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09/12/2012

Les sacrifiés (partie 2)

They were expendable est sorti en France en 1949, retrouvez l'actualité de cette belle année sur Zoom arrière, en ligne dès maintenant.

L'une des forces du film est son refus de la psychologie. Ford a bataillé ferme avec le studio pour évacuer flash-backs et autres allusions au passé de ses héros. Pas de famille au pays ni de photo dans le portefeuille. Comme chez Hawks, ils sont là et ils font leur boulot du mieux qu'ils peuvent. Ford nous les dévoile par des gestes, des regards soigneusement pesés et affectueusement mis en scène. Les plus jeunes des soldats ont des gros plans émouvants, comme celui de ce cadet qui, au bar, trinque avec un verre de lait. Un exemple parmi d’autres : Brickley et Ryan se voient refuser une mission de combat. Furieux, Ryan sort en faisant valdinguer une boite en fer du pied. « Ça soulage ? »  demande Brickley. « Oui » répond son ami. L'officier reste un instant seul, puis il sort et au passage, frappe aussi la boite. Tout est dit des deux hommes. Ce qu'ils sont, leurs caractères, la fougue de l'un, les frustrations et le sens des responsabilités de l'autre. Ce qui les lie aussi, comment ils se connaissent et se comprennent. Plus tard Sandy, l'officier infirmière éprise de Ryan, est invitée un dîner improvisé par les officiers. Arrivée en treillis militaire, elle prend un instant pour ajuster ses cheveux devant un bout de glace puis elle sort un fin collier de perles et l'attache à son cou. Regards des hommes. Expression dans ce simple geste d'une féminité et de la douceur sensuelle qu'elle apporte à ces hommes plongés dans le chaos des combats. C'est à tomber. Et quand on pense que Ford voyait Donna Reed d'un mauvais œil au début du tournage...

john ford

Ces multiples touches essentielles sont imbriquées dans les micro-événements rythmant le film : attaques japonaises, missions, passages à l'hôpital, intensifiées par la menace constante de l'avancée ennemie. Un antagoniste que Ford tient à distance, ne montre pas. L'ennemi est une menace diffuse comme l'étaient les indiens de Stagecoach (La chevauchée fantastique – 1939). Ici, pas de « face de citron » comme chez Buck Danny, ce qui est assez remarquable début 1945 alors que les combats font toujours rage, surtout quand on sait la violence de la propagande anti-japonaise du moment. Ford se paye même le luxe de montrer le visage bouleversé d'une chanteuse japonaise au moment de l'annonce de l'attaque de Pearl-Harbour.

Vaste mouvement de l'histoire traversé de mouvements intimes, They were expendable s'appuie sur une distribution sans faille qui renforce le sentiment de réalisme. Le rôle de Brickley est confié à Robert Montgomery, lui aussi engagé dès 1940 et ayant commandé des... PT-boat sous les ordres de Bulkeley. Inutile de dire qu'il joue comme il respire, sobre, touchant, parfait. Par ailleurs, quand Ford un peu trop stressé, se cassera la figure et la jambe, Montgomery dirigera quelques scènes à sa place, prélude à quelques réalisations personnelles dont le fameux Lady in the Lake (La dame du lac – 1947) tourné en caméra subjective. Ford fait appel à sa fidèle Stock Company et l'on croise les carrures de Ward Bond et de l'indispensable Jack Pennick (un marines, lui), les visages de Harry Tenbrook, Tom Tyler et de Russel Simpson. Parmi les débutants, on remarque les débuts du jeune Cameron Mitchell qui fera bien des choses in Italie plus tard. L'élément féminin est donc assuré par Donna Reed qui trouve un de ses plus beaux rôles avant celui de l'épouse de James Stewart dans It's a wonderful life (La vie est belle-1946) de Franck Capra. Elle a une beauté franche capable de faire surgir une dose de sensualité dans une allure réservée. Son duo avec Wayne, dans la comédie puis dans la romance, fait de Reed la respiration du film.

john ford

John Wayne, à leurs côtés, mérite une large parenthèse. Ce film est caractéristique de l'attitude Ford à son égard. Il avait fait de lui une vedette avec Stagecoach, mais pas une star. Claire Trevor était la tête d'affiche. Wayne avait du continuer à travailler dur. Jusqu'en 1946, il alternera seconds rôles dans de grosses productions, et premiers rôles dans des films plus modestes bien qu'il en ait fini des séries B des années trente. Je pense que Ford n'avait toujours pas tout à fait confiance dans son poulain. Dans The long voyage home (Les hommes de la mer - 1940), They were expandable et jusqu'à Fort Apache en 1948, Wayne fait partie du groupe, inséré à la tapisserie même s'il a une place privilégiée. Mais le héros fordien, c'est Henry Fonda. L'histoire est connue, c'est en voyant Red river (La rivière rouge – 1948) de Hawks que Ford sera convaincu définitivement et donnera désormais à Wayne ses rôles les plus riches, faisant reposer les films sur ses larges épaules. Toujours est-il que pour des raisons complexes, Wayne ne fit pas la guerre ailleurs que sur les écrans. Ford, bien qu'il ne l'ai pas aidé à se faire affecter, lui fit méchamment sentir au début du tournage. Pourtant quand on y regarde de plus près, c'est Wayne qui a le plus de choses à jouer dont la délicate romance avec Reed. Peut être pour se faire pardonner ou pour poursuivre ses expérimentations sur le comédien, Ford lui confie une scène qui est un sommet de son œuvre.

La vedette de Ryan est détruite et deux de ses hommes sont morts. Ryan et son équipage leur rendent les honneurs dans la petite église d'un village. Le prêtre est absent et c'est le jeune officier qui doit parler sur le cercueil. Wayne a un long monologue, complexe, sur lequel il doit faire monter l'émotion et la retenir au maximum. Très fort sur les scènes d'enterrement, Ford coupe très peu laissant le jeu de Wayne se déployer. Il dynamite le côté cliché de la scène par l’authenticité de son acteur qui joue une certaine gaucherie de son personnage obligé de se livrer à ses hommes, récitant les célèbres vers de Robert Louis Stevenson «Home is the sailor, home from sea ». Arrivé à un certain point de tension (on en peut plus sur son siège), Ford nous fait souffler par une rupture de ton caractéristique, introduisant un poil d'humour avec un personnage de tavernier philippin terrorisé par l'imminence de l'arrivée des japonais et un joyeux groupe d'enfants. Puis il reprend sur Wayne dans le bar. Les enfants mettent la radio et là, hasard, on passe Marcheta, un air utilisé plus tôt lors de la scène du bal entre Ryan et Denyss. Ford n'a besoin que du regard un peu cocker de Wayne pour faire passer toute la tristesse du personnage. Ryan est rejoint par ses hommes (leur entrée est réglée comme un ballet) puis la radio annonce la chute de Bataan et l'attaque de Corregidor. Ryan sait que Denyss est restée à l'hôpital de la ville assiégée. Il sait qu'elle est en grand danger et qu'il ne peut rien pour elle. A son échec militaire se superpose son impuissance d'homme, que Ford couple avec la défaite du pays. Ce moment de profonde détresse passe par les plans sur les visages de ces hommes harassés et le dos lourd de l'acteur. Il dit aussi sans un mot les rapports entre ces hommes. Et quand Ryan laisse l'argent sur la table, Ford n'a même pas besoin de montrer le visage de Wayne pour vous arracher le cœur.

Arrivé là, j'ai le sentiment d'avoir trop écrit et pourtant rien dit. Il reste à voir. They were expendable est un des plus beaux films de John Ford, l'un de ceux où il a le mieux exprimé son idéal des rapports humains, son idée de la grandeur humaine. Inscrit dans l'Histoire immédiate, exprimant un patriotisme franc et pourtant pudique, le film atteint à l'universel en restant rigoureusement à cette hauteur d'homme. Pétri de contradictions, Ford exalte la vertu au cœur d'une terrible défaite. Pourtant l'empathie avec le groupe de Brickley est telle qu'on aimerait partager cette défaite avec eux, partager cette chaleur du groupe dans l'épreuve. La délicatesse de ce réalisateur !

Photographies MGM source TCM

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08:55 Publié dans Cinéma | Lien permanent | Commentaires (9) | Tags : john ford |  Facebook |  Imprimer | |

Commentaires

Exactement, Les sacrifiés est véritablement un des plus purs chefs d'oeuvre de John Ford.
Peut-être cependant faut-il le voir après une certaine connaissance de l'oeuvre du cinéaste pour saisir en quoi ce film de guerre apparemment banal se distingue des autres du même genre.
En tout cas, je le confesse, la première fois que je l'ai vue, je suis complètement passé à côté. C'était trop tôt.

J'ajoute aussi que le documentaire La bataille de Midway (sur le tournage duquel Ford perdit son oeil) s'inscrit dans la même veine élégiaque et est un très grand film, dépassant allègrement le cadre du film de propagande. Il est je crois visible sur youtube en intégralité (c'est un moyen-métrage).

Écrit par : Christophe | 09/12/2012

Merci Christophe. Je suis d'accord avec toi, la connaissance que l'on a de l’œuvre de Ford, et du cinéaste lui-même, renforce la compréhension que l'on a de chaque film, comme le plaisir que l'on en retire. D'autant que sur la durée, il y a de nombreuses résonances entre les films, motifs visuels, musicaux, thématiques, obsessions... Le film cesse d'être un film de guerre comme un autre pour prendre place dans une vaste tapisserie fordienne.
Néanmoins, j'avais vu ce film enfant et il m'avait marqué. J'avais surtout retenu les scènes d'action avec les vedettes lancées sur les flots. Je crois qu'il y a toujours la possibilité de voir les films de Ford de plusieurs façons, sans qu'elles s'excluent entre elles. Après c'est avec le temps que l'on sera plus ou moins sensible à tel ou tel aspect du film.
"La bataille de Midway" est un beau film, c'est sûr, avec les voix caractéristiques de Fonda et Darwell. D'après ses biographes, c'est au bras que Ford a été blessé à Midway. L’œil, il me semble que c'est autre chose de moins spectaculaire, une infection... mais il aimait qu'on pense que c'était au combat, la part de légende :). Walsh, c'est un lapin à travers le pare-brise.

Écrit par : Vincent | 09/12/2012

n'ayant pas le McBride sous la main, je ne peux infirmer ou confirmer ça...

Écrit par : Christophe | 17/12/2012

J'ai relu cette partie pour l'occasion tu peux me faire confiance pour le bras :)

Écrit par : Vincent | 17/12/2012

Salut, Vincent. T'en souviens-tu ? La dernière fois qu'on s'est vu, à Nice, nous avons justement parlé de ce film ! Franchise, pudeur, sensualité, délicatesse : c'est tout à fait ça. Un grand Ford mineur.

Écrit par : Griffe | 22/12/2012

Bonjour Griffe, oui je me souviens bien de cette conversation et j'y ai repensé en revoyant le film. Depuis je crois que j'enlèverais "mineur". D'ailleurs, plus on connaît Ford, plus on a de l’admiration pour ses films, plus on aime ceux qui ont moins cette réputation de grands classiques pour les œuvres les plus personnelles et parfois moins connues.
Bonnes fêtes à toi et ta famille.

Écrit par : Vincent | 24/12/2012

J'enlèverai peut-être bien, moi aussi, "mineur" quand je le reverrai... Bonnes fêtes !

Écrit par : Griffe | 25/12/2012

Je viens de tomber sur cette déclaration, à mon avis tout sauf étonnante, de Tarantino : "One of my American Western heroes is not John Ford, obviously," Tarantino, who directed the Spaghetti Western "Django Unchained," told TheRoot.com in a new interview. "To say the least, I hate him." (lien sur mon nom)

Il y a décidément quelque chose de pourri au royaume des aveugles postmodernes...

Écrit par : Griffe | 28/12/2012

Tu veux me gâcher mon réveillon :) ?
J'avoue que je comprends mal pourquoi il s'est braqué sur cette histoire du film de Griffith, surtout pour en arriver à opposer Ford à William Witney ! On est en pleine confusion. Ça m'étonne quand même un peu de la part de quelqu'un censé être cinéphile et qui d'autre part porte aux nues des réalisateurs aussi peu délicats que Fernando Di Leo.

Parlant de postmodernisme, je me suis rappelé d'une réflexion de Leone qui trouvait que "L'homme tranquille" "était une chose indigne" parce qu'on y mentionnait pas l'IRA, chose absurde en elle-même mais, je m'en suis rendu compte plus tard, parce qu'il n'avait pas du voir la version originale.

L'intervention de Spike Lee est pas mal aussi puisqu'il réussit surtout à être méprisant envers Leone et le cinéma italien dans la même phrase.

Vivement le Lincoln de Spielberg !

Écrit par : Vincent | 28/12/2012

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