Tintin (14/11/2011)

 Alors, Tintin, alors ? Alors, oui, le Tintin de Steven Spielberg oui ! Ce n'est pas la première fois que je me fais la réflexion mais j'ai toujours eu tort de sous-estimer les capacités du cinéaste quand il s'engage dans un projet casse-gueule. J'étais plein de réticences : la 3D, la technique de motion capture, le souvenir d'un film pour rien avec le quatrième volet des aventures du Docteur Jones et mon regret de voir repoussé le projet sur Abraham Lincoln. Réticences balayées le temps d'un générique brillant et d'une idée aussi émouvante que géniale : dans la première minute, le Tintin de Spielberg motion-capturé se fait tirer le portrait par un dessinateur des rues bruxelloises qui a le visage de Hergé et trace le visage bande-dessiné universellement connu. Passage d'un art à l'autre, d'une technique à l'autre, de Hergé à Spielberg, de l'Europe à l'Amérique, belle idée de transmission qui définit à la fois d'où vient le film et où il entend aller. The adventures of Tintin peut commencer, puisant à la fois dans trois albums : Le secret de la Licorne, Le trésor de Rackam Le Rouge et Le crabe aux pinces d'or, mais aussi dans l'œuvre du cinéaste. De fait, le Tintin de Spielberg m'apparaît comme le véritable quatrième épisode des aventures de son archéologue aventurier, façon de boucler la boucle tant on a dit et écrit tout ce que ce personnage devait au reporter du Petit Vingtième. Ce qui est une façon particulière de voir les choses puisque Indiana Jones vient d'abord de cinquante ans de serials et de films d'aventure hollywoodiens, qui eux-mêmes ont pu nourrir l'imaginaire de Georges Rémi. Rien ne se perd, rien ne se crée, et toutes ces sortes de choses. Mais plus encore, The adventures of Tintin est une exploration de l'univers de Hergé à travers les formes du cinéma de Spielberg, une œuvre forcément hybride donc, qui justifie par là sa technique entre prises de vues réelles et animation, et qui permet au cinéaste de s'approprier le matériau du dessinateur tout en lui rendant hommage, de le trahir en lui restant fidèle.

 Cette exploration menée sur un mode ludique et à un rythme soutenu passe par de nombreux renvois : Les marins du chevalier de Hadoque sont noyés comme les esclaves de l'Amistad, un requin est pendu dans le dortoir des marins du Karaboudjan et la houppette de Tintin fend les flots comme un aileron. La progression de Milou sous les vaches est semblable à celle des raptors dans la prairie herbeuse, la vitrine de la Licorne se fend comme le pare-brise sous les doigts du personnage joué par Julianne Moore. Cela fonctionne parfois sur le mode du gag mais plus souvent sur la figure de style, sur une mise en scène qui montre combien elle se sent à l'aise avec cet univers. L'hommage, la fidélité au travail de Hergé passe par l'aisance de Steven Spielberg à s'emparer du matériau de la bande dessinée, avec une gourmandise palpable dans le rythme, l'humour et le jeu de miroir constant (Figure abondamment utilisée dans le film) entre les cases de l'un et les plans de l'autre. Cette aisance permet aussi de prendre d'autres pistes quand Spielberg, non seulement mixe plusieurs albums pour une aventure, mais encore greffe les figures de son cinéma de pur divertissement sur le récit canonique. Indiana Jones viendrait de Tintin ? Il y retourne avec plusieurs scènes d'action spectaculaires, poursuite à moto, combats des grues portuaires, séquence aérienne. Des scènes un peu trop dans l'esprit de démesure actuelle, mais qui ne doivent pas faire oublier que les aventures dessinées de Tintin ont multiplié les poursuites, les catastrophes, les accidents. Fondamentalement, The adventures of Tintin est éminemment spielberguien et l'admirateur transi retrouvera avec une jouissance certaine tel rapide travelling avant sur un visage, telle intrusion d'un avant plan dans le champ large, telle ouverture de l'espace qui sont sa signature comme la ligne claire chez le dessinateur belge.

 On peut négliger la 3D qui n'apporte (toujours) rien. Spielberg a toujours beaucoup joué sur la profondeur de champ, on oublie donc très vite le « truc », à deux ou trois effets très années 50 près (La canne que Sakarine nous agite sous le nez par exemple). La motion capture est assez étonnante, alternant des visages quasiment « réels » comme celui de Sakarine, avec le surgissement sur l'écran de figures étrangement proches de leur modèles dessinés. C'est cas de plusieurs personnages secondaires (La concierge Mme Pinson, le cleptomane Aristide Filoselle et surtout Nestor) qui semblent littéralement sortir des cases originales. Pour les protagonistes principaux, nous sommes à cheval entre la stylisation de Hergé et une volonté réaliste (détail des dents, des systèmes pileux, brillant des yeux, sueur...) qui fait un étrange effet et dont on pourra comprendre qu'elle rebute certains. Mais l'arrière-plan, les décors et accessoires sont remarquables, substituant franchement au dépouillement de Hergé, un foisonnement de détails et de textures qui évoque une plongée dans les univers de Franquin ou de Maurice Tilleux (ah, les voitures européennes des années 50 et les meubles !).

 Plus subtilement, Spielberg recherche aussi au sein de son spectacle une connivence plus intime avec Hergé. Une proximité intellectuelle et sensible. Il met en avant Haddock, et avec Le crabe au pinces d'or, l'épisode capital de la rencontre entre le marin et le jeune journaliste. En mettant en avant le capitaine haut en couleurs, hanté par les démons de l'alcool et à la recherche de la mémoire de ses ancêtres, Spielberg revient sur sa vieille obsession de la quête du père absent et ses peurs de l'autodestruction, de l'échec qui hante tant de ses héros. Il double (miroir, miroir) cette quête par celle, identique, qui motive le vilain de l'histoire, Sakarine, personnage très secondaire de l'album. Par contraste, Tintin, personnage lisse, sans famille (son père, c'est son créateur) ni sexualité, reçoit le rôle classique chez le réalisateur du maître des signes qui sera capable de remettre de l'ordre dans le chaos du monde. Tintin s'insère sans peine à la suite de Roy Neary, Indiana Jones, Oscar Schindler, ou le caporal Upham. Il analyse, agit, communique, apprend, maîtrise (plus ou moins bien) les situations et les techniques (l'avion, la télégraphie). Comme Rouletabille, autre figure ronde et juvénile, il sait s'appuyer sur le bon bout de sa raison. Et j'imagine que cette double figure : Haddock – Tintin a nourrit la passion et la persévérance de Steven Spielberg sur ce projet. C'est cette proximité intuitive avec Hergé l'homme comme l'œuvre, qui a développé l'obstination président à la réussite du film. Un cas de figure proche de la relation nouée avec Stankley Kubrick sur A.I. (2000). Et les réserves que l'on sait chez ceux qui récusent cette proximité.

 Finalement, les questions que posent The adventures of Tintin sont d'ordre plus générales et dépassent le film et le plaisir réel qu'il peut procurer. Elles concernent l'évolution des techniques, du cinéma lui-même et la place de la création. Où va t'il ? A quoi resemble t'il ? Qu'est-ce que ça veut encore dire, faire du cinéma ? Ici en particulier le jeu d'acteurs, leur relation avec le metteur en scène, au cœur d'un tel dispositif semble se dissoudre. C'est ce qui continue de me laisser perplexe. Comment imaginer filmer Edwige Fenech dans un costume à lampions pour la pixelliser ?

Edouard sur Nightswimming

Buster sur Balloonatic

23:22 | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : steven spielberg |  Facebook |  Imprimer | |