Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

« 2017-10 | Page d'accueil | 2018-01 »

24/12/2017

Leia dans le réduit

Dans le sillage de l'affaire Weinstein, il y a eu, entre beaucoup trop d'autres choses, une chronique de Daniel Schneidermann dans Libération alignant Pedro Almodovar, A bout de souffle (1959), James Bond, Han Solo et Indiana Jones en tant que représentants de la « culture du viol », et le cinéma coupable de nous avoir mal éduqué. Schneidermann nous enjoint de revisiter nos classiques et fait référence à un article de David Wong que l'on peut lire ici, un article assez long et précis, mais dont la précision masque de jolies lacunes et certains raccourcis qui le rendent pour moi irrecevable. Plonger là-dedans me suis-je dis m'aidera peut être à y voir un peu plus clair entre ce que j'ai vu, ce que j'ai appris et ce que je lis un peu partout aujourd'hui. Tant qu'à revisiter mes classiques, autant aller au fond des choses sans commencer de culpabiliser par principe. L'article de David Wong me semble celui d'un ancien fumeur prosélyte où d'un résistant de la 25ème heure. Il a eu la révélation que le héros de ses six ans s'est conduit comme un salaud, tout le monde doit le savoir et surtout partager sa révélation. J'aimerais le rassurer, lui dire que saisi par une légitime préoccupation, il a peut être réagit de manière excessive, qu'il s'est peut être emballé et qu'il aurait pu garder son sang froid. Que le héros de ses six ans est peut être bien toujours digne de son admiration.

Commençons donc par Han Solo, l'un des personnages principaux de la saga de Star Wars incarné par Harrison Ford. Dans The empire strike back (L'empire contre-attaque – 1980) signé par Irvin Kershner, Wong met en cause une scène où le contrebandier et la princesse Leia, jouée par Carrie Fisher, sont bloqués dans leur vaisseau spatial, planqués dans une caverne après avoir échappé aux troupes de l'empire. Là, Solo coincerait la princesse dans un réduit et l'embrasserait de force pour la rendre amoureuse. Inacceptable pour monsieur Wong. Il se trouve que cette scène est l'une de mes préférée de toute la saga. C'est aussi, quand j'ai découvert le film vers 15 ans, l'une de celles qui me l'ont fait aimer pour ses qualités d'intensité dramatique, d'humour et de finesse d'écriture, pour des connivences secrètes avec d'autres œuvres que j'aimais déjà, toutes choses dont les autres films du corpus manquent parfois de façon cruelle. Mais le mieux est déjà de la regarder.


Qu'est-ce que nous avons vu ? Il est vrai que Solo, qui arrive près de Leia pour l'aider (ils sont tombés une nouvelle fois en panne avec leur coucou), saisi l'occasion de ce moment de tranquillité pour l'amener sur le terrain sentimental (sexuel ?). Il est vrai que Leia n'est pas à l'aise, qu'elle commence par rembarrer Solo avec rudesse et qu'on la voit lutter pour ne pas s'engager dans ce registre. Mais pourquoi ? Il est vrai que la mise en scène de Kershner resserre le cadre petit à petit pour s'attacher aux visages et aux moindres variations d'expression. Mais est-ce qu'il orchestre la montée en puissance d'une angoisse, celle d'une femme agressée, forcée à se plier à l'exigence d'un homme, ou plutôt ce que j'appelle le suspense sentimental, ce moment où l'amour entre deux personnages se concrétise ? La lumière de Peter Suschitzky doit elle être perçue comme inquiétante où comme l'expression d'une intimité qui se noue ? Il me semble que David Wong commet plusieurs erreurs dans sa manière de voir la scène. La première est d'isoler cet extrait de son contexte. Non, Leia ne tombe pas amoureuse de Han après cette scène. Ils le sont bien avant, dès le film précédent. L'un des moteurs de cette première trilogie, de ce film-ci en particulier, est le triangle amoureux Luke-Leia-Han, avant que l'on apprenne que les deux premiers sont frère et sœur. Avant ce premier baiser, il y a eu de nombreux échanges de regards révélateurs des sentiments naissants entre la princesse et le mercenaire. La scène du réduit est un aboutissement à ce stade du récit. Jusqu'ici le couple était trop occupé par l'action et d'incessantes chamailleries qui sont un ressort classique de la comédie. Au premier moment de calme, l'une comme l'autre ne peuvent que tomber les masques. Et Wong n'est pas très attentif. A la fin du plan, Leia ne recule plus, elle le pourrait (le dernier plan nous révèle l'espace réel), elle n'est pas plaquée contre la paroi mais surtout elle répond au baiser. Il y a d'ailleurs un faux raccord révélateur, dans le plan large, elle a sa main autour de la nuque de Han pour le serrer. Ce n'est ni un baiser forcé ni un baiser volé, mais bien un baiser consentit et partagé. Pour bien comprendre la différence, il suffit de comparer avec la scène de Blade Runner (1982) de Ridley Scott que Wong montre également et qui, pour le coup, témoigne d'une certaine violence et est plus pertinente pour sa démonstration.

La seconde erreur de David Wong est de ne pas tenir compte des personnages, de ce qu'ils sont au fond et de leur parcours dans le récit. Qui est Leia Organa ? Une princesse, une aristocrate, certes, mais aussi une femme politique, une sénatrice, une femme de conviction qui dirige la rébellion et une meneuse d'hommes, de femmes, et de tout un tas de créatures exotiques. Dans tous les films, elle est en charge et on la voit souvent au centre d'un groupe de pilotes en train de leur donner des ordres. Cette autorité est peut être la clef du succès de ce personnage. Je note que ses costumes sont toujours fonctionnels, officiels, souvent militaires, et que la seule exception, sa seule tenue "sexy", c'est quand elle est réduite en esclavage par Jabba The Hutt, et elle n'apprécie pas. Il me semble des plus hardi d'imaginer que cette femme de pouvoir et d'action, qui a survécu à sa détention par Tarkan et Vador, puisse avoir peur d'un simple aventurier, même entreprenant. Du coup, elle traite au départ Solo comme les autres. « Vous ferez ce que je dirais » lui balance-t-elle face à l'improvisation de l'évasion de l'étoile noire. Mais elle apprécie son courage et le défend auprès de Luke déçu par le manque de conviction de son nouvel ami. Après la victoire du premier film rendue possible par le revirement de Han, la princesse voit naître en elle un sentiment amoureux, mais en femme pratique, elle n'a pas le temps pour cela et le nome officier. Du coup, si Leia n'est pas à l'aise dans le réduit, il est logique de penser que c'est parce qu'elle pense qu'ils ont d'autres chats à fouetter que de flirter mais au fond elle est tentée de lâcher prise. Vieux dilemme entre raison et sentiments et cette problématique du choix est la clef de voûte de tout le film pour tous les personnages. Toute la saga propose autant de variations sur ce motif et les deux derniers opus avec nos héros ayant pris trente ans d'âge, affineront cette relation qui s'achève par un échec mélancolique sans remettre en cause l'attachement profond qui les uni. Il est aussi possible de lire leur couple au prisme de la lutte des classes. Leia est une aristocrate riche et une cheffe, icône de la République. Han est un mercenaire individualiste sans feu ni lieu. Leur échange autour du mot « scoundrel »(vaurien, crapule) montre bien que la gêne de Leia vient en partie d'éprouver des sentiments envers un homme éloigné de son monde. Là encore c'est un ressort classique et qui fonctionne dans les deux sens. Ici il est d'autant plus intéressant que l'évolution est partagée.

Venons en donc à ce héros de notre adolescence. Qui est Han Solo ? Contrebandier, petit truand, vantard, arrogant, égoïste, vénal, on ne peut pas dire que le premier film en fasse un modèle. Dans la scène de la Cantina du premier film, Solo tue de sang froid dans le plus pur style western un homme de main de Jabba, Greedo, venu le menacer. On sait que George Lucas, traumatisé par ce geste bien peu orthodoxe pour celui qui est vite devenu une idole des cours de récréation, n'a cessé de tripatouiller la scène pour que Han ne tire pas le premier, tordant le bras de son film pour l'aseptiser. A tous ceux et toutes celles qui aujourd'hui nous jurent la main sur le cœur que les attaques sur le cinéma n'ont rien à voir avec de la censure, les manipulations embarrassées du créateur de Star wars sur cette scène sont une réponse qui me fait froid dans le dos. Va-t-il falloir refaire les dialogues de la scène du réduit pour éviter de traumatiser les David Wong ? Il n'y a pas meilleure censure que l'auto-censure exercée sous l'emprise d'une atmosphère d'ordre moral. Il est bon de se souvenir que le code Hays, au début des années trente, a été mis en place par les studios eux-mêmes à la suite de plusieurs scandales, émasculant le cinéma américain pour trois décennies. Mais revenons à Solo. S'il est un héros, éventuellement un modèle, ce n'est pas pour ce qu'il est au départ mais pour ce qu'il est devenu. Pour son parcours dans le récit qui est dû en grande partie à ses sentiments envers Leia. Cela, c'est pour l'évolution partagée. Leia accepte d'être amoureuse d'un vaurien, Han accepte d'être amoureux d'une femme de pouvoir. C'est lui qui renonce à son mode de vie. Nous le verrons ainsi au fil des films devenir plus responsable, plus délicat et prévenant, au risque d'affadir un peu le personnage. La dernière trilogie nous apprendra qu'il n'a pourtant pas pu complètement rentrer dans le rang et a fini par revenir à son existence errante et libre mais minée par d'autres tragédies. Il est intéressant de noter aussi que, dans les deux premiers films, Solo est construit en opposition à l'autre héros de la saga, Luke Skywalker, naïf idéaliste et modèle plus classique de pur chevalier à la Perceval qui n'a rien d'un « scoundrel ». Et parlant de consentement, il est piquant de rappeler que Leia, avant d'apprendre leur lien de parenté, l'embrasse trois fois sans jamais lui demander son avis.

Un autre élément omis par David Wong, mais il ne le savait peut être pas, c'est que The empire strike back a été en partie écrit par une femme. Leigh Brackett signe là son dernier scénario qui constitue la première mouture du récit, et qui sera repris par Lawrence Kasdan à la mort de l'écrivaine. Là où cela devient passionnant c'est que Brackett est auteure de romans de science-fiction, créatrice du personnage de Eric John Stark, et surtout scénariste de Howard Hawks sur, tenez-vous bien, The big sleep (Le grand sommeil – 1946), Rio Bravo (1959), Hatari ! (1962), El Dorado (1966) et Rio Lobo (1970). Or The empire strike back porte indéniablement sa marque, en particulier cette manière développée avec Hawks de traiter des rapports homme-femme. C'est une façon inimitable de faire monter le suspense sentimental, d'établir un équilibre dans les relations, et de jouer sur le contraste entre ce qui est dit et ce qui est montré. Une façon pour Hawks de déjouer la censure mais aussi de renouveler les joutes amoureuses en retournant les stéréotypes. Le scénario de Brackett peut être lu ici. Il y a certains changements notables avec le film terminé, à commencer par le fait que Vador n'est pas encore le père de Luke et que Solo n'est pas congelé. Mais les bases de la relation entre Solo et Leia sont bien présentes et surtout son esprit s’inspire de celle entre le shérif John T. Chance et la joueuse Feather dans Rio Bravo. Il y a ce mélange de chamailleries et de sensualité, ce piquant des dialogues, cette dynamique d'un amour contrarié par les événements et, de façon inversée ce rapport de classes qui freine les attirances mutuelles. Cette fois, c'est l'homme qui détient le pouvoir, le statut social (même patriarcal si l'on veut), qui est pris par son sens du devoir et est troublé de ses sentiments envers une femme sexuellement agressive (elle le drague ouvertement), la veuve d'un joueur qu'il considère comme une femme légère. Et c'est la femme qui possède l'expérience, l'assurance physique, c'est elle l'aventurière à la vie libre qui, dans une scène délicieuse, force la main (façon de parler) du grand gaillard un peu gauche. Feather embrasse Chance sans lui demander son avis, histoire de le tester, et je note que Wayne ne répond pas au baiser de Dickinson, comme paralysé. Sans doute qu'il hésite encore. A moins qu'il ait aimé donner son consentement avant ? Ça s'arrange assez vite. A un moment Chance dit « Si je n'avais pas tous ces ennuis... », une réplique que l'on retrouve quasi à l'identique de la bouche de Leia dans le script de Brackett. Si j'ai tant aimé The empire strike back, c'est en grande partie pour tout ce que j'ai retrouvé dedans des films de Hawks écris par Brackett.

rio bravo.jpg

Je suis une gentille vaurienne (©Warner Bros)

Cette façon d'isoler un fragment dans une vaste tapisserie amène David Wong a un total contresens quand il cite Indiana Jones et que reprennent mécaniquement ses lecteurs. Le plan du second volet où Indiana attrape Willie au fouet arrive trente secondes avant le générique de fin. Ce n'est donc pas ce geste qui la rend amoureuse, tout est consommé bien avant. Cette scène finale est par ailleurs traitée sur le mode de la parodie, avec l'éléphant arroseur et la horde d'enfants, tout juste si les deux acteurs ne saluent pas le public. Je veux bien que l'on discute de la finesse du gag, mais il s'agit bien d'un trait d'humour. Bien avant dans le film, il y a une scène à l'esprit très hawksien encore où Jones et Willie se titillent, leurs ego exacerbés, chacun expliquant à l'autre combien il est sexuellement performant à coup de dialogues à double-sens. Mais l'aventure reprenant ses droits, Jones n'entre dans la chambre de Willie que pour chercher un passage secret, ignorant le consentement explicite donné par la jeune femme en pyjama de satin : « Je suis là ! ». C'est que Jones et les femmes, ce n'est pas une grande affaire. Steven Spielberg joue souvent sur la gaucherie du personnage face à ses partenaires, à un petit ridicule entre ce qu'il s'imagine être et ce qui se passe en fait. Dans le premier film, on le voit harcelé par ses étudiantes qui le troublent pendant la classe, l'une d'elle ayant écrit «Love you » sur ses paupières. Son rapport avec Marion Ravenhood est plutôt un rapport de camaraderie dans l'action et c'est elle qui tente de prendre les choses en main dans l'un des rares moments calmes du film, Jones trouvant une façon ludique d'exprimer son consentement. Et juste après il s'endort. Rien d'un prédateur. Pour l'autre scène à conviction de David Wong, tirée du troisième volet, il faut lui rappeler que Elsa est une espionne nazie envoyée séduire le professeur après avoir embobiné son père afin de mettre la main sur le Graal. Jones dans cette scène n'est qu'un benêt manipulé. Ce qui ne l'empêche pas d'être un héros performant, c'est même ce qui le rend un peu humain.


Ne pas tenir compte de ce que sont les personnages et de leur cohérence interne est aussi regrettable qu'un peu malhonnête. Quelque soit ce personnage, ce qui est souvent passionnant dans un film, c'est cette tentative de compréhension d'expériences qui ne sont pas les nôtres et que, la plupart du temps, nous n'aurons jamais l'occasion de vivre (tant pis, souvent tant mieux). Dans un film, les phénomènes d'identification, délicats tant le cinéma est un art de la manipulation, nous amènent à être à la fois en empathie avec la victime comme avec le bourreau. Nous pouvons être à la fois Norman Bates et Marion Crane dans Psycho (Psychose – 1960) du maître en la matière Alfred Hitchcock. Nous pouvons approcher le tueur d'enfants du M (1931) de Fritz Lang. La distance du spectacle et la mise en scène nous permettent l'expérience. Selon le cas, selon le spectateur, ce n'est pas toujours possible. Mais il faut quand même être capable de faire la part des choses entre ce que l'on voit, ce que l'on ressent, et la vérité des personnages. Je prendrais comme exemple Jaime Lanister dans la série Game of trones que cite Daniel Schneidermann. Dans une scène qui a fait couler beaucoup d'encre, il viole sa sœur Cersei (dont il est l'amant), devant le cadavre de leur fils. La scène est choquante, il est « normal » d'être choqué. Mais quand bien même le scénario et la mise en scène de cette série sont assez roublards on ne peut pas la rejeter sans la remettre en perspective dans la vaste tapisserie du récit. Jaime a commencé par jeter du haut d'une tour un gamin de onze ans qui avait surpris ses ébats avec sa sœur, il a étranglé son cousin pour s'évader et tué en traître un gars plutôt sympathique. Ce type est un tueur sans scrupules et il le montrera à d'autres reprises. Ce qui est intéressant chez lui, c'est son parcours et la manière dont une part d'humanité va s'éveiller chez lui. Certes, cela a tendance à le rendre sympathique, mais il ne faut pas perdre de vue que le monde de Game of thrones est un monde de barbares sauvages où règne la loi du plus fort et que l'idée maîtresse de cette histoire, c'est que certaines consciences s'éveillent dans ce monde pour tenter de le rendre meilleur. Eddard Stark, le personnage décrit comme le plus noble de la série est montré pour sa première scène en train de décapiter un pauvre type innocent et apeuré. Cersei et son fils sont deux psychopathes sanguinaires. Voilà pour le contexte. Et dans ce contexte, l'acte révulsant de Jaime procède d'une certaine logique qui déstabilise le spectateur, mais c’est le sujet. Libre à chacun d’interpréter le sens qu'il faut donner à l'ensemble, mais il est vain d'en isoler un fragment.

Le cas James Bond pourrait être plus intéressant. Dans l'extrait choisi de Goldfinger (1964) signé Guy Hamilton, Bond agresse sexuellement Pussy Galore, c'est un fait. Et il l'oblige à changer de registre parce que leurs échanges simplement physiques (des prises de judo) ne lui ont pas permis de prendre l'avantage. Mais ce genre de scène pose des questions par rapport à l'idée de modèle et de vision des rapports humains dans le cadre de ce genre de films. Bond est violent avec les femmes et sexuellement agressif. Certes mais encore ? Il faut revenir une nouvelle fois au personnage, même si Bond n'en n'est pas vraiment un. « Bond est un sale type et un goujat, je crois que c'est un malade mental » disait de lui Terence Young qui dirigea trois fois Sean Connery dans le rôle. Qui est James Bond ? C'est un agent secret dont le matricule double zéro lui donne le droit de tuer « quand il veut, où il veut, qui il veut » disait un slogan publicitaire. C'est un tueur professionnel, et le meilleur dans son domaine. Donc il tue un tas de gens et il tue aussi des femmes sans discrimination. Et pour mener à bien ses missions, il menace, torture, manipule, et parfois viole. Bond est-il un modèle ? Pour ce qui est de conduire de belles voitures, de s'habiller avec l'élégance anglaise et boire des vodka martini, peut être. Au-delà, je ne crois pas. Son comportement avec les femmes n'est pas plus crédible que quand il saute d'un avion sans parachute ou marche sur des crocodiles. Qui a sérieusement envie de reproduire ça ? Bond n'est pas un personnage mais un défouloir, un concept transgressif comme un héros antique. Son comportement sexuel doit être vu de manière symbolique. Umberto Eco avait écrit à ce sujet dès les années soixante. Le méchant des films de James Bond est un être pervers, ce qui est signifié par une aberration physique, des mains artificielles du docteur No au visage fondu de Silva en passant par le troisième téton de Scaramanga. Il a subjugué la femme en l'entraînant dans la voie de la perversion. Via le rapport sexuel, Bond la fait changer de camp. Il la remet « dans le droit chemin », ce qui se solde souvent par la mort de la dame. Tout ceci n'est guère subtil, mais le succès de la chose vient des multiples variations sur le thème. Bond est un macho, mais nombre de films jouent sur la dénonciation de ce machisme. Dès Thunderball (Opération Tonnerre – 1966), un personnage féminin explique à Bond la théorie de Eco pour le renvoyer dans les cordes. Assez vite, Bond a eu à faire à des femmes qui l'attaquaient sur sa virilité agressive, puis à de véritables partenaires, qu'il l'ai voulu ou pas, et in fine au remplacement de la femme-secrétaire (Moneypenny) par la femme-chef, M jouée par Judy Dench qui possède en outre une dimension maternelle. Bond est un concept malléable qui épouse l'air du temps, avec des partenaires noirs à l'époque de la blaxploitation, soviétiques au moment de la perestroïka, asiatiques plus tard. Certains films ont joué sur la possibilité de ses sentiments comme On her majesty's secret service (Au service secret de sa majesté – 1969) de Peter Hunt où Bond, joué alors par George Lazenby, est amoureux et se marie avec une femme qui commence par le rembarrer. « Ça n'était jamais arrivé avec l'autre type » dira-t-il. Surtout Bond est lui-même régulièrement agressé sexuellement, symboliquement avec le laser de Goldfinger visant son entrejambe, et ouvertement avec les tripotages homosexuels de Silva ou le Chiffre, la torture sur la chaise par Elektra King, le summum étant atteint par la scène du sauna de Goldeneye (1995) où Bond est violé par Xena Oonatop, mercenaire soviétique sadique dont la spécialité est d'étouffer ses proies masculines entre ses cuisses. Dans le monde de pure fantaisie de Bond, le sexe est une arme comme une autre utilisée par les hommes comme par les femmes. Il est hardi de vouloir en tirer des leçon littérales pour la vie bien réelle. Il serait plus intéressant de se pencher sur ce que toute cette symbolique qui séduit tant de spectateurs des deux sexes nous dit de nos esprits modernes et troublés depuis les années soixante et leurs multiples évolutions.

Bond.jpg

Dans l'étau (allégorie). Photographie DR.

Je laisse à d'autres le soin de défendre Antonioni, Godard et ceux à venir. Sur le registre du cinéma populaire, je ne crois pas aux raccourcis, ni que l'on dégage du sens en remplaçant un cliché par un autre en restant à la surface des choses. Je ne nie pas, ni ne sous estime le fait qu'un film est le reflet de son époque et de ses créateurs. Je sais que ces créateurs sont très majoritairement des hommes. Mais pour en revenir à Leia dans le réduit du Faucon Millénaire, outre les différents intervenants qui ont créé cette petite scène, il y a une spectatrice ou un spectateur qui s'est isolé du monde dans une salle obscure, et qui lit la scène avec sa sensibilité, sa culture, son vécu, ses aspirations et ses rêves. Vouloir lui imposer une lecture de ce qu'il ou elle est en train de voir, c'est le prendre, c'est la prendre pour une imbécile. Ça, c'est vraiment irrecevable.

17/12/2017

Madame D.

DanielleDarrieux4.jpg

Danielle Darrieux 1917 - 2017