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19/11/2009
Rio Bravo (partie 3)
Quelques mots encore sur un personnage négligé, celui de Pat Weeler. Joué par le fordien Ward Bond, ami de jeunesse de Wayne, Weeler me semble l'unique figure réellement paternelle du film. Il conduit un troupeau qui traverse Rio Bravo et se retrouve coincé au milieu du conflit entre Chance et Burdette. Dramatiquement, il est un bon prétexte pour faire passer les informations de base sur la situation. Weeler est un ami de Chance, mais c'est un homme établi, respectable et responsable. Son arrivée et son acharnement à proposer son aide au shérif font penser à un père qui débarquerait dans l'appartement de son fils et voudrait lui donner quelques bons conseils. Très diplomatiquement, Chance refuse. Il ne le reconnaît pas comme compagnon de jeu. Mais Chance ne se rend pas compte, une nouvelle fois, des risques que l'on prend pour lui. C'est Carlos qui le prévient d'avertir Weeler de rester discret. Résultat, Weeler est abattu en pleine rue et pour Chance, c'est le premier drame de sa vie, son premier deuil quand ses amis ont déjà fait l'expérience de la perte (L'amour, le mari, la terre).
Pour être complet sur les acteurs, il faudrait mentionner le grand absent, Harry Carey Junior, un fordien lui aussi, alors en disgrâce et en proie à des problèmes d'alcool. Comme il est en bonne position au générique, j'ai cherché pendant des années où il pouvait bien se cacher. J'ai fini récemment (dans l'autobiographie de Carey et le bouquin de McCarthy sur Hawks) par apprendre que, ivre, il avait froissé le réalisateur et que son rôle avait ainsi été coupé au montage. Rio Bravo est également riche en figures de seconds couteaux comme Claude Akins (Vu chez Walsh, Fuller, Boetticher et Zinnemann), John Russel (Le méchant patron de Pale rider (1985) de Clint Eastwood), Yakima Canutt (illustre cascadeur, en particulier pour Wayne), Bob Steele (Il faut lire sur le sujet l'article plein d'humour de l'ami Tepepa), Walter Barnes (qui jouera dans plusieurs westerns italiens dont l'inénarrable Giarrettiera Colt (1966) de Gian Rocco où il est un général mexicain maladroit et grotesque) ou encore Chuck Roberson (Qui donna un coup de main à Ford, Boetticher, Fuller ou Mann).
Avec Rio Bravo, Howard Hawks atteint le point de perfection de la forme classique hollywoodienne. C'est l'oeuvre manifeste de ce qu'un film doit être pour lui : une situation claire, des personnages forts, cinq ou six « bonnes » scènes reliées « du mieux possible ». Son idée est d'immerger le spectateur au sein du groupe et de lui faire partager sa vie en un lieu et un temps déterminés. Avec ses trois jours dans un petit village de l'ouest, Rio Bravo est une épure obéissant aux lois du théâtre classique. Pour un western, il est anormalement long. Avec de tels éléments, Boetticher ou De Toth auraient troussé un film de 80 minutes. Hawks met deux fois plus de temps. C'est que si le spectacle du western (fusillades, confrontations, embuscades, cavalcades) est bien présent, les transitions, les pauses, les temps habituellement morts sont ici bien vivants.
L'immersion du spectateur dans ce petit monde qui contient l'univers passe par la fameuse caméra à hauteur d'homme de Hawks. Il utilise un format d'image (1,88 : 1) intermédiaire entre le classique et le cinémascope qui aurait été ici incongru pour un western de chambre. Ce format permet de limiter strictement les gros plans, généralement réservés aux détails signifiants (Le poing de Dude sur son genou, le crachoir, le verre de bière), et de cadrer les personnages en leur donnant de l'air pour mieux appréhender leurs interactions. Et comme une invitation, Hawks nous réserve la place de choix dans le dispositif. Ainsi, lors de ses visites à Feathers, Chance reste le plus souvent un peu en avant de la porte d'entrée, axe fixe se confondant avec celui de la caméra et le regard de Hawks. Il observe le ballet de la jeune femme qui s'avance, recule, tourne, s'approche pour l'embrasser et c'est nous qui sommes sous le regard piquant d'Angie Dickinson, position enviable s'il en fut. La scène musicale est construite pareillement. Dès que Chance a posé ses fesses sur le bureau, la caméra épouse son regard et nous intègre en douceur dans ce moment de grâce. Rio Bravo est terriblement séducteur. La photographie en Technicolor et couleurs chaudes de Russel Harlan participe au sentiment de bien être. Le soleil n'est jamais trop chaud, la nuit jamais trop noire. Les décors intérieurs, sobres mais soignés, dégagent le même sentiment paisible. Même les quatre murs rustiques du bureau du shérif semblent un endroit agréable.
Achevant d'harmoniser l'ensemble, la musique de Dimitri Tiomkin joue la décontraction classique. Pas de thème tonitruant pour ouvrir le film mais une ballade nostalgique (But my dreams, like the songs, she sang in Spanish / Seem to vanish in the air; I wonder where), un mélange d'accents jazz « cool » pour le thème de Feathers, d'exotisme avec le fameux Deguello, de folk langoureux avec My rifle, pony and me et rock années 50 avec Cindy. Un mélange étonnamment homogène et tout à fait atypique dans le western des années 50.
Contrepoint à cette décontraction, une mise en scène toute de rigueur. Hawks se refuse à des effets trop marqués, le plus spectaculaire restant la contre-plongée sur Wayne au tout début. Les scènes d'action sont construites sur des lignes géométriques fortes. Une verticale et deux horizontales pour la scène de la bière sanglante, deux perpendiculaires pour la scène du pot de fleurs et un arc de cercle pour le règlement de compte final. Ces lignes sont définies par la position des personnages dans le décor (La file des hommes de Burdette dans le bar par exemple) et le montage s'organise autour de ces axes. Ce jeu géométrique se double d'une dimension morale puisqu'il s'agit pour les personnages de tenir leur position pour être à la hauteur : lancer le pot de fleurs pour Feathers, entrer par devant le saloon pour Dude où déterminer la position du tireur embusqué dans les combles. C'est encore Chance le moins doué dans ses calculs puisqu'en descendant l'escalier, il se prend les pieds dans une perpendiculaire traîtresse tendue par les hommes de Burdette. OK, je m'acharne un peu.
C'est ainsi que Rio Bravo est grand. Peu de films donnent ainsi une telle sensation de familiarité, l'envie irrépressible de faire partie du film, d'enlacer Feathers, d'embrasser Chance, de partir en patrouille avec Dude, de pousser la chansonnette avec Colorado et Stumpy. Le film dégage une chaleur humaine assez rare.
Contemporain de North by nothwest (La mort aux trousses) d'Alfred Hitchcock, de Some Like It Hot (Certains l'aiment chaud) de Billy Wilder et du Ben Hur de William Wyler, Rio Bravo fait partie du bouquet final d'un système qui se décompose au moment où ailleurs dans le monde s'affirment d'autres façons de faire des films, de nouvelles générations de metteurs en scène, de nouvelles exigences. Les années 60 seront douloureuses pour le cinéma américain. Mais elles passeront. Hommage au cinéma muet des origines, aboutissement d'une forme classique et d'une méthode créative unique, Rio Bravo a su également être ouvert sur la modernité ce qui lui a permis de traverser les outrages du temps et à l'art de Howard Hawks d'inspirer nombre de cinéastes aussi divers que John Carpenter, François Truffaut, Georges Romero, Sergio Corbucci, Quentin Tarantino, Éric Rohmer, Enzo G. Castellari ou Steven Spielberg. Son héritage est bien vivant et bien solide, while the river Rio Bravo flows along.
Photographies : Allan Grant pour Life sur le plateau en 1958, source Life
Et quelques liens :
Les dialogues (VO) du film sur Scriptorama
Sur DVD classik
Sur le Ciné-club de Caen
Par Kaleem Omar
C'est qui ce type dans Rio Bravo ? sur Ecrans
Sur Filmcritic (en anglais)
Par Jim Monaco
08:30 Publié dans Cinéma | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : howard hawks | Facebook | Imprimer | |
Commentaires
Ah ha ha, je ne pensais pas que tu allais parler de Bob Steele quand même, bravo! :-)
Écrit par : tepepa | 20/11/2009
J'avais beaucoup aimé ta note. Moi qui pensais bien connaitre le film, j'en avais encore appris. Je m'en serais voulu de ne pas te citer et du coup, j'ai prolongé mon exploration et j'ai trouvé ce lien avec Barnes. Je me suis abstenu sur Gordon Mitchell parce que malgré des visions attentives, je ne le repère pas.
Écrit par : Vincent | 24/11/2009
De tous les textes que j'ai lus sur Rio Bravo, celui-ci est sans doute le plus beau et le plus édifiant. Un grand... Bravo (tiens !) pour cette analyse, Vincent, qui transpire votre amour pour l'inusable western que voilà. Plus je le revois et plus j'y repense, plus je trouve que c'est la plus belle chose jamais sortie des studios hollywoodiens. Oui, j'ose. C'est le genre de film (mine de rien pas si courant) dont on abandonne l'univers, les personnages, avec un pincement au cœur, triste de devoir - déjà - quitter l'aventure. Et à chaque fois qu'on s'y remet, c'est le même plaisir. Non en fait il se décuple sans arrêt.
Faisant partie de ceux qui se passionnent autant pour le western italien que le classique, je remarque - reprenez-moi si je me trompe - que deux types distincts se détachent plus ou moins de ce cercle d'inconditionnels: ceux qui placent La Prisonnière du Désert et Il était une fois dans l'Ouest tout devant et ceux qui font la même chose avec Rio Bravo et Le Bon, la Brute et le Truand. Je me rallie décidément à la seconde catégorie, tant l'humour me parle plus que le crépusculaire.
Écrit par : Dédé le Teubé | 05/09/2013
Bonsoir Dédé, et... un grand merci ! Je l'ai médité longtemps, ce texte là. La plus belle chose, je ne sais pas, pour moi je serais tenté de dire oui, mais mon amour du cinéma de Ford est très puissant aussi :). Pendant un temps, je préférais "La prisonnière...", puis je suis revenu à "Rio Bravo".
Pour essayer de vous répondre, moi aussi je fais le grand écart entre italien et américain (c'est pas si courant). Il y a une cohérence entre les deux paires de choix, mais franchement j'aurais l'impression de devoir choisir entre mes enfants.
Écrit par : Vincent | 08/09/2013
Vous avez raison, à de telles altitudes il serait inutile d'établir une quelconque hiérarchie. Je reste d'ailleurs complètement abasourdi par la force des quatre derniers films de Leone et la plénitude intacte qu'ils procurent même après les avoir tous vus maintes fois. Quant à Ford, je pense ne pas trop prendre de risques en avançant que je l'admire autant que vous. Cela dit, avec le temps je pense que le cinéma de Hawks me parle encore plus, surtout quand on sent qu'il a fait exactement ce qu'il a voulu (Rio Bravo bien sûr, mais aussi Seuls les Anges ont des Ailes, Le Port de l'Angoisse et quelques autres). Mais encore une fois, à de telles cimes ce n'est plus qu'une question de préférence intime... n'est-il pas ?
Écrit par : Dédé | 11/09/2013
Ravi que nous ayons ces goûts communs. Ford et Hawks, c'est très dur :) Le meilleur, c'est le dernier que j'ai vu ! Peut être qu'avec l'âge, Ford me "parle plus" à cause de certains thème, d'une certaine mélancolie qui n'est pas dans le style de Hawks. Mais j'ai revu il y a peu "Red river" et c'était toujours aussi grandiose et Hawks a un sens de l'humour incomparable.
Écrit par : Vincent | 02/10/2013
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