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08/06/2013

Cannes 2013 : Jodorowsky's Dune

C'est une histoire de fous racontée par les fous qui en furent les protagonistes. Des fous flamboyants et sympathiques, metteurs en scène, dessinateurs, peintres, designers, rock stars, artistes qui se mirent tous au service du projet, de la vision plutôt, du plus fou d'entre eux, l'adaptation pour le cinéma du roman de Franck Herbert, Dune, par Alejandro Jodorowsky. Ce film n'existe pas. Il est sans doute le plus célèbre des films qui n'ont pas été réalisées, baleines blanches errantes entre deux eaux du septième art. A plusieurs reprises, Jodorowsky a déclaré qu'il avait rêvé ce film si fort qu'il existait certainement dans une autre dimension. Ce sont les chemins de ce rêve qu'emprunte aujourd'hui le jeune cinéaste Franck Pavich pour son documentaire Jodorowsky's Dune présenté à la Quinzaine des réalisateurs. Des chemins parcourus avec méthode et rigueur pour en retracer l'incroyable cartographie et donner à toucher du regard, presque, le but jamais atteint. Nous partons à la suite de Pavich l'oeil émerveillé, un étrange sourire aux lèvres, traversées à l'occasion d'un éclat de rire. Quand par exemple à la proposition du producteur Michel Seydoux de faire un film, Jodorowsky s'exclame : « Dune ! », et explique aujourd'hui avec son sourire éclatant qu'il n'avait pas lu le livre, qu'on lui avait juste dit que c'était bien pour lui.

Alejandro Jodorowsky est un homme-univers, au cinéma le réalisateur-poète illuminé de El Topo (1970), The Holy Mountain (La montagne sacrée – 1973) et de Santa Sangre (1989), entre autres. Avec le projet Dune, il a une ambition formidable. Son film devra changer les spectateurs, ouvrir leur esprit et à travers eux changer le monde. Plus qu'un film, il veut fabriquer selon ses propres mots un objet sacré, un prophète. Et pour faire un tel film, il lui faut plus que des collaborateurs, il veut des guerriers ! (J'imagine Kechiche parler ainsi à ses techniciens). Pavich nous conte cette quête des guerriers de Dune. Elle est à la hauteur de la légende, se déroulant sur plusieurs pays entre Londres, New-York, Paris, la Suisse et l'Espagne. Dans la distribution : Orson Welles, Gloria Swanson, Dali avec Amanda Lear en prime, Mick Jagger. Pour jouer Paul Atreides, Jodorowsky veut son fils Brontis alors âgé de 12 ans et il va lui faire suivre pendant deux années un entraînement poussé avec un maître en arts martiaux, à raison de six jours par semaine. A voir les deux hommes témoigner dans le documentaire, le fils n'en a pas tenu rigueur au père. Pour la musique, ce sera Pink Floyd et Magma. Pour les effets spéciaux, Douglas Trumbull, l'homme de 2001 (1968) et le meilleur de son temps n'a pas l'étoffe d'un guerrier. Jodorowsky rencontre Dan O'Bannon qui vient de travailler avec John Carpenter sur Dark Star (1974). « Vend tout ce que tu as et viens à Paris, ta vie va changer ». O'Bannon vient. Pour donner corps à ses visions, Jodorowsky va chercher le peintre Christopher Foss et ses vaisseaux de rêves, l'artiste de Gruyère H.R.Giger et ses visions de cauchemar. Et le plus grand guerrier de tous, ce sera le créateur de Blueberry, maître de la bande-dessinée, Jean Giraud – Mœbius, qui va réaliser un storyboard très complet et sublime. Giraud, disparu récemment, ne témoigne pas dans le film. Il partageait avec Jodorowsky certaines expériences planantes et un certain mysticisme, la magie, les tarots.

alejandro jodorowsky,franck pavichich

Peinture de H.R.Giger

De la masse de travail accumulé sort un énorme pavé de 3000 pages, le plan complet du film, que le producteur français fait tirer à une centaine d’exemplaires et envoie aux studios américains pour compléter un financement de plus en plus important. C'est là que ça coince. Si le travail impressionne, Jodorowsky effraie. Et quand on lui demande de couper dans le scénario pour obtenir une version de 90 minutes, le réalisateur s'emporte. Ce sera douze heures, ou vingt, ce sera ce qu'il voudra, ce qu'il faudra. C'est trop pour un décideur de studio. Le film ne se fera pas. Les droits passent à Dino De Laurentiis qui embarque David Lynch pour la version de 1984 dont Pavich montre cruellement quelques images. Il faut voir la joie sauvage de Jodorowsky qui explique son bonheur en voyant le résultat : « C'était complètement raté ! ». Son film rêvé peut rester la référence. Et comme philosophe Michel Seydoux, les effets spéciaux n'auraient sans doute pas été, en 1975, à la hauteur des visions de Jodorowsky. Il est peut être mieux que le film n'ai pas vu le jour.

Pavich a réuni pour son film (presque) tous les protagonistes de cette folle équipée et en reconstitue les mouvements. Jodorowsky, à 84 ans, alerte et élégant, domine le récit, portant toujours son rêve. Mais le film va plus loin. Il convoque de grands témoins. Ainsi Nicolas Winding Refn raconte qu'un soir, ayant parlé de Dune avec Jodorowsky, celui-ci lui fait découvrir son exemplaire du fameux pavé. « Le film était là ». Refn est devenu le premier spectateur du film qui n’existe pas. Pavich cherche à faire partager ce sentiment. Animant le storyboard de Mœbius, il reconstitue la scène d'ouverture vertigineuse faisant traverser l'univers. La puissance visuelle du travail effectué est telle que, combinée au commentaire passionné de Jodorowsky, que le film existe pour nous aussi.

Mais surtout, à travers le portrait de cet homme exceptionnel et de sa vision, Jodorowsky's Dune est une belle leçon de cinéma. L'expression d'une ambition pour un cinéma en tant qu'art total, du film en tant qu'expérience mystique. « L'effet du LSD sans la drogue » s'émerveille Jodo. C'est une leçon de ténacité, un plaidoyer pour ne pas brider ses ambitions, une méditation sur la façon dont l'expression artistique se fraye toujours un chemin.

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Dessins de Mœbius

Car le plus beau de cette histoire, c'est la façon dont elle a rebondit. L’œuvre avortée a accouché de multiples autres œuvres et elle a influencé durablement tout un pan du cinéma, et au-delà. Du travail commun entre Jodorowsky et Moébius est né John Difool, une autre sorte de prophète, et la saga de l'Incal avec ses ramifications, devenue une date dans l'histoire de la bande dessinée. Jodorowsky est devenu scénariste à succès et a recyclé nombre de ses idées dans les diverses séries sur lesquelles il a travaillé, parfois même jusqu'à saturation. On retrouve encore l'influence de Dune dans Bouncer, western dessiné par Boucq. En revenant sur la liste des guerriers, on constate que c'est là que se sont rencontrés Foss, O'Bannon, Mœbius et Giger, que l'on va retrouver à des titres divers sur des films aussi fondateurs que Alien (1978), Heavy Metal (1980), Blade runner (1982), Tron (1982) ou Total recall (1989). Leur influence visuelle a durablement marqué le cinéma fantastique et de science fiction contemporain. Et tout vient de cette première expérience. Je me souviens d'un article paru pour le Dune de Lynch, sans doute dans Starfix. Le critique notait que la déception venait en partie du fait que l'on avait l'impression que le film avait déjà été fait ailleurs. Dans la saga de Georges Lucas en particulier. Les guerriers, les vers des sables, les guildes, les vaisseaux spatiaux gigantesques, les jeux de pouvoir, l'influence de Dune est évidente. Lucas qui préparait Star wars en 1976 aurait eu l'occasion de voir le fameux pavé circulant dans les studios ?

Pavich met cet héritage en lumière. Le Dune de Jodorowsky est une idée qui a fait son chemin, le plus inattendu peut être, et qui a changé la vie de nombre de ceux qui y ont participé. Jodorowsky's Dune est le portrait d'un homme habité par un rêve – Le prophète, finalement, c'est lui.

Le site Dune behind the scenes avec de nombreuses informations et illustrations