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04/03/2013

Lincoln (2)

Ford, Ford, Ford !

D’un classicisme à l’autre, le cinéma de Steven Spielberg a un lien très fort avec celui de John Ford. C’est un lien évident mais à mon sens trop souvent abordé en surface, à l’occasion d’un cadrage ou d’une citation littérale, parfois sur le lien à l’Amérique ou sur le sentimentalisme. Belle exception, l’article de Christian Viviani sur Lincoln dans le Positif de févier qui va plus profondément. Les différences existent bien sûr, mais le lien est organique. Les deux hommes viennent de minorités (catholique irlandais, juif) et en ont souffert dans leur jeunesse. Ce sont des hommes au double visage. L’un fort, celui de réalisateurs célèbres et célébrés, producteurs, hommes de pouvoir dans leur domaine, et un plus sombre lié à une lucidité sur la nature humaine, un pessimisme viscéral qui pourtant ne l’emporte pas sur la part idéaliste mais la nuance. Cette contradiction interne est le moteur de leur cinéma, un cinéma auquel ils vouent une passion totale. Le rapport à leur pays est certes fondamental. Comme Franck Capra, ils ont une conscience aigue de ce que le système américain leur a apporté. Et ils font de l’histoire de ce pays la matière brute de leur œuvre. Avec Lincoln, il est inévitable que l’on convoque l’un des plus beaux films de Ford, Young mister Lincoln (Vers sa destinée– 1939). Ford prend Lincoln à ses débuts, jeune avocat de Springfield et homme politique débutant juché sur un tonneau pour haranguer ses concitoyens. Spielberg le prend dans les derniers mois de sa vie, menant le combat qui donne rétrospectivement le sens à son engagement.

steven spielberg

A plus de 70 ans de distance, Spielberg procède de la même manière que Ford, montrant dans le même mouvement la légende et l’homme, l’irruption de l’icône (le chapeau !) au sein du récit à hauteur d’homme. On se rappellera ainsi cette scène où le Lincoln fordien se dresse tout à coup dans son bureau face à deux plaignants et déplie la grande silhouette de Henry Fonda pour devenir par un jeu de cadre et de lumière le président légendaire. Mais il montre également Lincoln arriver (avec le chapeau, déjà) sur un âne à Springfield. Spielberg reprend ce principe et multiplie les touches triviales avec humour, Lincoln à quatre pattes pour mettre des bûches dans la cheminé, Lincoln se couchant par terre à côté de son fils, Lincoln agonisant son entourage de ses histoires (plus ou moins) drôles. Et dans l’un de ces couloirs étriqués de la Maison Blanche, tout à coup un cadre et un contrejour dessinent la silhouette inoubliable. Il y a également tout ce qui a trait à la reconstitution et qui cherche par un effet de réel à contrebalancer l’importance historique de ce qui se joue. Dans un registre plus émouvant, on rapprochera l’insistance d’Ann Ruthledge à ce que le Lincoln de Ford fasse son droit avec la réplique de la femme du Lincoln de Spielberg : « Ne reviens pas sans avoir gagné ». Ce sont également deux films sur la parole, le film de Ford trouvant son climax dans un procès, mettant en valeur les dons d’orateur de Lincoln et sa force de conviction, mais sans rien dissimuler de sa roublardise. Ils possèdent en outre un niveau de lecture avec le moment de leur réalisation, que ce soient les années Roosevelt ou les années Obama. Il y a quelque chose d’exaltant à voir ces deux films dialoguer à travers les décennies. On pourrait poursuivre ce dialogue avec l’épisode Civil war de How the west was won (lLa conquête de l’Ouest – 1962), construit autour d’un dialogue Grant-Sherman et reléguant le spectacle de la guerre à une brève introduction et à une scène dans un hôpital de campagne ; et puis il y a un autre beau film bavard sur la politique, The last hurrah (La derniere fanfare – 1957). Lincoln est un grand film dans l’héritage fordien.

De l’art du compromis

Film ouvert, Lincoln prolonge à la fois Munich (sur les questions de choix dans le cadre d’une démocratie en guerre) et surtout Amistad (1998), film peu estimé (à tort, tu penses !) dans la filmographie de Spielberg. Un film également taxé d’« académisme », nouvelle marotte des détracteurs du cinéma du réalisateur, remplaçant « immature » car passé la cinquantaine, c’était nécessaire de se renouveler. Amistad comme Lincoln est un film sur la parole, sur l’apprentissage de la parole de l’autre et sur les joutes politico judicaires qui ont fait évoluer la condition et les droits des noirs en Amérique. Lincoln est le récit d’une action politique, film politique (un peu) et sur la politique (beaucoup). Écrit comme cela, ce n’est pas forcément excitant. Ca l’est pourtant car rares sont les films ayant abordé de façon centrale le sujet. Advise and consent (Tempête à Washington – 1962) d’Otto Preminger, la scène de débat dans le village de Land and Freedom (1996) de Ken Loach, Le promeneur du Champ de Mars (2002) de Robert Guédiguian, The last Hurrah… Spielberg innove en la matière puisque l’intégralité du film décrit un mécanisme politique sans rien dissimuler de la part de mesquinerie, de calcul, de manipulation, de tractation, d’intérêts privés, qui en font partie, et pourtant en faisant ressentir la grandeur de l’objectif. Lincoln est un grand film sur le compromis nécessaire sur la voie de l’idéal. La fin et les moyens. Spielberg décrit chez Lincoln la conviction profonde qui l’habite, conviction qu’il partage, ce serait la part idéaliste du réalisateur. Et il montre les moyens utilisés, exprimant là sa part de doute sur la nature humaine. La conclusion du film est à la même double face. Lincoln paye de sa vie sa victoire, la violence enraye l’avancée obtenue. Mais l’esclavage est aboli, l’Union sera sauve et les noirs pénètrent pour la première fois dans l’enceinte du Congrès, ouvrant une nouvelle histoire avec ses reculades (le Ku Klux Klan, les lynchages, la ségrégation), mais un mouvement progressiste de conquête âpre des droits, le mouvement des droits civiques, Martin Luther King et in fine un président noir en héritier de Lincoln. Un chemin pas pavé de roses, inachevé, mais qui grimpe. On comprend que cet éloge du compromis agace ceux qui aimeraient que cela aille plus vite, plus complètement. Spielberg le prend en compte avec le personnage de Stevens, tout en montrant que c’est par l’acceptation de cette idée de compromis, difficilement, que la bataille est gagnée.

steven spielberg

Poussons le raisonnement, Lincoln est un grand film social-démocrate. Mais si. La grande scène du film, c’est bien sûr le vote. Et il n’y a pas plus de suspense dans cette scène que dans une douche à polémique. L’enjeu est ailleurs. Que nous montre le film ? Les sentiments de ceux que l’on a vu s’agiter dans leur tambouille de basse politique. Et qui prennent tout à coup conscience de l’importance du moment, de cet instant de haute politique où va écrire l’Histoire. Les visages sont graves, les yeux humides, nous voyons l’explosion de joie avec le chant Battle cry of freedom qui sera repris avec des chœurs lorsque nous suivrons Stevens à l’extérieur (un procédé fordien encore). Nous voyons le leader démocrate, battu, quitter le Congrès de dos. Lui aussi vient de prendre la mesure de l’événement, il disparait dans le passé et il le sait. Lincoln, lui, en connaissait déjà l’importance. Les autres la découvrent et sur leur visage se lit ce sentiment bien particulier de ceux qui vivent, en conscience, l’Histoire en train de se faire et faite avec eux. Ah c’est autrement exaltant que ce que l’on voit d’ordinaire sur un écran, mais je ne donnerais pas de noms. Histoire de nous faire redescendre en douceur, Spielberg fait suivre par une jolie scène où Stevens rapporte le texte original de l’amendement à celle que l’on prend pour sa domestique (là il y a un petit suspense), mais qui se révèle être sa compagne. Au vrai elle était les deux, madame Lydia Hamilton Smith. On mesurera (perfidement en ce qui me concerne) l’écart avec le Django Unchained de Quentin Tarantino, qui se défoule d’une colère qui a un siècle de retard, prétendant montrer l’Histoire sans être capable de l’inscrire dans la durée ni dans une réflexion plus large. Des combats d’hier, Spielberg fait un film pour aujourd’hui et sans doute pour demain, comme ceux de Ford. Je pourrais parler d’un artiste au sommet de son art si ce n’était le cas depuis bien longtemps.

Photographies : © 20th Century Fox

Commentaires

Ah, enfin un texte sensible et intelligent sur Lincoln!

(je peux partir tranquille ;-)

Écrit par : Buster | 05/03/2013

Merci, Buster, alors bonne mise au vert déconnectée :)

Écrit par : Vincent | 05/03/2013

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