20/07/2008
Va et regarde (sous le marronnier)
Quand je suis arrivé, il était installé devant la maison, à l'ombre du grand marronnier. Il avait les traits tirés, le regard humide et fixe, loin, bien loin au-delà de son verre de pastis, un pastis délectable qu'il faisait lui même. Le soleil était déjà haut.
- Houlà, je lui fis en m'asseyant sur le côté, c'est pas la grande forme ?
Les mots ont sifflé entre ses dents serrées.
- J'y ai passé la nuit et j'y arrive pas.
Il s'est retourné brusquement vers moi et j'ai remarqué cette vive lueur au fond de ses yeux.
- Tu sais, il y a des films, on ne peut pas les voir et puis après, juste comme ça, pérorer dessus. Oui, pérorer. Gloser. Il y a des films qui demandent le silence. Qui imposent le silence.
Le temps s'est suspendu un instant et même les cigales se sont tues, impressionnées sans doute.
- Je t'en sers un ?
- Oui, a-t'il répondu en me servant d'une main mal assurée. Vu et reçu. Profondément ressentit. Ce film, il m'a avalé, digéré et délicatement recraché.
- Et ben. Et ça t'a plu ?
- Plu ! Il m'a fusillé du regard. Tu ne crois pas que ce film dépasse un peu ce genre de considérations ?
- Si, si, j'ai dit. Mais il faut bien commencer par quelque chose.
- Ah oui, et bien moi, je n'ai pas trouvé. J'ai passé la nuit et une partie de la matinée devant mon clavier et je n'ai pas trouvé par où l'empoigner. Pas un mot, pas un seul. Le film est plus fort que ça. Et même, j'ai fait ce que je ne fais jamais, je suis allé voir ce que les autres ont écrit dessus. Évidemment ça ne m'a pas aidé.
- Tu vieillis, j'ai dit en remarquant que les cigales avaient repris leur chant, sans doutes rassurées.
J'ai pris une longue gorgée de pastis, laissant les arômes d'anis et de café se répandre en moi. Rien de tel pour paraître plus assuré que l'on est en vérité.
- Et bien, je n'ai pas vraiment écrit quelque chose, mais j'ai pensé à une structure. Autour de deux photos. La première au temps de l'insouciance. Florya est un jeune biélorusse qui rejoint les partisans, laissant sa famille et sa mère éplorée. Va et regarde, il part et voit. Chez les partisans, c'est le joyeux bazar, de ces bazars que savent si bien filmer les cinéastes de l'est, Kusturica, Loungine, tout ça. Ils prennent une photo de groupe, c'est drôle, c'est vivant, c'est avant. 90 minutes plus tard, Florya est au centre d'une seconde photo. La guerre est passée, les partisans sont décimés, la famille de Florya a été massacrée avec tout son village par une colonne allemande...
- Un Einzatsgruppen. Sois précis, la précision nous sauvera.
- La précision et le pastis, ai-je acquiescé. Donc Florya se retrouve dans un autre village investit par un Einzatsgruppen-machin qui massacre tout le monde dans l'église. Pour une raison inconnue, il est épargné et sert à quatre militaires pour faire une photographie souvenir. Un simulacre d'exécution.
- Tu as noté comme le film retrouve alors l'esthétique immonde de revues nazies comme Signal ?
- C'est intéressant ton histoire de photographie. Ça boucle avec la scène finale où Florya tire sur une photo de Hitler et avec chaque coup de feu, on remonte l'histoire avec des images d'archives, on remonte aux origines du mal, jusqu'à Hitler bébé dans les bras de sa mère. On remonte tout le mécanisme qui a broyé toutes ces vies. Ça m'a rappelé la fin de Croix de fer de Peckinpah.
- Sans le rire de Coburn...
- Et le visage de Florya, dont le visage adolescent devenu celui d'un vieillard, ça m'a rappelé la chanson de Brel : ça y est, elle a mille ans.
- Ouais, pas mal le coup de la photo, mais trop réducteur, trop habile. Encore trop loin de la force du film. De sa force réelle.
- Ce n'est qu'une approche, je peux développer à partir de là.
- Tu peux. Il a hoché la tête. Tu peux pondre une de tes tartines habituelles mais ça ne change rien à rien. Comment veux-tu rendre la scène de la tourbière ? Cette marche de Florya et de Glasha, la jeune fille qui l'accompagne ? Ils sont dans la boue jusqu'au cou, c'est une véritable image de cauchemar qui est aussi une sensation de cauchemar. Le temps dilaté, l'implication physique des acteurs, la photographie d'Aleksei Rodionov, le cadre, tu peux les décrire mais ça restera en deçà de ce que tu peux ressentir.
- Certes, mais en même temps, c'est ce que dit Elem Klimov. Va et regarde, Idi e smotri, c'est valable pour nous aussi. Son film c'est une expérience de cinéma total, une expérience sensorielle et émotionnelle, son, mouvement et images. Quelque chose d'unique et de proche pourtant de ce qu'ont fait Kubrick, Spielberg, Coppola, Aldrich, Fuller, Cimino, Tarkovski...
- Citations, piège à ... Continue comme cela et tu finiras par parler de Malik.
- Non, non, l'ai-je rassuré. Tu sais que sa dimension spirituelle me laisse de marbre.
- Oui, a-t'il dit en étendant ses bras devant lui. Il n'y a pas de dieu chez Klimov. Il n'y a qu'un démon seul, un pantin à l'effigie de la peur des hommes, un épouvantail fait par eux. Et la nature n'est pas un refuge, une entité séparée. Elle et les hommes forment un tout et subit les mêmes convulsions sous l'action du Mal. Elle est pareillement dévastée. Oui, Malik non, mais Tarkovski sans doute. Florya est le frère de Ivan, sans doute. Quand même.
- L'expérience de Florya est plus radicale, non ? Je me suis resservit un verre. Et puis j'ai rempli le sien, tant que j'y étais.
- Plus radicale, je ne sais pas. Plus physique peut être. Plus quelque chose que je ne sais pas dire. Je n'y arrive pas. Il faut peut être renoncer à dire. Va et regarde. Allez voir.
- Je bois à ça, je bois à Elem Klimov.
- Je bois à Aleksei Kravchenko et Olga Mironova dont c'est le seul rôle et c'est bien dommage.
- Je bois au cinéma quand le cinéma, c'est ça.
- Tu restes pour manger ?
Le DVD, superbe édition chez Potemkine, sur la boutique.
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