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10/02/2020

John Wayne, l'homme et l'oeuvre

John Wayne, l'Amérique à tout prix (2019), un film de Jean-Baptiste Pérétié

Le récent documentaire de Jean-Baptiste Pérétié consacré à John Wayne, diffusé sur ARTE il y a peu, m'a pas mal agacé. Il me semble symptomatique d'une tendance de plus en plus lourde qui consiste à exposer les zones d'ombres de tel ou telle pour lire leur travail à travers une grille contemporaine de valeurs, morales, politiques, éthique ou ce que l'on voudra. Partant de là, il s'agit de lier l'homme et l’œuvre (pouf, pouf) d'une manière si étroite qu'elle conduit à disqualifier la seconde et donne prise à des actions de censure de plus en plus agressives et radicales comme les déprogrammations ou les retraits en librairie. En attendant quoi ? Un bon autodafé des familles ?

Je pense qu'il est toujours intéressant de connaître la vie des créateurs et de voir comment elle peut éclairer certains aspects de leur œuvre. Il ne s'agit pas de s'aveugler. Mais je crois aussi qu'il faut être très prudent et très rigoureux dans la façon dont cette articulation est faite. Et surtout il ne faut pas en faire l'alpha et l’oméga de l'analyse. J'y vois plusieurs problèmes. Le premier, c'est celui du contexte. Je ne suis pas historien, mais il me semble que si l'on ne prend pas en compte la complexité d'une situation historique, il est délicat d'en tirer des conclusions définitives sur les actions d'une personne. Il y a ensuite la tentation d'instrumentaliser le passé pour mener des combats actuels, quand bien même ceux-ci seraient légitimes, ce qui conduit trop souvent à tordre le bras aux faits.

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Ce qui me gène peut être le plus, c'est la place que l'on réserve au spectateur, souvent mis de côté et dont l'intelligence comme le libre arbitre sont niés. Quand le spectateur c'est moi, il est naturel que ça m'agace. Je crois absolument que ce qui se joue entre la création et celui qui la reçoit est plus important que les intentions de son créateur. Non qu'il faille les ignorer, c'est important, mais pas indispensable. On sait depuis Frankenstein que la créature finit toujours par s'échapper. Il est donc possible de voir et aimer (ou pas) un film sans rien connaître de son auteur, de son sexe, de sa nationalité, de sa religion ou de la couleur de sa peau. On le passe alors au filtre de sa propre expérience, de sa sensibilité ou de son sens de la poésie, et c'est bien comme ça. Que John Ford ait été catholique, Loïs Weber une femme, ou que Steven Spielberg soit juif n'est jamais entré en compte dans l'admiration que je voue à leurs films (même si je peux en percevoir les signes). Je déteste ceux de Michael Haneke sans rien savoir de lui, sinon qu'il est autrichien, et c'est peut être une personne charmante.

La personne, parlons-en. Ce genre d'approche par catégorie qui voudrait nous faire entrer dans des cases me semble impuissante à rendre compte de la complexité d'un être humain. Nul n'est parfait, plus ou moins selon le cas, mais c'est comme ça. Nous sommes pétris de défauts et de contradictions qui peuvent, en matière d'art, se révéler un moteur majeur de la créativité. Pour un acteur, au cinéma en particulier, la façon dont un réalisateur peut jouer de ces éléments est fascinante.

Pour en revenir à John Wayne, c'est Jean-Luc Godard qui écrivait : « Comment puis-je haïr John Wayne (...) qui soutient Goldwater et l'aimer tendrement quand il prend brusquement Nathalie Wood dans ses bras dans l'avant-dernière bobine de La Prisonnière du désert ? »*. Tout ce qui est important chez John Wayne acteur est là, tout ce qui est à retenir et qui restera. Et c'est tout ce qui manque au documentaire de Jean-Baptiste Pérétié, la contradiction entre les positions de l'homme Marion Michael Morrison et les rôles majeurs de l'acteur John Wayne, et comment cette contradiction a été utilisée par les grands metteurs en scène qui l'ont dirigé. Le documentaire reste un procès à charge sur des faits quand même bien connus : John Wayne n'a pas participé à la seconde guerre mondiale, John Wayne était conservateur voire réactionnaire, John Wayne était un anticommuniste actif et s'est engagé en faveur de l'intervention américaine au Vietnam. Oui, le Duke a été tout cela, mais nombre de choses sont omises qui auraient permis de nuancer ou de mieux comprendre ces faits. De dédramatiser aussi car leur importance est toute relative. En tant qu'acteur, son opinion n'engageait que lui, même s'il a pu penser le contraire. Quel était le poids de son engagement public à l'époque et quel est son intérêt aujourd'hui ? Jean-Baptiste Pérétié aurait pu (se) poser la question. Son film y répond en partie dans sa structure : une minute sur les grandes compositions de la période 1945-1952 signés John Ford, Howard Hawks ou Edward Ludwig, et de longs passages sur Big Jim McLain (1952), médiocre polar anti-rouges de Ludwig pourtant, et bien entendu The Green Berets (Les Bérets verts, 1968) qu'il réalise lui-même. Si le premier est une bonne pièce à conviction, il faut rappeler qu'il a été un échec public autant que critique et qu'il n'est pas sorti en France, sinon en province sous le titre Marijuana avec un doublage allemand transformant les vilains communistes en trafiquants de drogue. C'est dire combien il était plus important que Red River (La Rivière rouge, 1948) de Hawks ou The Quiet Man (L'Homme tranquille, 1952) de Ford.

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Debout, les damnés de la terre...

Reprenons les choses dans l'ordre. Pour ce qui est de la seconde guerre mondiale, Wayne ne s'est pas engagé, il a tergiversé (ce dont le documentaire rend compte) en partie pour préserver sa carrière naissante qui venait de décoller après plus de dix ans de difficultés. Ça se discute, d'autres n'ont pas hésité. Mais plusieurs choses ne sont pas dites. La première c'est que Wayne en 1941 avait déjà 34 ans et surtout quatre enfants en bas âge, ce qui ne faisait pas de lui un candidat idéal. Il a été d'abord réformé 3-A pour raisons de support familial. L'autre c'est que Herbert J. Yates, le patron des studios Republic qui avait Wayne sous contrat, ne voulait pas voir son unique grande star masculine partir. Yates le menaça d'un procès et fit jouer de son influence pour entraver les démarches de Wayne. De la même façon la MGM fit le forcing pour faire revenir Clark Gable après avoir appris qu'une balle avait traversé la botte de l’acteur lors d'une de ses missions de combat. Ford, que Wayne avait sollicité, n'eut pas non plus le geste décisif. S'il reprocha à l'acteur ses atermoiements, il lui donna pourtant avec The Wings Of Eagles (L'Aigle vole au soleil, 1957), le très beau rôle d'un aviateur (le réel Frank « Spig » Wead) empêché de prendre part aux combats suite à un accident l'ayant paralysé et qui doit trouver d'autres façons de participer à l'effort de guerre. Voilà une articulation qui aurait été intéressante à explorer.

Sur le chapitre du Maccarthysme, il aurait été bien de rappeler le contexte de guerre froide et d'une paranoïa qui ne reposait pas que sur du fantasme. Ce genre de situation ne révèle pas le meilleur de l'être humain. Mais il aurait été bien d'étudier les rapports de Wayne avec ceux qu'il combattait à Hollywood. Par exemple, son rôle dans Three Faces West (Les Déracinés, 1940) de Bernard Vorhaus où il joue un syndicaliste paysan (mais si !) accueillant des réfugiés de l'Allemagne nazie. Le scénario était signé de Samuel Ornitz, qui sera de la tristement célèbre liste des « dix de Hollywood ». Vorhaus fera partie des « blacklistés » comme le réalisateur Edward Dmytryk et le scénariste Ben Barzman avec lesquels Wayne fera Back to Bataan (Retour aux Philippines) en 1945. Bon c'était avant McCarthy et Wayne n'a jamais caché son manque de sympathie pour Dmytryk, mais il y a son amitié avec Kirk Douglas, démocrate convaincu, qui produira en 1960 Spartacus, confié à Stanley Kubrick et écrit par Dalton Trumbo, autre membre de la liste noire qui revient à la lumière avec ce film. Plus tard encore, Wayne produit et joue dans The Cow-boys (1972), un des films les plus intéressants de sa fin de carrière, confié à Mark Rydell, où il partage l'écran avec Bruce Dern, Roscoe Lee Browe et Sarah Cunningham. Rydell est un progressiste, Dern plutôt hippie, Browne un acteur noir engagé dans la défense des droits civiques et Cunningham une ancienne proche du parti communiste et autre victime de la liste noire. Elle joue pourtant la femme du personnage de Wayne et leurs scènes ont beaucoup de chaleur. Je ne saurais tirer de conclusions sur ces éléments mais je pense qu'ils apportent un autre éclairage sur l'espèce de statue du commandeur réactionnaire que Wayne a lui-même alimentée.

Plus largement, sur les questions politiques, il est dommage de ne pas parler de l'évolution de Hollywood entre 1950 et 1970 et de la façon dont elle a pu impacter la manière de voir de gens comme Wayne. Il est d'une génération qui a bâtit sa carrière dans le système classique des studios. L'arrivée des années soixante correspond à une crise de ce système, à une évolution des mœurs avec les années Kennedy, et au vieillissement de cette génération qui se fait doucement mais sûrement supplanter par la suivante. J'ai remarqué que nombre de stars de l'époque comme Henry Fonda ou James Stewart, associés à des idées plutôt « à gauche » dans les années trente et quarante à travers leurs personnages emblématiques chez Ford ou Capra, expriment lors des années soixante des idées conservatrices, et une certaine incompréhension, parfois hostile, au monde en train de changer. Chez Wayne, cela va se traduire par des rôles où il se confronte à ce conflit de génération, parfois de manière manichéenne, mais parfois avec une réflexion en profondeur comme dans le film de Rydell ou True Grit (Cent dollars pour un shérif, 1969) de Henry Hathaway. Autre axe intéressant, la façon dont Ford a utilisé l'image de sa star pour des personnages complexes. Le capitaine Brittles est un homme qui refuse le combat, comme l'officier humaniste de Fort Apache (1948) s'opposant au colonel conservateur joué, autre paradoxe fordien, par Fonda. Ethan Edwards dans The Searchers (La Prisonnière du désert, 1956) est magnifique parce que c'est un raciste rigide, mais qu'il effectue un travail sur lui-même pour dépasser ces sentiments négatifs. Et cela fonctionne d'autant mieux que c'est Wayne qui l'incarne (d'où l'admiration de Godard). Dans The Man Who Shot Liberty Valance (L'Homme qui tua Liberty Valance, 1962), Tom Doniphon est l'homme de l'Ouest qui se confond avec l'image idéalisée de Wayne, fort, individualiste, conservateur... Mais il perd tout et accepte de se suicider socialement au profit de l'avocat joué par Stewart qui incarne les valeurs de la démocratie américaine, sens de la communauté, refus de la violence, liberté d'expression, éducation pour tous... C'est assez fort quand on s'y arrête un moment. Dommage que le documentaire ne le fasse pas.

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Reds are coming !

Il y aurait beaucoup d'autres choses à dire, sur le rapport aux femmes par exemple, résumé à deux extraits qui omettent le contexte de farce, certes pas des plus légères, mais qui mériteraient une étude plus en détails où à mentionner un peu plus ses films hawksiens. Mais face à son imposante filmographie, il convient de revenir à l'indispensable ouvrage de Luc Moullet Politique des acteurs (Cahiers du Cinéma 1993) et rappeler la formule de Jean-Claude Bourret, lors de l'annonce de sa mort à la télévision française en juin 1979 : « Nous penserons que John Wayne, que le personnage John Wayne, n'avait pas que des qualités. Mais c'est justement le propre des héros ».

*Les Cahiers du cinéma de novembre 1966

Photographies Republic Pictures DR