Et le lendemain... (09/04/2007)
Première surprise, il me faut répartir également mes louanges entre Jeanne Balibar et son partenaire Guillaume Depardieu. Dès les premiers plans dans l'église du monastère si présente que j'avais l'impression d'en sentir le parfum, dès ce premier mouvement qui s'approche du dos massif du général Armand de Montriveau, Depardieu impose une présence physique qui appelle le souvenir des créations de son père à son meilleur pour Truffaut, Blier, Pialat ou Ferreri. Il est « une force qui va », massif, déterminé, maladroit un peu aussi, tentant de contenir l'énergie de l'ex-général d'Empire et explorateur africain, imposant cette densité au sein de la délicatesse immémoriale du couvent comme dans les précieux et vains salons parisiens de la Restauration.
Face à cette force, le duchesse de Langeais est toute finesse de traits et de corps, presque fragile et pourtant animée d'un grand feu intérieur né de sa passion. Tout en elle est fait de contrastes violents : frivole et profondément amoureuse, coquette et idéaliste, calculatrice et abandonnée. Dans leur affrontement qui constitue le coeur du film, Rivette joue admirablement de leur complémentarité. J'avais pensé intituler cette chronique « Acier contre acier » selon les mots mêmes de Blazac repris par Rivette, mais le critique de Politis y a pensé avant moi. Du coup, celui que j'ai choisi est plus en relation avec le style du film. Car, seconde surprise pour moi qui ne suis pas un grand familier de l'oeuvre du réalisateur, Ne touchez pas la hache est un film dans la tradition des grands films muets. Précision des cadrages, majesté des plans et du rythme, force des ellipses, expression physique des acteurs, tout ramène à cet art devenu si rare. Et avec beaucoup d'humour Rivette utilise des intertitres qui scandent ses scènes : «Et le lendemain... », « trois mois plus tard » etc. La très belle scène finale m'a irrésistiblement fait penser aux histoires de vampires de Murnau ou Dreyer avec sa mer si étale, son navire, ses couloirs du couvent et la découverte du corps de la duchesse. Je suis persuadé que l'on pourrait voir le film avec un simple accompagnement au piano et que l'on s'y attacherait tout autant. Paradoxe à nouveau puisque c'est un film très dialogué et que la « tendre guerre » entre le général et la duchesse est une guerre des mots autant que des corps. Le film est construit entre ces deux niveaux : le verbal avec des dialogues brillants puisés à la source même du texte de Balzac et le non-verbal avec les mouvements des corps et les regards. Jeanne Balibar y excelle entre gestes calculés, gestes retenus, regards qui se perdent, éclairs de malice, bourrasques de passion. Rivette joue d'elle et avec elle comme d'un merveilleux instrument.
Il est bon de se rappeler que les « cinéastes sources » de Rivette sont Alfred Hitchcock et Howard Hawks, tout deux maîtres de ce style formé à l'école du muet et sachant intégrer les ressources du son. Ce type de couple dans ce type de dispositif, pour peu que l'on y réfléchisse un instant, a donné chez eux de véritables sommets. Ce sont Cary Grant et Ingrid Bergman dans Notorious (Les enchaînés) et John Wayne aux côtés d'Angie Dickinson dans Rio Bravo. Plus j'y pense et plus je trouve que la scène ou Montriveau menace la duchesse qu'il a fait enlever de la marquer au fer rouge est l'équivalent de la scène ou Feather menace le shérif Chance de sortir avec sa guêpière. On retrouve la même insolence érotique chez Jeanne Balibar et le même mélange de séduction raide chez Guillaume Depardieu. Que l'un ait fait un drame et l'autre une comédie me semble accessoire. Je suppose aussi que l'on pourrait trouver des connivences secrètes avec le travail de Robert Bresson, surtout en ce qui concerne le lien à la religion, à la passion, à la croyance. Mais je ne n'aventurerais pas sur ce terrain qui m'est bien peu familier. Voici donc quelques réflexions qui voudraient faire sentir la richesse de cette oeuvre. Il faudrait aussi citer malgré ce que j'ai écris sur les références au muet, le travail sur le son, le craquement des parquets, la résonance des pavés, le frottement des étoffes. Il faudrait évoquer la photographie de William Lubtchansky avec ses ambiances à la bougie. Il faudrait étudier la façon que Rivette a, une fois encore, d'introduire l'esprit du théâtre dans son cinéma avec les jeux sur les rideaux, il faudrait parler des apparitions de Bulle Ogier et de Michel Piccoli. Il faut surtout voir ce film absolument et s'immerger dedans complètement.
Photographies : © Moune Jamet (source les films du Losange)
Site officiel du film
17:00 | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : Jacques Rivette, Jeanne Balibar, Guillaume Depardieu, cinéma français | Facebook | Imprimer | |
Commentaires
C'est très beau, ce que vous avez écrit là.
Écrit par : Hyppogriffe | 09/04/2007
Votre message me touche beaucoup, d'autant que j'ai lu votre propre texte. J'aurais bien aimé vous suivre sur "les amants du Capricorne", mais je n'ai vu ce film qu'une fois, il y a de nombreuses années et je n'en ai qu'un souvenir vague.
Écrit par : Vincent | 10/04/2007
Argh! Je brûle de lire ta note mais je n'ai toujours pas vu le film (pas encore sorti du côté de chez moi!). Nous en reparlerons quand j'aurai enfin découvert ce film, un de ceux que j'attends avec le plus d'impatience...
Écrit par : Dr Orlof | 10/04/2007
Je m'incline devant ton courage ! Je n'ai pas pu résister à lire Positif avant de voir le film. Et je te souhaite une belle projection.
Écrit par : Vincent | 10/04/2007
Ca y est ! J'ai vu le film et te suis absolument dans tes analyses. La dimension de "film muet" m'a également frappé (comme dans "belle toujours", d'ailleurs). Et le recours au "théâtre" me paraît totalement rivettien, cinéaste pour qui rien n'advient que par le présent d'une mise en scène se déployant à chaque instant. C'est vraiment très beau!
Écrit par : Dr Orlof | 19/04/2007
Je suis ravi que tu partages mon enthousiasme. Si je n'étais pas tout le temps de droite et de gauche (façon de parler), j'y serais bien retourné une seconde fois. J'ai hâte de te lire sur le sujet et je suis sûr que n'auras pas mes lacunes pour parler de la place du théâtre dans ce film. Je l'ai sentie mais je serais bien incapable de développer.
Écrit par : Vincent | 19/04/2007
Cher Vincent,
Je vous suis tout à fait dans votre admiration pour ce grand film à la mise en scène subtile et splendide.
Je ne suis pas autant spécialiste que vous en matière de cinéma, mon domaine étant la littérature comme prof de lettres.
Mais à vous lire ainsi que quelques commentaires, il me semble comprendre ce qui a séduit sans doute Rivette dans la nouvelle de Balzac: la théâtralité même du récit.
Rivette se tient au plus près du texte. Il respecte en particulier la narration. Le premier chapitre comme le dernier forment comme les deux pans d'un rideau qui ouvre sur une "scène parisienne" par les chapitre du milieu.
N'oublions pas que le récit appartient aux "Scènes parisiennes". Le rideau se répète lors de l'entrevue à l'église entre les deux protagonistes de l'histoire. Il se répète à nouveau dans le film dès le le premier plan après l'épisode du début à Majorque. Le monde parisien est montré d'emblée comme une nouvelle version du "theatrum mundi": un rideau s'ouvre et la caméra s'avance selon un regard anonyme, celui du narrateur, qui reste invisible, énigmatique.
Cet oeil-caméra quelque peu voyeur ou inquisiteur qui passe de l'autre côté du rideau pour nous dévoiler les secrets d'une scène parisienne me semble très bien pensé par Rivette et conforme à la poétique du regard présente dans le récit balzacien.
Dès cette première scène dans un salon du faubourg Saint-Germain, la caméra s'avance vers un point de fuite représenté par une fenêtre ouverte au fond de la pièce, sorte de cadre du monde parisien qu'un autre plan montrera en contre-plongée, vue de la cour lors d'une scène de bal où l'on aperçoit en ombre chinoise des personnages dansant derrière à nouveau des rideaux, cette fois-ci des voiles translucides. Ces rideaux ont pour fonction d'induire une profondeur énigmatique des scènes et un regard.
Avec Balzac, en effet, le lieu n'est plus le cadre formel de la scène. Il n'équivaut plus au modalité de la performance. Rivette l'a rendu par l'obscurité du décor qui écrase le décor, l'efface et tient lieu d'indice d'un monde crépusculaire. Le cadre de référence devient le personnage, qui envisage la scène sous un certain point de vue. Le cadre classique allait de pair avec un oeil voyeur; le point de vue, qu'adopte souvent la caméra suppose et suggère qu'il y a autre chose à voir, qui échappe sous cet angle. Le point de vue introduit, dans la représentation, une zone d'ombre, un hors scène. La scène n'est plus l'idéal que le metteur en scène élabore à partir d'une certaine imitation du monde. La scène devient la réalité objective du monde, sur laquelle un oeil établit une vue, un point de vue.
Le personnage devient le nouveau lieu scénique à partir duquel s'élabore la mise en scène. Le personnage devient un écran incompréhensible pour l'autre. Deux codes se rencontrent. Le code de la galanterie d'un côté (Montrivaud); le code hautain et idéal du faubourg Saint-Germain (la duchesse). Mais ils ne vont plus de soi, ils deviennent incompréhensibles l'un pour l'autre et incompréhensibles aussi pour chacun. La galanterie est en crise comme les bonnes manières du faubourg. L'amour ne trouve plus de langage pour s'exprimer, le politique s'imisce dans l'intime. C'est une crise culturelle, spirituelle et politique. Les intérêts et les sentiments sont séparés définitivement pour l'un comme pour l'autre.
La scène représentée sur l'écran devient l'écran, ce qui empêche de voir ce qui s'y passe et suggère une énigme dans la scène, un hors-scène, qui se manifeste dans les lieux cachés derrière les cloisons où Montrivaud emmène la duchesse, dans l'hôtel même de la comtesse de Sérizy.
Il faut dès lors se demander si la comtesse de Sérizy n'est pas complice de Montrivaud. Il y a une scène de devant, le bal, et une scène de derrière, le lieux sordide et abject où Montrivaud a décidé de marquer au fer rouge la duchesse. Ainsi la scène de derrière met en question la scène de devant, en révèle l'abjection secrète et la brutalité.
Le roman est une sorte de réécriture de "Phèdre" de Racine; le film est aussi une dramaturgie de la passion avec une accélération du rythme à mesure que la fin approche. Mais les personnages sont inversés. Ici Hippolyte est une femme et Phèdre un homme; puis à nouveau le dernier chapitre inverse les rôles. Cette mise en miroir entre les chapitre traduit l'impossibilité de cerner la vérité; nous n'avons affaire qu'à un monde de reflets où glisse le regard sans fin.
C'est aussi une réécriture de Sade. Mais là aussi les rôles sont inversés. Le militaire séducteur est devenu une femme tandis que le militaire est sa proie. La touche nouvelle est le désir de la femme de s'émanciper des codes du faubourg; mais cette libération avorte elle aussi. Les anciens codes ne fonctionnent plus; les nouveaux codes ne sont pas assez mûrs pour organiser le lien social. C'est de cela que la duchesse meurt au fond.
Écrit par : Israël | 05/05/2007
Le rouge de la confusion m'envahit le front. Je n'ai pas répondu à votre très beau texte. Je dois avouer que je suis resté sans voix devant votre analyse, plus littéraire que cinématographique pas pas moins pertinente et qui ouvre des pistes de réflexion (racine, Phèdre) auxquelles je n'aurais pas pensé. Comme je l'ai écrit, j'ai eu l'intuition des signes du théâtre, intuition nourrie de la vision de "Va savoir", mais je n'aurais certainement pas pu écrire là-dessus avec votre talent.
Merci pour cette contribution.
Écrit par : Vincent | 16/05/2007