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19/08/2012

Rêve d'Irlande

Il y a 60 ans, en juillet 1952 (les français attendront novembre), sortait The quiet man (L'homme tranquille) et John Ford voyait aboutir un rêve vieux de près de vingt ans. Après avoir découvert la nouvelle de l'écrivain irlandais Maurice Walsh, il en acquiert les droits en 1936. Commence alors un long travail auprès des producteurs pour les convaincre de financer le projet. Mais malgré sa position, son succès et ses oscars, tous refusent l'un après l'autre de s'engager dans « cette stupide petite histoire irlandaise ». Entre temps, Ford arrête sa distribution sur John Wayne et Maureen O'Hara et les implique dans son rêve. Puis c'est la guerre et Ford lâche tout pour engager son talent dans d'autres combats autrement terribles. Après bien des péripéties et grâce au soutient indéfectible de son couple vedette, Wayne surtout qui est devenu une grosse star, le film obtient du bout des lèvres le feu vert de Herbert J. Yates, le patron de la modeste Republic Pictures. Yates ne croit pas non plus au film mais il allonge un million de dollars en échange d'un western à succès qui sera Rio Grande en 1950.

se' merry doyle,john ford

A l'été 1951, Ford et sa troupe débarquent au château d'Ashford dans le conté de Mayo et dans le village tout proche de Cong, en Irlande. Inisfree va prendre vie. Cette aventure a changé la vie du village. A Cong, beaucoup de gens participent au film à des titres divers, devant et derrière la caméra. Et comme à Sainte-Sévère accueillant Tati pour Jour de fête (1949), un culte est né autour du film. Les touristes, les « Quiet man crazies », affluent pour retrouver le pont, la plage, le pub chez Cohan, les restes du cottage natal de Sean Thornton. Pour les soixante ans du tournage, l'an passé, le village a bien fait les choses en accueillant en grandes pompes Maureen O'Hara, la principale participante survivante, avec parade dans le tacot du révérend Playfair et cornemuses. C'est également pour l'occasion que Se' Merry Doyle avec le soutient de l'Irish Film Board, réalise le documentaire Dreaming the Quiet Man.

Le film de John Ford a déjà inspiré les cinéastes au-delà des citations de Steven Spielberg. L'espagnol José Luis Guerin a réalisé en 1990 le très beau Innisfree (avec deux « n »), rêverie sur l'Irlande rêvée de Ford et rencontre avec le pays réel et ses autres mystères. Se' Merry Doyle entend suivre plusieurs pistes et s'organise autour de quatre axes : l'histoire du tournage de The quiet man, le culte cinéphile et touristique né du film, une tentative de portrait de Ford à travers ce film dans lequel il a mis beaucoup de lui-même, et enfin une lecture critique du film. C'est ambitieux, c'est un peu trop. Les quatre parties habilement imbriquées sont d'inégales valeurs et les plus intéressantes perdent à cause de la place accordée aux autres.

La partie tournage purement documentaire est riche. Elle s'appuie sur de nombreux documents d'époque dont quelques films amateurs sur le tournage particulièrement émouvants et instructifs quand ils montrent la logistique hollywoodienne en terre irlandaise. Interviennent quelques survivants de l'épopée, figurants locaux, Aissa Wayne, la fille du Duke que l'on voit dans la scène de la course de chevaux sur la plage, une cousine de Ford qui avait aidé Maureen O'Hara pour son dialogue en gaélique, habile façon de déjouer la censure, et O'Hara elle même, la plus flamboyante des rousses toujours vaillante et qui ne pratique pas la langue de bois. Elle sait qu'il faut imprimer la légende et refuse en riant de révéler la réplique finale murmurée à l'oreille de Wayne sur instruction de Ford dans le dernier plan. Curieux combien cette scène fait écho à la scène finale du Eyes wide shut (1999) de Stanley Kubrick. Tout ceci est absolument passionnant, retraçant les difficultés à monter ce projet atypique du Hollywood de la grande époque. Mais aussi le bonheur d'un tournage loin des studios, en famille. Wayne fait venir sa femme et ses quatre enfants, O'Hara joue avec ses deux frères Charles B. Fitzsimons et James O'Hara, Barry Fitzgerald joue avec son frère Arthur Shields, Ford fait jouer son frère Francis et intervenir son fils Patrick, et Andrew McLaglen, fils de son père Victor, est premier assistant. Du cinéma comme des vacances d'été avec la machinerie afférente. Sur un commentaire dit par Gabriel Byrne, cette partie semble trop courte.

se' merry doyle,john ford

La partie sur le culte encore vivace dans l'Irlande contemporaine est la plus faible. Traitée avec beaucoup plus de finesse par Guérin, elle n'apporte pas grand chose. La vision des touristes bramant The wild colonial boy dans leur bus est tout à fait anecdotique. Certaines scènes, la parade des soixante ans ou les interventions de la marchande de souvenirs (amusante quand elle explique la démarche de Wayne réglée par Ford), souffrent d'une mauvaise qualité d'image et de son.

Le portrait de Ford est un angle autrement plus intéressant mais il se heurte à plusieurs problèmes dont l'utilisation d'images assez connues du documentaire de Peter Bogdanovich à Monument valley qui semblent hors de propos ou du moins mal reliées à notre aventure irlandaise. Se' Merry Doyle aurait eu besoin de plus de temps pour développer cet axe, sans doute un film entier. Comme Joseph McBride avec sa monumentale biographie, il échoue à percer le mystère d'un homme secret et pudique, maniant en maître la contradiction, l'humour et la dérision pour se protéger. On sent toujours que l'on est proche mais toujours quelque chose échappe. Pourtant, Ford a livré beaucoup de lui-même avec ce film, de ses origines irlandaises, de son rapport avec ce pays, de sa vision de l'Amérique, de l'importance de sa mère, de ses conceptions du couple et de l'amour, donnant au personnage de Maureen O'Hara le double prénom de la femme Mary et de son amour secret Katharine « Kate » Hepburn.

La partie critique est plus aboutie quoique incomplète à mon sens toujours pour des questions de temps. Le réalisateur fait appel au gratin des spécialistes de Ford : Peter Bogdanovich et son foulard, Martin Scorcese et son débit de mitraillette, Joseph McBride, le réalisateur Jim Sheridan, le professeur William de la Rutgers University qui a une analyse très fine, brillante, du film, et le scénariste Jay Cocks. J'en oublie peut-être. C'est un délice de les écouter parler du film chacun à leur manière et Se' Merry Doyle propose avec eux une lecture du film qui tente de faire la part des choses d'une œuvre autant célébrée (succès critique, public, oscars), que critiquée notamment en Irlande pour une vision jugée trop folklorique, et pour la conception des rapports hommes-femme jugée machiste, nourrie de la célèbre scène où Wayne traine sa partenaire sur huit kilomètres suivi par tout le village avec la fameuse réplique « Voici un bon bâton, pour battre votre jolie dame ». Pas sûr que les prestigieux intervenants arrivent au final à convaincre les sceptiques tant leurs propos sont hétérogènes et dispersés dans le cours du film. William rapproche avec érudition le film de Shakespeare et des rites ancestraux du pays, et Scorcese entre deux rires à la Woody Woodpecker lâche quelques mots définitifs comme « œuvre d'art » et « poésie ». Qu'il en soit ici remercié.

Au final, Dreaming the quiet man, qui à trop vouloir embrasser mal étreint, est de bonne facture, de tenue honnête et ravira les rêveurs d'Inisfree, incitant au plus vite à replonger de le film. Ce que je fis.

Photographies : Loopline films / Republic Pictures