avec fierté, il est devenu un scarecrow !

2 - La beauté du film, ce qui le rend si émouvant, c'est en fait la présence d'une structure très forte qui commande la trajectoire des personnages, mais une structure qui prend beaucoup de soin pour ne pas apparaître trop visiblement. La forme est bien là mais elle doit agir avec discrétion. Tout le comportement de Schatzberg lors des échanges auxquels j'ai assisté lors de sa projection me confirme du reste dans cette idée : il refuse de faire l'exégèse de son film, préfère laisser parler l'oeuvre, mais ne fait pas secret de la présence de certains motifs qui donnent à l'entreprise sa signification la plus profonde.

Cette structure me semble reposer sur un échange de caractéristiques entre les deux personnages principaux. Max se transforme au contact de Francis, et ce changement est porteur d'espoir ; une autre vie commence pour lui ; pas forcément toute simple mais sans doute plus riche. De Francis, il a pris le meilleur.
Son compagnon connaît en revanche un sort moins heureux : généreux mais fragile, ouvert aux autres mais incapable de se protéger d'eux, aveugle à leurs mensonges et à leur duplicité ; les épreuves de la vie finissent par le briser, et il devient métaphoriquement un nouveau Max ; c'est le sens de la crise de catatonie à laquelle il succombe à la fin. Francis finit muré en lui même comme l'était l'homme qu'il a rencontré au début de leur aventure ; vivant mais inconscient, prisonnier de l'hôpital où il végétera jusqu'à la fin de ses jours, sanglé sur son lit comme un prisonnier, comme le pensionnaire d'un asile d'aliénés que l'on revêt d'une camisole de force.

Le personnage de Francis présente encore deux caractéristiques importantes pour la compréhension de cette structure.

La première, c'est qu'il est constitué à partir d'une tension entre deux éléments qui sont des symboles de l'Esprit : le feu et l'eau. La dramaturgie du film est tout entière construite sur la mise en relation de ces symboles. Il y a en effet la la lampe que Francis destine à son enfant, qui est une métaphore de l'âme qu'il croît lui apporter, et qu'il abandonne quand on lui annonce que ce fils n'est jamais né et n'a pu être baptisé ; la dernière allumette qu'il craque pour cet inconnu dont il va faire son ami ; et le feu de joie dans lequel il plonge au cours de la fête dont il se fait le meneur improvisé. Dans le même temps, il faut observer que Francis est un marin ; que la question décisive pour ce catholique est le baptême de son enfant ; et que ce baptême n'ayant pu avoir lieu par la faute même de Francis que sa femme rend responsable de son avortement, il va lui chercher un substitut en entraînant un autre enfant au milieu d'une fontaine. Et là, au centre du bassin rempli d'eau où il a conduit de force cet enfant, il s'abat et tombe en catatonie. Sur cette question du baptême, Schatzberg s'était d'ailleurs montré tout à fait explicite dans les discussions qui ont suivi la projection du film.

La seconde, c'est que le rôle de Francis qui est tour à tour comédien ( ou plus exactement clown) et metteur en scène ( meneur de parade, organisateur de spectacles) consiste à opérer des changements d'espace et d'échelle : à mener d'un lieu clos à un lieu ouvert, et à élargir constamment le groupe de ceux avec qui lui et Max sont en rapport. Il constitue donc véritablement l'élément moteur au sein du couple des deux amis, et à ce titre c'est sur lui que repose dans une large mesure le déploiement du récit.

Écrit par : Arnaud | 20/09/2008

Bonjour, Arnaud
Tout d'abord, merci de votre long commentaire. ne craignez pas d'enfreindre une règle, il est extrêmement stimulant d'inspirer de telles réactions, vous allez plus loin et plus profond que moi. Je n'avais pas du tout vu cette symbolique du feu et de l'eau, je ne suis pas toujours assez attentif.
je suis tout à fait d'accord sur le principe de la structure et de l'échange entre les deux personnages. C'est vrai que je n'ai pas mentionné cette superbe scène du bar, gros morceau de bravoure dans lequel Gene Hackman m'a impressionné, toujours sur la corde raide. J'adore cet acteur et je pensais avoir tout vu de lui. Comme quoi.
Sinon, je ne connais pas ses deux premiers films, même si j'en ai beaucoup entendu parler. Comme pour Bogdanovich ou Rafelson, je me suis rendu compte de mes manques dans leur filmographie.

Écrit par : Vincent | 21/09/2008

Bonjour Vincent, ce billet et le commentaire d'Arnaud donne vraiment envie de revoir ce film. Je l'ai en DVD. Je l'avais vu lors d'une reprise d'été, ce film a été un choc. Schatzberg est un réalisateur à découvrir ou à redécouvrir. Pourquoi ne tourne t-il plus? Mystère. Bonne journée.

Écrit par : dasola | 21/09/2008

Le plaisir des films, c'est aussi les réflexions qu'ils nous inspirent après coup, cette excitation intellectuelle qu'ils déclenchent. Alors quand c'est très beau, très émouvant...

Puzzle of a downfall child est, d'après ce que j'ai compris, parfaitement invisible. Je ne sais même pas s'il a pu être programmé lors de la venue de Schatzberg en France. Si je mets bout à bout ce que j'ai entendu dire ou lu à son sujet - mais sans avoir pu m'assurer de l'exactitude de ce que je rapporte - ce serait un film où Schatzberg a filmé une histoire qui lui tenait d'autant plus à coeur qu'il en avait été le témoin direct. Le film serait marqué par "une complexité formelle" - ne pas m'en demander plus - qui ferait certes son intérêt mais qui paraîtrait "datée". J'ai cru comprendre que Schatzberg lui même souscrivait à cette appréciation - l'homme est lucide sur tout ce qu'il a fait et ne se paye pas de mots. Mais je puis me tromper pour ce qui touche à l'aspect négatif du constat. Cette partie de la discussion fut difficile à suivre : Schatzberg avait une grosse laryngite, la traduction était souvent approximative et bien sûr les micros ont connu quelques intermittences...

Panic est plus âpre, plus nerveux et plus simple que Scarecrow. C'est un film sur la toxicomanie et la rue. Il est habité par une énergie phénoménale, un tonus qui doit beaucoup au jeu d'Al Pacino. C'est un travail sur l'espace qui ne cesse de se resserrer à mesure que ses protagonistes s'enfoncent. Je conservais le souvenir de quelque chose de très noir, mais qui ne se gardait pas toujours du poids de certains stéréotypes. Or, ce n'est pas du tout cela : le film est juste au point de donner le change sur son côté documentaire ; il est sans illusion mais nullement désespéré ou misanthrope ; il suggère même qu'après le pire on peut repartir. Mais en dépit de ses beautés très réelles et très appréciables, je n'y trouve pas la même profondeur d'inspiration que Scarecrow ; il lui manque peut-être cette pensée de l'esprit qui fonde une poétique et qui donne à Scarecrow son absolue cohérence.

Du reste de sa filmographie je sais très peu de choses : elle serait de l'aveu même de Schatzberg "inégale", ce qui ne veut sûrement pas dire sans intérêt.
J'ai vu en particulier l'Ami retrouvé (2000) au cours de cette même semaine, adaptation d'un roman (pour adolescents ?) assez fameux je crois. Nous ne sommes plus du tout dans le même espace : sujet, manière - rien à voir avec la modernité aventureuse des films sus-cités. Mais ce n'en est pas moins une oeuvre élégante et touchante. Belle mise en scène qui joue des ressorts d'une photographie superbe. Il faut rappeler que c'est aussi un photographe de très bonne tenue.

Michel Ciment lui a consacré un livre comportant des analyses et des entretiens : Schatzberg de la photo au cinéma (1982). J'ai emporté le dernier exemplaire en vente au cours de cette semaine.

http://www.jerryschatzberg.com/movies.html

Écrit par : Arnaud | 21/09/2008

Pour briser la glace, Pacino se livre à quelques pitreries devant Hackman, non ? Je me rappellais que cela démarrait ainsi, mais j'avais oublié que c'était si beau. Au bout d'un moment, on réalise que Schatzberg ne va pas mettre de musique sur ce générique, juste le son du vent...
Je te conseille moi aussi "Panique à Needle Park". Je serai bien moins précis qu'Arnaud mais j'ai pareillement le souvenir d'un film très juste et très émouvant. Une vraie gageure, compte tenu du sujet.
Certains considèrent "Puzzle..." comme l'un des plus brillants débuts de carrière de cinéaste. Il est donc d'autant plus dommage qu'il soit invisible aujourd'hui.

Écrit par : Edisdead | 21/09/2008

Après quelques petites recherches, je me souviens des sorties en leur temps de "La rue" avec Christopher Reeves et de "Besoin d'amour" avec Hackman et le jeune héros de "ET", Henry Thomas. Mais je ne les avais pas vus, je me rappelle de critiques assez tièdes.
Sur "Portrait...", tout ce que vous m'en dites est bien excitant. internet étant ce qu'il est, le film a été mis en ligne sur Youtube, en morceaux évidemment mais avec des sous titres français. Il existe donc au moins une version DVD. Je suppose qu'elle est épuisée.
Et puis, merci encore, Arnaud, pour toutes ces informations, je suis allé visiter le site de Shcatzberg, j'ignorais son travail de photographe, c'est admirable, quelle galerie de portraits ! Pour Christophe, il y en a une très belle de Nathalie Wood, et puis Deneuve, et Cardinale avec le doigt dans le nez.

Écrit par : Vincent | 22/09/2008

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