25/04/2015
L'avènement de la femme serpent
Kashin no irezumi : ureta tsubo (La vie secrète de Madame Yoshino - 1976) Un film de Masaru Konuma.
Texte pour Les Fiches du Cinéma
Pour commencer, je prendrais la précaution de signaler que je ne suis en rien un spécialiste du Japon. Je n'y ai jamais mis les pieds, je n'ai jamais vu une pièce de théâtre Kabuki et l'idée de me faire tatouer fait frissonner d'horreur le douillet que je suis. J'ai juste quelques notions d'histoire et de culture générale, venues le plus souvent par le cinéma. C'est écrit. Ceci posé, la perception que j'ai de l'amour chez les japonais, du rapport amoureux homme-femme, est marqué d'une violence singulière. C'est la première chose qui me vient à l'esprit quand je pense à leur cinéma sous cet angle. D'Akira Kurosawa (« Idiot de samouraï ! ») à Nagisa Oshima, de Kenji Mizoguchi à Seijun Suzuki, de Sohei Immamura à Kōji Wakamatsu, les fruits de la passion sont très épicés. C'est un festival de domination, de brutalité, souvent de viols, de coups, de pleurs, de cris, d'étreintes nerveuses, dans l'urgence. Les femmes crient comme de douleur, les hommes sont frénétiques, maladroits et pervers. Sous le double règne du sadisme et du masochisme, la tendresse est rare. L'incompréhension règne entre les sexes, amour et sexualité comme parasités par les contraintes sociales voire politiques. S'ajoutent deux spécialités fascinantes et exotiques, le tatouage aux multiples significations, et le bondage ou la pratique sophistiquée du ficelage de dames.
Nous retrouvons tout cela dans Kashin no irezumi : ureta tsubo (La vie secrète de Madame Yoshino) tourné en 1976 par Masaru Konuma. Ce film fait partie des « Romans pornos » produits à partir de 1970 par le studio Nikkatsu alors en perte de vitesse. Une spécialité qui permit à Konuma de passer d'assistant à réalisateur et de devenir un maître en la matière avec une prédilection pour le sadomasochisme. Il avait trouvé sa voie. Le « Roman porno » est l'appellation maison du film érotique ou pinku eiga (littéralement : film rose) selon la Nikkatsu. Il n'est pourtant pas pornographique au sens occidental du terme, la simulation est la règle et les japonais floutent ou insèrent un petit cache sur tout ce qui se passe trop explicitement entre les jambes. Pas question de voir un poil ! Nombre de ces productions très populaires ont bénéficié de moyens conséquents, écran large, 35mm, photographie, décors et costumes soignés, il y eu de véritables réussites et l'édifiante histoire de madame Yoshino en fait partie.
Cette dame vit seule et fabrique de superbes poupées traditionnelles représentant des personnages du théâtre Kabuki. Veuve après six mois de mariage, elle a élevé seule sa fille Takako, désormais une jeune femme, et entretien le souvenir de son amour défunt. Mais pas seulement. A la limite, ça commence comme un film de Yasujirō Ozu. La fille vient visiter sa mère, elles parlent de leurs vies. Takako évoque ses projets et reproche à sa mère de se murer dans le souvenir de l'époux disparu. Masaru Konuma construit en quelques touches sobres et intimistes une opposition de styles et de caractères. Madame Yoshino en kimono et postures traditionnelles, réservée avec ses gestes posés, Takako jeune femme moderne à l'occidentale, vive et dynamique. Changement de ton quand, à l'occasion d'une scène de salle de bain à priori innocente, la fille empoigne violemment le sein de sa mère qui la repousse avec douceur. A partir de ce geste troublant, nous quittons Ozu sans retour. Le scenario de Kiyoharu Matsuoka introduit Hideo, jeune ami bientôt petit ami de Takako, dans lequel Madame Yoshino croit reconnaître (et pour cause) un ancien amant, acteur de Kabuki qui l'aurait violée dans sa jeunesse. Le scénario n'est pas très clair sur le sujet et j'en suis à me demander si cet acteur n'est pas aussi le père de Takako ce qui ouvre des perspectives hardies. C'est déjà assez complexe. Les deux femmes vont entrer dans une rivalité amoureuse pour le jeune homme en une succession de scènes de plus en plus tordues aboutissant à l'inévitable rencontre entre Éros et Thanatos.
Surtout Madame Yoshino, dont des flashbacks révèlent ses étreintes passées en coulisses avec l'acteur, va faire valser sa façade prude avec en point d'orgue le tatouage sur tout le corps, lors d'une scène assez hallucinante, du dessin d'une poupée du Kakubi, figure de la femme serpent qui renvoie à un classique du cinéma fantastique asiatique (que l'on se souvienne du superbe Green snake (1993) de Tsui Hark). Madame Yoshino est d'abord une femme dominée. Nous la voyons droguée et violée par son patron au début du film, traitée comme un objet et frappée par le tatoueur, rudoyée par Hideo. Transcendée par son superbe tatouage, elle devient autre à l'issue d'un bain bien symbolique et revient subjuguer en une contre plongée explicite le tatoueur, inverse les rapports et peut revenir vers Hideo pour une ultime étreinte où, serpent divin, elle fascine l'homme et peut prendre la position dominante. Acrobatique aussi. Viendra la confrontation finale avec sa fille qui brise, toujours symboliquement via un miroir, le charme.
On le voit, le film présente une richesse de thèmes et de motifs que Masaru Konuma explore dans une mise en scène précise alliant rigueur classique, dans les cadres, l'utilisation des décors, la précision de la gestuelle, et des accès baroques que ce soit dans la photographie de Katsu Mori qui évoque Mario Bava, et le montage sophistiqué de Toyoharu Nishimura renforcé de la musique à base de percussions hypnotiques de Yasuo Higuchi. L'opposition entre les deux femmes et le double visage de Madame Yoshino se traduit par le télescopage de ces deux tendances qui forment le style du réalisateur. Ce qui frappe, comme dans les autres films de ce genre que je connais, c'est la beauté formelle des films. Écran large, cadres millimétrés, travail sur la profondeur de champ et les couleurs, soin apporté aux décors et aux accessoires. Je ne suis pas surpris d'apprendre que Konuma avait travaillé avec Seijun Suzuki et admirait ses films. Ils ont la même façon d'investir le cinéma de genre et d'en faire quelque chose d'unique et personnel. Konuma manie le symbole avec allégresse. Il multiplie les figures du double, les effets miroirs, poussant les scènes dans leur retranchements.
Il y a trois grands moments. Dans le premier, madame Yoshino, après avoir fait l'amour avec Hideo, observe depuis un grenier où elle a du se cacher, sa fille faire l'amour avec le jeune homme (quelle santé!). Elle se met à se caresser, créant un troublant ménage à trois. Cette scène fait écho à celle initiale de la salle de bain comme à la confusion sur Hideo que madame Yoshino identifie à l'acteur Kabuki. Konuma crée une image forte, gardant les deux actions sur la même image en jouant sur le cadre et la profondeur. Toute la scène finale est un grand moment d'érotisme à la tonalité fantastique où le tatouage semble s'animer d'une vie propre sur le corps de la femme. Là encore, cadre, éclairages aux couleurs vives, montage musical, contribuent à sublimer les émotions de cette femme qui abolit par le sexe les frontières du temps. Mais le sommet du film, c'est la séance de tatouage, centrale et très détaillée. Pour la réaliser, Masaru Konuma a fait appel, à un tatoueur traditionnel, filmant ses mains au travail pour les gros plans. Nous avions vu Madame Yoshino troublée par le jeune artiste au regard sombre. Il apparaît comme un signe du destin à notre héroïne sous la pluie semblable avec son ombrelle à Meiko Kaji. Son désir l'amène a franchir le pas. Dans l'atelier du tatoueur, au sein d'une ambiance gothique de nuit d'orage, l'acte initiatique prend toute sa valeur, dégage tout son potentiel fantasmatique. Madame Yoshino se livre, par strates, mais totalement. Elle se tord de douleur sous les mains expertes mais impitoyables du tatoueur qui voit en elle comme une matière brute à son chef d’œuvre. Il est comme possédé par son travail de créateur. Encore un beau symbole ! Sans ménagement, il la dévêt petit à petit, faisant progresser le dessin dans sa plus secrète intimité, niant son humanité quand il la frappe lorsque ses convulsions l'empêchent de travailler comme il faut. Douleur, sexe, art, la scène laisse sur les genoux. Elle est suive par celle du bain d'une musicalité tout en retenue, qui voit émerger une nouvelle madame Yoshino, femme-déesse révélée, conquérante.
Tout ceci fonctionne aussi par la grâce de l’interprétation, encore que les femmes soient mieux servies que les hommes. Keizô Kanie en tatoueur est ténébreux à souhait. Dans le rôle de Hideo, Shinshô Nakamaru manque un peu de charisme mais je ne suis pas le mieux placé pour en juger. Takako Kitagawa a l'insolence et la légèreté physique nécessaire à Takako. Mais la star du film, c'est la splendide Naomi Tani qui laisse sans mot, sans souffle, dans son incarnation de madame Yoshino. A la Nikkatsu, elle est la reine du sadomasochisme avec deux autres films importants réalisée par Konuma, Hana to hebi (Fleur secrète – 1974) et Ikenie fujin (Une femme à sacrifier - 1974) qui furent de gros succès, suivis de bien d'autres. D'une très grande beauté classique, elle est aussi à l'aise dans les scènes de jeu dramatique que dans les scènes érotiques pour lesquelles elle fait preuve d'un tempérament rare, s'affranchissant de tous les tabous, donnant un réalisme sensuel et sauvage à la séance de tatouage, au hasard. Elle sait nous entraîner sur des fleuves houleux aux confins des territoires secrets de son personnage.
Photographies DR
A lire chez le Cinéphile Stakhanoviste
Sur Critikat
17:43 Publié dans Cinéma | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : masaru konuma, naomi tani | Facebook | Imprimer | |