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29/08/2017
La grande illusion
La belle équipe (1936) un film de Julien Duvivier
Texte pour Les Fiches du Cinéma
Cela n'a pas du être facile à vivre pour Julien Duvivier de voir son film, La belle équipe tourné en 1936, devenir le symbole positif d'une époque, lui qui l'avait conçu avec le scénariste Charles Spaak comme un drame. Ce récit de cinq copains, cinq prolos de Paris, qui gagnent à la loterie une grosse somme et l'investissent dans la création d'une guinguette au bord de l'eau, là où il faut si bon se promener le dimanche, s'achevait après la dislocation progressive du groupe par le meurtre de Charlot par Jeannot, une femme fatale étant passée par là. La fin avait été tournée qui voyait Jeannot aux mains d'un gendarme débonnaire, effondré, répéter en boucle que « C'était pourtant une belle idée ». Une belle idée comme pouvaient l'être en 1936 les promesses d'un Front Populaire fraîchement élu. Une belle idée en forme d'espoir. Las, lors d'une première projection, les spectateurs portés par l'air du temps rejettent ce pessimisme cher à Duvivier. Le réalisateur se laisse convaincre de revoir sa copie. Il remonte sa dernière scène, tourne quelques plans de plus et l’amitié triomphe de la fourberie. Les deux amis réconciliés descendent ouvrir le bal des réjouissances. Longtemps, la fin heureuse s'est imposée, mais souvent, la fin tragique était mentionnée et je me souviens d'une diffusion télévisée où les deux options avaient été proposées au spectateur. Avec le temps, le choix de Duvivier a été respecté et c'est désormais le final heureux qui est proposée en bonus.
Il est d'usage de ne pas dévoiler la fin d'un film quand on est amené à en parler, à moins de prendre un tas de précautions. Tout en pouvant comprendre que l'on ménage les surprises destinées au spectateur, c'est un usage auquel je n'aime guère me plier. Dans le mouvement d'un film, la fin est très souvent capitale pour saisir les enjeux de l’œuvre. Elle lui donne sa justification et son sens profond. Les pudeurs mal placées ne peuvent qu'amputer la portée de la réflexion. Et puis chacun devrait savoir qu'il vaut mieux voir un film avant de lire quelque chose à son sujet. Au spectateur de prendre ses responsabilités et de ne pas succomber à une curiosité trop mal placée. Ceci posé, c'est un curieux cas que celui de La belle équipe puisque l'histoire de sa double fin est un élément clef de sa postérité. Bien avant les nouvelles technologies, il était possible au spectateur de faire un choix essentiel et, selon son humeur, de faire son propre film. A le revoir aujourd'hui, ce qui est fascinant, c'est de constater comment le montage donne le sens au film. Selon les versions, la longue scène finale varie assez peu. Le destin se manifeste par quelques instants qui font basculer la récit d'un côté où de l'autre, une lettre qui arrive à temps, un pistolet qui sort d'un coup, une colère qui explose où arrive à se maîtriser, un coup de sang où un éclair de réflexion. Comme dans la vie ou un film de Kieslovski sur le hasard. D'une certaine façon, optimiste ou pessimiste, les deux options se valent avec leur part de crédibilité et leur part de fabriqué. Tout dépend de ce que l'on aura ressenti du mouvement du film.
Ce que je trouve remarquable ici, c'est la tension existant entre le récit et son arrière-plan qui se superpose à celle entre le tempérament de Duvivier et l'air de son temps. Le scénario s'organise autour de ce rêve d'indépendance des cinq héros qui se brise sur le destin s'incarnant, comme dans les œuvres les plus fortes du réalisateur, par les personnages féminins. La misogynie de Duvier n'est pas une légende et le personnage de Gina, incarné par la sensuelle Viviane Romance, est une garce intégrale comme nous en reverrons dans Panique en 1946 (toujours incarnée par Viviane Romance) ou Voici le temps des assassins en 1956 où c'est Danièle Delorme qui s'y colle. Pire, le personnage de la douce Huguette joué par la toute gentille Micheline Cheirel est tout aussi responsable de la dislocation du groupe pour les sentiments qu'elle inspire malgré elle à Jacques alors qu'elle est fiancée (et sincèrement amoureuse) de Mario. Jacques sous la pression de son frère Jeannot s'exile pour le Canada. Et c'est elle qui, toujours sans le vouloir, permet à la police de remonter la trace du réfugié espagnol et entraîne la fuite précipitée du couple. Pour Duvivier, l'amour et l'amitié ne font pas bon ménage. Le récit est donc marqué par le poids du destin et l'impuissance de l'homme à enrayer sa mécanique. La belle équipe est en cela un film fondateur du réalisme poétique cher à Marcel Carné, contribuant à faire de Jean Gabin, qui joue Jeannot, l'acteur emblématique de cette veine. Mais ce récit marqué par la fatalité se déroule dans un contexte qui décrit une tout autre réalité. Nous sommes bien en 1936 dans un Paris populaire, vivant, gouailleur, volontaire et plein d'espoir. Sans ciller, Duvivier excelle à saisir cet air du temps, la vie de quartier, le quotidien des ouvriers, leurs espoirs et leurs craintes, l'atelier des fleuristes, les bistrots, l'Espagne qui va plonger dans la guerre civile avec le personnage de Mario, les bords de Seine le dimanche, les guinguettes, Gabin et la chanson Quand on s'promène au bord de l'eau écrite par Duvivier et Louis Poterat pour faire bonne mesure. Comme dans le Paris des Halles en décor de Voici le temps des assassins où celui de la place des fêtes dans Panique, Duvivier sait filmer le collectif et les moments de bonheur comme René Clair où Jean Renoir. Ici les scènes de l'immeuble où vivent nos héros ameutant leurs voisins pour fêter leur bonne fortune où celles de l'inauguration de la guinguette sont deux morceaux de bravoure où fourmillent personnages pittoresques habités par les formidables acteurs de seconds rôles de l'époque et notations fines, quasi documentaires. Il se dégage de ces scènes un élan qui percute la fatalité s'abattant sur les personnages principaux.
Pourtant Duvivier n'est pas plus Clair que Renoir. Là où Clair s'attaque à la valeur travail de façon radicale dans A nous la liberté dès 1931, Renoir, proche alors du Parti Communiste, réalise le film de propagande La vie est à nous et montre des ouvriers montant une coopérative dans Le crime de monsieur Lange, tous deux contemporains de La belle équipe. Rien de cela chez Duvivier qui utilise le deus ex-machina du billet de loterie gagnant (comme Clair dans Le million en 1930, mais d'une toute autre façon) pour forcer le destin de ses héros. Le projet de la guinguette n'est pas envisagé sous un angle politique ou social, ni comme l'expression d'un projet collectif qui aurait valeur exemplaire. C'est surtout une façon, pour les cinq amis, de se donner les moyens de vivre comme ils l'ont toujours fait, avec plus de liberté et de confort. Mais les implications de cette façon de faire n'intéressent pas le réalisateur. C'est dans cette approche personnelle que réside la part sombre de Duvivier. Attaché à l'individu, il montre que celui-ci recherche le groupe pour traverser les épreuves (la scène magistrale de la tempête où les amis se couchent sur les tuiles du toit pour les empêcher d'être emportées), mais qu'il ne peut empêcher le groupe d'être miné par les intérêts égoïstes, les siens y compris (Jeannot succombe après-tout aux charmes de Gina). Cet égoïsme n'est pas toujours à prendre négativement. Il exprime aussi une aspiration profonde chez l'individu. Pour Duvivier, le groupe s'oppose par nature à ces aspirations individuelles et au bonheur intime. Le drame naît quand ce tiraillement se fait irrésistible. Le groupe peut aller jusqu'à se retourner contre l'individu. Ce sont les braves gens de la place des Fêtes qui lynchent l'innocent monsieur Hire, le personnage joué par Michel Simon dans Panique. Au-delà de la surface débonnaire, le groupe est un danger mortel pour l'homme. C'est en plantant « le drapeau des travailleurs » que Tintin, le rigolo de l'équipe joué par l'immense Aimos, glisse du toit et se tue. Cet attachement à l'individu évite le piège du cynisme. Duvivier est aidé en cela par la qualité d'écriture des personnages qui sont portés par une superbe distribution. Outre ceux déjà cités, il y a Charles Vanel en Charlot, Charpin venu de chez Marcel Pagnol en gendarme, avec Maupi dans un petit rôle, Raymond Cordy magnifique ivrogne, le jeune Robert Lynnen en frère de Jeannot, ou Marcelle Géniat en touchante grand-mère, rare personnage féminin sympathique.La belle équipe comme tous les grands films de Julien Duvivier fonctionne sur cette tension entre l'attachement à l'humain et l'instinct misanthrope.
La mise en scène comme toujours est virtuose avec un travail de la caméra très riche. La photographie est signée de deux collaborateurs réguliers, Jules Krüger et Marc Fossard qui alternent avec bonheur ambiances de studio dans la veine du réalisme poétique et extérieurs vibrants de lumière à la façon d'un Renoir. Duvivier est très à l'aise quand il s'agit d'investir un vaste décor (l'immeuble, la guinguette), d’orchestrer le ballet d'une foule nombreuse, de faire monter la tension comme lors de la scène de l'orage ou dans un autre registre, de mettre en valeur la sensualité active du personnage de Gina. De longs mouvements souples permettent de privilégier les groupes et leurs déplacements dans leur environnement tandis que des travellings caressent les berges tranquilles de la Seine. Une coupe habile ou un délicat fondu enchaîné disent la douleur d'une séparation. Duvivier est d'une grande précision sans jamais étouffer son film. 80 ans après sa sortie, dégagé de son contexte immédiat, La belle équipe peut afficher sans arrière-pensée son sens d'origine, celui d'un drame populaire de très haute tenue et du portrait précis d'une époque où il pouvait faire bon se promener au bord de l'eau.
A lire sur Mon cinéma à moi (avec une rare photographie de tournage).
A lire sur DVDClassik.
A lire chez Strum
Photographies source The red list.
21:25 Publié dans Cinéma, Film | Lien permanent | Commentaires (10) | Tags : julien duvivier | Facebook | Imprimer | |
Commentaires
Bonjour Vincent, d'accord avec vous quant à la necessité parfois d'évoquer la fin d'un film pour en tirer sa morale ou le sens de son mouvement, et sur les qualités du film. Le cas de La Belle Equipe est assez particulier en effet, mais pour ma part, je trouve que la fin dite pessimiste ne fonctionne pas bien. Et je regrette ce remontage post-mortem quand bien même Duvivier et Spaak (surtout ce dernier en fait) avaient de leur vivant critiqué la fin dite "optimiste", car cette dernière me paraissait bien meilleure, concluant de manière plus naturelle le mouvement du récit alors que la fin dite "pessimiste" recèle quelque chose d'un peu forcé. De manière générale, je suis très réservé sur ces remontages faits après la mort d'un auteur.
Écrit par : Strum | 30/08/2017
Bonjour Strum. Je suis d'accord avec vous sur le principe (les remontages post-mortem) et sur le fait que cette fin pessimiste ait un côté forcé. Mais comme l'explique l'article de DVDClassik, la fin pessimiste a été tournée en premier et montée selon de souhait de Duvivier. C'est après que ses producteurs aient tiqué que Duvivier a accepté de faire une projection test où le public a très majoritairement rejeté cette fin. Du coup, il a tourné ensuite la fin heureuse, plutôt les morceaux qui modifient le sens de cette scène. Il ne s'agit pas, dans ce cas, d'un remontage post-mortem. Dans tous les cas, un film superbe :)
Écrit par : Vincent | 01/09/2017
Effectivement, ce n'est pas tout à fait un "remontage post-mortem" car le film a été exploité avec les deux fins, toutes deux tournées par Duvivier. Reste que ce sont bien les héritiers de Spaak et Duvivier qui ont exigé après la mort des auteurs que le film ne soit plus exploité qu'avec la fin heureuse (en faisant condamner René Chateau au passage). Aujourd'hui, on ne peut plus exploiter ce film avec cette fin superbe qui fut la sienne des décennies durant. Or, la fin "pessimiste" ne fonctionne pas bien (elle est artificielle car elle manque de crédibilité humaine, comme je l'avais écrit chez moi). C'est vraiment dommage pour ce grand classique du cinéma français.
Écrit par : Strum | 01/09/2017
Merci pour ces précisions, Strum. Je me souvenais en effet de diffusions où les deux fins étaient proposées. J'ignorais qu'il y avait eu cette volonté d'éliminer la fin heureuse. Reste que Duvivier regrettait d'avoir cédé et que, tout en étant d'accord avec le côté fabriqué de la fin pessimiste (le coup de sang de Gabin, comme l'acharnement de Vanel ne cadrent pas bien avec les personnages), elle est dans la lignée des œuvres majeures du cinéaste. Je passe lire votre texte.
Écrit par : Vincent | 02/09/2017
Bonjour Vincent ! Voilà un article de très grande qualité. Je n'ai pas vu ce film, mais j'ai récemment vu pas mal de Gabin de l'époque, et ton texte me donne envie de m'y remettre !
Écrit par : tepepa | 08/09/2017
Bonjour Tepepa, ça me fait plaisir de te revoir dans ces colonnes. Et merci, je me demandais qui intéressait encore à Jean Gabin (je vais enchaîner par "La Bandera"). Et puis je pensais encore récemment à toi parce que mon fils adore les films avec "John Wayne vieux". J'espère que l'envie de s'y remettre concerne autant les films avec Gabin que ton blog :)A bientôt !
Écrit par : Vincent | 17/09/2017
Alors on divulgache ?
Reconnaissons que pour La belle équipe, comme pour Le grand silence, la fin tragique est bien plus cinématographique.
PS. Pour la défense de la petite Delorme, son personnage, entre trauma d'enfance et mère étouffe-chrétien, a des circonstances atténuantes
Écrit par : FredMJG | 17/09/2017
Pour les Gabin jeunes, j'ai surtout vu les classiques: Quai des brumes, La grande illusion, Le jour se lève, Remorque.
Il y a plus longtemps, j'ai vu des Gabin "semi-vieux", en plus des incontournables En cas de malheur, Touchez pas au Grisbi et autres Maigret, j'ai vu des choses moins courues : Le jour se lève, et surtout Gas Oil, un bon petit film de camions dont j'ai parlé quelque part dans mon blog. Blog que je n'ai pas vraiment l'intention de reprendre malheureusement. J'avais commencé à écrire des choses sur Gabin d'ailleurs, mais c'est resté à l'état de brouillon. Mes fils adorent Alamo. Ils ont vu Rio Bravo aussi, mais ils ont moins accroché.
À bientôt.
Écrit par : tepepa | 21/09/2017
Merci pour votre passage, Vincent. Sinon, pas sûr qu'un coup de feu soit plus cinématographique qu'une danse (un Ford en savait quelque chose par exemple) puisque la fin belle finissait sur cette scène magnifique où Gabin dansait avec la grand-mère. Je sais que le cinéma français de l'époque aimait les fins tragiques, mais ici, le coup de feu, mal préparé, parait forcé.
Écrit par : Strum | 21/09/2017
Que de commentaires ! Je me crois revenu à la grande époque :)
Bon, Fred, oui j'aime divulgâcher et en effet je pensais en écrivant sur Duvivier à Corbucci et à ces fins qui nous ont traumatisées. Delorme, certes mais quand même elle y va fort. Et puis, qui sait quel est le passé du personnage de Viviane dans celui-ci. Disons que dans ses portraits de garces, Duvivier n'y est jamais allé de main morte.
Tep', je n'ai pas encore montré "Alamo" à mes enfants, mais ils aiment "Rio Bravo", pas mal d'autres choses aussi, mais la fascination de mon fils pour "John Wayne vieux" ne cesse de m'étonner. Il a d'ailleurs trouvé le terme tout seul. Sur Gabin, je connais le moins le "semi-vieux des années cinquante, mais j'adore le Duvivier "Voici le temps des assassins" et surtout "French Can-can". moins convaincu par "...le grisbi". Je ne connais pas "Gas-oil".
Strum, c'est une jolie scène fordienne que celle de la danse avec la grand-mère et je suis d'accord, le révolver arrive un peu trop au bon mauvais moment. Mais tout dépend de qui filme quoi.
Écrit par : Vincent | 24/09/2017
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