25/01/2014
Vérités et mensonges
The fallen idol (Première désillusion) – Un film de Carol Reed – 1948
Texte pour Les Fiches du Cinéma
Quand on est enfant, le monde est un endroit merveilleux où tout est vrai. Le père Noël vit au Pôle Nord, Peter Pan vole et la petite souris récupère les dents tombées. Puis petit à petit, on apprend que tout est faux et le monde perd de sa magie. Il devient quelque chose d'autre, moins facile, souvent plus terne. On grandit. Les adultes entretiennent ces mensonges, peut être par nostalgie, mais ils s'illusionnent avec d'autres choses : le pouvoir, l'amour, l'art, la religion. Le mensonge est peut être nécessaire pour vivre et la vérité à manier avec précaution. Voici des questions intéressantes à aborder à travers le cinéma, art de l'illusion et du mensonge par excellence, du faux-semblant, du trucage et du jeu. Un art qui trouve probablement sa vérité dans ses artifices.
The fallen idol (Première désillusion) que réalise le britannique Carol Reed en 1948 aborde ces thèmes de manière magistrale. Le film raconte l'histoire d'un petit garçon, Philippe, fils de l'ambassadeur de France à Londres. Il vit dans cette grande demeure comme dans un monde de conte de fée, cavalant sans cesse d'un niveau à l'autre, solitaire, laissé à lui-même par ses parents si occupés. Connaissant les moindres recoins, il observe la vie des adultes, élève un orvet dans un trou de mur et se régale des récits du majordome Baines, récits d'aventures exotiques, de combats héroïques et d'animaux sauvages. Philippe voue une admiration sans bornes à Baines qui est bien sûr un homme ordinaire et sympathique, à l'étroit dans son costume d'adulte et qui trouve, en s'occupant du garçon un exutoire à son propre imaginaire. C'est aussi que Baines est marié à la gouvernante de l'ambassade, une de ces gouvernantes à la manière de la Mrs. Danvers du Rebecca d'Alfred Hitchcock. Autoritaire, frustrée, sadique, menteuse elle-même mais autrement, elle exerce sont petit pouvoir sur son mari et sur Philippe en véritable fasciste domestique.
Le scénario de The fallen idol est dû à Graham Greene. Le grand écrivain collabore deux fois avec Reed, sur ce film puis enchaîne sur The third man (Le troisième homme) juste après. Si l'on en croit les protagonistes, l'expérience fut bonne. On retrouve dans le développement de l'histoire les motifs favoris de l'auteur : mensonge, faux-semblants, manipulations psychologiques, mythomanie, et cette aspiration un peu désespérée à se sortir des rigidités d'une société aux valeurs faussées. Le film se focalise sur un moment dramatique qui va se résoudre en énigme policière. Le moment où les mensonges amusants de Baines et ceux, innocents, de Philippe, vont basculer dans les mensonges autrement dangereux des adultes. A l'occasion d'un voyage de ses parents, Philippe échappe à la garde de Mrs Blaine et découvre fortuitement le secret du majordome : il est amoureux d'une belle française, Julie, et envisage mollement de s'enfuir avec elle. Coincé, Blaine ment. Elle est sa nièce et ceci, et cela... Philippe bien sûr ne voit pas le changement de nature du mensonge que révèle la mise en scène et les complexes jeux de regards. Voilà nos héros en pleine fuite en avant et Philippe confronté à une terrible épreuve. Quand le couple provoque bien involontairement la mort de Mrs Blaine, la police débarque. Philippe, fidèle à son ami comme peut l'être un enfant, tente de le sauver en multipliant les mensonges. Puis conscient qu'il doit dire la vérité, il a tellement menti qu'il n'est plus cru. L'idole du titre qui s'écroule, c'est l'image d'un Blaine fort et aventureux. C'est aussi, sérieusement surévaluée, la valeur que l'on peut accorder à la vérité. Le spectateur est pareillement malmené dans ses certitudes puisque c'est en disant la vérité pour arranger les choses que Philippe risque de perdre son ami en faussant le réel. Car une vérité peut en cacher une autre. Et heureusement qu'il n'est pas cru.
Un sujet en or à la mécanique de pur suspense parfaitement huilée. Carol Reed sert ce récit d'une mise en scène somptueuse. Après Odd man out (Huit heures de sursis) en 1947 et avant The third man, il réalise un trio exceptionnel d'inventivité visuelle, de maîtrise et d'intensité dramatique, occupant d'une certaine façon la place laissée vacante par Alfred Hitchcock resté à Hollywood. Il adopte le point de vue de l'enfant pour nous faire partager sa vision du monde quotidien par un travail de caméra très mobile qui parcourt tout l'espace de l'ambassade, grande demeure classique aux multiples recoins. A l'extérieur, Reed alterne avec un égal bonheur les décors quotidiens (la pâtisserie où Philippe découvre le couple, le zoo) avec ceux déformés par la perception des personnages, héritage de l’expressionnisme, avec cette impressionnante scène de la fugue nocturne dans les rues brumeuses (forcément) de Londres. La scène est digne d'un film d'horreur gothique avec ses cadres déformés, plongées et contre-plongées, effets d'ombres très noires et très étirées. Reed filmera Vienne de la même façon l'année suivante. La photographie est cette fois signée du français Georges Périnal à qui l'on doit celle assez sublime de The Life and Death of Colonel Blimp de Michael Powell et Emeric Pressburger en 1943 et celle de leur version du Voleur de Bagdad en 1940 qui lui valut un oscar. Périnal a travaillé pour Jean Grémillon, René Clair, Jean Cocteau, Michael Powell, Charlie Chaplin et Otto Preminger, cela donne une idée du niveau d'exigence visuelle. Passé ce morceau de bravoure, le film déplace le point de vue de l'enfant sur le majordome. Quand la partie policière prend le pas, l'empathie que l'on porte au personnage de Blaine, nourrie de la délicatesse dans la description de sa romance avec Julie, déplace les enjeux. Nous nous attachons alors aux personnages adultes, à leur qualités et à leurs rêves d'adultes. Le suspense provoque également l'identification au couple adultère mais sincère d'autant que l’interprétation de Ralph Richardson et de Michèle Morgan (ah, ces yeux...) est virtuose. Reed reviendra sur la détresse du petit garçon à la toute fin pour un final un peu amer mais tempéré d'une pointe d'humour à travers les portraits des policiers excédés par le gamin.
Le jeune Bobby Henrey, parfait débutant choisi par Carol Reed, est remarquable dans le rôle de Philippe. Le rôle est complexe et ce n'est jamais facile de faire tourner un enfant. Prenant son temps (huit mois de tournage), Reed obtient un des grands portraits de l'enfance à l'écran. Sonia Dresdel est tout aussi parfaite en Mrs Baine, le genre de femme que l'on adore détester. Michèle Morgan donne beaucoup de présence au seul personnage stable de cette histoire, ce qui le met un peu en retrait. Il y a beaucoup à dire sur la performance de Richardson, tour à tout drôle, pitoyable, émouvant, courageux et lâche. L'acteur fait passer cette complexité par de subtiles nuances tout en conservant cette raideur qui sied à un sujet de sa gracieuse majesté qui plus est majordome. Son aspiration à une autre vie, sa capacité à être proche de l'enfant comme de la romantique Julie, sa passion véritable pour elle, sa façon de raconter des histoires comme si elles étaient vraies, en font un personnage d'une grande richesse humaine. The fallen idol est à tout point de vue un régal pour les yeux et l'esprit. Une œuvre majeure d'un cinéma britannique trop souvent négligé.
Photographies Rex Features
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