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04/03/2010
Un maledetto imbroglio
Adapté du roman Quer pasticciaccio brutto de via Merulana (L'affreux pastis de la rue des Merles, 1957) de Carlo Emilio Gadda par Germi, Alfredo Giannetti et Ennio De Concini entre deux peplums, Un maledetto imbrogio (Meurtre à l'italienne – 1959) est certainement un sommet de l'œuvre du réalisateur. Il fait en quelque sorte la synthèse de sa veine néo-réaliste : plongée dans tous les aspects de la vie romaine à la fin des années 50, précision du trait, jeux sur les dialectes (romain, sicilien), variété des décors et des personnages, et puis ce regard mélancolique et sombre, profondément humain, porté sur ses contemporains. Cette humanité, on la trouve de façon exemplaire dans les deux portraits de femme qui illuminent le film, la grande dame Liliana Banducci jouée avec une infinie délicatesse par la belle Eleonora Rossi Drago, et la servante Assuntina venue de la zone des castelli romani, la grande banlieue encore rurale de Rome, rôle dans lequel explose Claudia Cardinale pour sa première prestation majeure. Les mots me manquant, je citerais ceux de Pier Paolo Pasolini alors critique : «Une Cardinale dont je me souviendrais longtemps. Ces yeux qui regardent uniquement selon les angles du côté du nez, ces cheveux noirs décoiffés (...) ce visage d'humble, de chatte, et si sauvagement perdue dans la tragédie » (I film degli altri pubié en France dans Pier Paolo Pasolini, écrits sur cinéma aux éditions Cahier du Cinéma).
Germi, à travers le personnage du commissaire Ingravallo qu'il joue lui-même, qui porte sur ces deux femmes un regard plein de compassion et d'amour. Toutes les deux incarnent à leur manière ce qui manque à sa propre vie, une compagne et une fille, manque existentiel représenté par ces courts passages où Ingravallo se repose quelques instants dans sa chambre spartiate et qui expriment mieux que tout la solitude de l'homme. Tout se joue en finesse chez Germi. L'amour non exprimé pour Liliana, belle femme mûre qui ne peut avoir d'enfant, passe à travers la poupée que remarque le commissaire et, plus tard, après le meurtre, les expressions d'Ingravallo rappellent certains moments du Laura (1944) d'Otto Preminger. C'est très émouvant. Assuntina elle, la fille de la campagne, est enceinte et déclenche les instincts protecteurs du commissaire qui pourra, au prix certes d'une grande douleur, lui éviter l'implication dans le meurtre. Germi magnifie Cardinale (tous les deux de tempérament réservé se sont nous dit-on très bien entendus) et lui offre des plans d'une très grande intensité : le signe de croix en reflet dans un miroir passé, la course finale dans la poussière brûlante en traveling arrière. Il exalte chez elle à la fois son côté très terrien (l'animalité, les gestes brusques, les pieds nus) et le côté « plus grand que nature », le « tragique » de Pasolini (son regard, sa beauté, la force de son jeu).
Le film s'ouvre sur une vue de la fontaine de la Piazza Farnese à Rome accompagnée d'une charmante ritournelle écrite par Germi et mise en musique, guitare mélancolique, par Carlo Rustichelli. Il se poursuit dans un palais romain typique. Aux cris de la victime du vol répondent dix têtes qui apparaissent aux fenêtres ou dans les escaliers couverts et c'est tout un peuple bigarré qui envahi l'écran. On pensera à l'ouverture du Matrimonio all'italianna (Mariage à l'italienne), tourné par Vittorio De Sica l'année d'avant à Naples. A travers la multiplication des interventions, des répliques superposées, du chant du dialecte romain et de la vivacité du montage de Roberto Cinquini, Germi impose un rythme soutenu au film, une vivacité de forme et de sonorité (les bruits de la ville, les dialogues) qui va contraster avec la noirceur de certaines ambiances. Il y aura peu de poses, essentiellement celles d'Ingravallo chez lui et la découverte du meurtre de Banducci par son cousin (Franco Fabrizi, visqueux à souhait) traitée sur un mode à suspense.
Le travail de la caméra est toujours très virtuose (précision et variétés des cadrages, mouvements rapides, recadrages au cordeau) sans jamais que cette virtuosité ne prenne le pas sur les personnages et la progression dramatique. Ici cette virtuosité révèle une profonde connaissance des lieux et des êtres car elle s'applique de la même manière au palais romain, au village d'Assuntina, au commissariat, aux marché du centre ville et aux faubourgs pauvres. De l'intérieur de la grande bourgeoise à la chambre de la bonne, de celle du commendatore à celle du commissaire, partout, sur tout le monde, le regard de Germi est acéré, précis, sans concession sur ce que ces lieux révèlent de solitude, de misère, de froideur, mais faisant toujours ressortir ce qu'ils expriment de profondément humain. C'est le même regard que celui qui se porte sur les hommes. Germi montre crûment le fiancé d'Assuntina (le Nino Castelnuovo gentil de Jacques Demy et psychopathe chez Lucio Fulci) se prostituer pour de riches américaines, ou l'égoïsme et l'hypocrisie du cousin dont on sent qu'Ingravallo aimerait bien qu'il soit le coupable. Il révèle en deux plans le passé fasciste du mari de Liliana sans s'appesantir dessus. Tous ces aspects, cette façon de faire du cinéma à partir d'un pays, de son peuple, de ses drames, de ses espoirs et de sa complexité, c'est le Néoréalisme Italien.
Là-dessus, Germi greffe son admiration pour le cinéma noir américain. Élément déterminant, la photographie signée de nouveau par Léonida Barboni, noirs profonds et blancs incandescents, compose par ses ambiances l'hommage à une forme qui, souvent, a été également marquée de préoccupations sociales et d'une grande acuité d'observation du réel. Ingravallo porte lunettes noires et chapeau mou, les voitures sont filmées comme dans The big sleep (Le grand sommeil – 1946) de Hawks avec les intérieurs à l'éclairage étudié, et les policiers au regard désabusé arpentent la ville comme chez Fuller ou Kazan.
Dernier aspect important dans ce film, l'humour qui me semble annoncer, même si l'on reste encore dans un véritable drame, le virage radical vers la comédie pure et dure que Pietro Germi effectue avec son film suivant. D'autres films de Germi ne manquent pas d'humour, mais celui-ci vient essentiellement de tel trait de caractère d'un personnage. Cette fois, le traitement global de plusieurs seconds rôles importants relève de la comédie. L'étrange commendatore, la victime du vol, est joué sur un registre grotesque par Ildebrando Santafe tandis que les deux policiers sous les ordres d'Ingravallo rivalisent de gestes et de répliques de pure comédie. On retrouve ici Saro Urzì en sicilien à l'accent à couper au couteau d'autant qu'il a la fâcheuse manie de parler en mangeant ses pannini. Son collègue, joué par l'excellent Silla Bettini a des hésitations délicieuses. La séquence du coup de fil aux carabiniers est un joli moment burlesque. Associé aux portraits de groupes colorés et bruyants, l'ensemble atténue pas mal la noirceur du propos et rapproche une nouvelle fois Germi de Ford, grand maître de la rupture de ton.
Chronique pour Kinok
Photographies : captures DVD Carotta
Sur le Mague
Sur Kurosawa cinéma
Sur L'alligatographe
La page Wikipedia Italie (en italien, donc) pleine d'informations
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03/03/2010
Si sauvagement perdue dans la tragédie
11:13 Publié dans Panthéon | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : pietro germi, claudia cardinale | Facebook | Imprimer | |
01/03/2010
Il ferroviere
Il ferroviere (Le disque rouge – 1956) est à la base une idée d'Alfredo Giannetti qui co-signe le scénario avec Germi et Luciano Vincenzoni dont c'est l'un des premiers travaux. Vincenzoni sera dans les années 60 le scénariste de quelques fleurons du western italien signés Léone, Corbucci et Sollima. Germi et Giannetti construisent leur histoire à partir d'observations prises sur le vif, travaillant leur scénario dans un bar identique à celui du film, fréquenté par des cheminots à la retraite, allant jusqu'à leur en lire des passages pour en tester la justesse. Le film est centré autour du personnage d'Andrea Marcocci, conducteur de locomotive haut en couleurs, un homme à l'ancienne qui boit sec, chante fort et joue de la guitare jusqu'à point d'heure avec ses camarades de travail au bar du coin. Un homme rigide, emporté, violent parfois, mais sensible, fidèle en amitié, fier de conduire un engin moderne sur une grande ligne. On imagine sans peine ce que Germi a pu mettre de lui-même dans le personnage, lui qui était réticent à le jouer (le producteur Carlo Ponti aurait aimé Spencer Tracy) et qui se fit doubler pour la voix (par Gualtiero De Angelis, la voix italienne de James Stewart). Au final, le film est dédié à sa fille, Linda, et sa composition magistrale.
L'une des forces du film est de faire vivre avec beaucoup de subtilité tout un ensemble de personnages autour de cette figure paternelle. Marcocci est au centre mais pas central. Il ferroviere est raconté du point de vue de son plus jeune fils, Sandro, ce qui donne parfois au film un côté Ladri du biciclette (Le voleur de bicyclette – 1948) de Vittorio De Sica avec ce rapport d'admiration du fils au père qui reste le dernier soutien face à la pression sociale. Le film explore également la trajectoire liée de la fille, Giulia jouée par la superbe Sylva Koscina, qui incarne le désir de modernité et s'oppose avec violence aux côtés les plus déplaisant du père, tandis que le personnage de la mère, Sara jouée par Luisa Della Noce, apparaît comme chez John Ford le point de stabilité et de cohésion de la famille. Germi lui réserve quelques unes des scènes les plus sensibles, en particulier celle où elle s'épanche sur son jeune fils, moment bouleversant où elle exprime son idéal de vie et son désespoir de le voir inaccessible. Il faut également citer la composition de Saro Urzì en Gigi, collègue et ami fidèle d'Andrea, l'acteur étant par effet miroir, l'un des acteurs fétiches et l'ami de Pietro Germi.
La mise en scène de Germi se déploie autour de ces personnages avec précision et virtuosité. Le réalisateur compose de saisissants tableaux de groupes, des scènes de bar à la fête de Noël finale, dynamisés par des mouvements vif de la caméra qui donne un tempo soutenu à l'ensemble, magnifiés par le noir et blanc superbe de Léonida Barboni, très contrasté avec de noirs très sombres, des ambiances nocturnes émouvantes, et porté par une belle partition de Carlo Rustichelli avec sa dominante de guitare. Il ferroviere est une véritable épopée ouvrière comme ont pu l'être Grapes of Wrath (Les raisins de la colère -1940) ou How green was my valley (Quelle était verte ma vallée – 1941) de Ford. On retrouve d'ailleurs de ce dernier film l'évocation des mutations de la classe ouvrière à travers le parcours d'une famille. Germi aborde sans concession ni romantisme réducteur trente ans de l'histoire italienne. Le personnage d'Andrea est un homme du passé qui souffre du brutal développement de l'Italie des années 50. Il incarne encore le patriarcat intransigeant, la domination masculine et la fierté de l'ouvrier comme pouvait l'incarner le Gabin des années trente. Andrea accepte mal le désir d'indépendance de son fils aîné et de sa fille. Il provoque par sa rigueur, ses affleurements de violence, mais aussi par sa rude pudeur, l'éclatement de la cellule familiale. Face à la logique du syndicat et contre la machine administrative qui le rétrograde suite à un accident, il tente de s'affirmer comme individu, faisant le choix de refuser la grève pour retrouver sa position sociale. Un choix impossible qui lui fait perdre sur les deux tableaux. Germi l'isole alors, que ce soit au milieu des groupes (la scène du tramway) où dans sa propre maison, le montre en déséquilibre dans des scènes qui se déroulent dans les escaliers quand il y croise sans plus savoir que faire sa fille ou son fils. Un choix profondément humain pourtant qui vaudra bien des reproches à Germi mais qui, par son ambiguïté même, rend le film profondément juste et intemporel. On peut mesurer combien ce genre de films manque aujourd'hui, combien on a perdu le goût, le talent de faire vivre ce type de milieu, de gens, mis à part peut être Robert Guédiguian qui a su montrer les classes populaires comme des êtres de chair et de sang capables de sentiments forts, d'ambiguïtés et d'humanité. Avec sensibilité sans sensiblerie.
Chronique pour Kinok
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Photographies : capture DVD Carlotta
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