Comment être Spielberguien ? (28/01/2006)
Entre 1939 et 1940, John Ford, devenu producteur et aussi à l'aise que possible dans le système des studios hollywodiens enchaîne Vers Sa destinée, La Chevauchée Fantastique, Sur La Piste des Mohawks, Les Raisins de la Colère et The Long Voyage Home. On retrouve le même genre de périodes fastes chez Hawks, Kurosawa, Truffaut ou Fellini. Avoir du talent et les moyens de l'exprimer permet d'atteindre la plénitude de son art. Ce n'est pas un absolu mais il n'y a rien de pire pour un cinéaste que de ne pas tourner. Or Spielberg tourne, très régulièrement, et depuis dix ans multiplie les projets audacieux, construisant une oeuvre qui explore son pays, son histoire et quelque chose de son humanité. A Cette oeuvre aujourd'hui, cette oeuvre encore inachevée, il me semble n'y avoir qu'une seule comparaison possible, celle de John Ford.
Je cherchais un signe et Munich me l'a donné. Lorsque le poète palestinien, celui du premier assassinat, est filé à Rome, il entre dans une crémerie acheter du lait. Il y a une télévision au mur et elle diffuse L'Homme Qui Tua Liberty Valance. Il ne pouvait y avoir de message plus clair. Ce film de Ford est un film sur le mensonge et le meurtre comme principes fondateurs d'un pays. C'est aussi le film d'un homme rongé de culpabilité pour y avoir recouru dans le but de faire accepter ses idées, un film sur l'amertume et la stérilité qui en ont découlé. C'est un film sombre, une ambiance de film noir et une façon de mettre en perspective la violence de Valance (Lee Marvin à la limite de la caricature) et celle de Tom Doniphon, joué par John Wayne, que celui-ci exerce tout en se rendant compte qu'elle va le détruire.
Que nous montre Spielberg dans Munich ? Des terroristes palestiniens abattant des otages israéliens, oui, mais pas seulement. Il nous montre l'équipe de tueurs israéliens traquant et éliminant les responsables de la prise d'otage à coup de bombes et de fusillades, une tueuse éliminant l'un des membres de l'équipe de tueurs, les mêmes retrouvant sa trace et l'éliminant d'une sale façon, des raids de représailles, des lettres piégées, des agents doubles et triples, de la raison d'état et un état généralisé de déraison. Je n'ai pas encore lu que l'on ait relevé combien le raid israélien au Liban ressemblait à la reconstitution de la prise d'otages. Et pourtant, ce sont les mêmes arrivées furtives, les mêmes armes que l'on épaule, les mêmes portes que l'on enfonce, les mêmes visages d'hommes tirés de leur lit et abattus sur place, la même sale guerre sans prisonniers, les mêmes justifications. Spielberg filme la peur, les visages ravagés d'angoisse et de haine. « C'est ma terre », « il faut le faire », « j'ai pris ma décision », « tue-les », « tuez-les ». Il montre les mêmes certitudes d'avoir raison, les mêmes fronts butés, la même absence de scrupules, les mêmes moyens pour une même fin. Il filme ce qui tue le Proche Orient depuis le commencement, les cadavres que l'on se renvoie à la figure et qui justifient toujours de nouveaux cadavres. Le refus de l'autre. Et à travers le personnage d'Avner joué par Eric Bana, il pointe la seule possibilité de sortir de cette spirale sans fin : douter. Il pointe aussi, ce qui fait de Munich un film assez sombre, l'effet destructeur de cette spirale sur l'homme : la paranoïa totale. Très belle scène d'Avner qui rentre dans sa chambre, la pense forcée et démoli son mobilier, se souvenant de tous les pièges dont il s'est servi sur d'autres, pour finir par dormir, halluciné, dans son placard. Munich poursuit ici le discours initié dans Minority Report, discours sur une société tellement obsédé par le crime qu'elle abdique toute liberté individuelle pour un traçage de l'individu jusqu'à condamner à la vie végétative ceux qui commettrons un crime dans le futur. Car bien sûr Spielberg s'adresse en priorité aux américains. La traque vengeresse du groupe israélien renvoie à la « croisade du Bien » initiée par G.W.Bush. Son inanité est signifiée par l'ultime plan sur les tours du World Trade Center. Aux discours plein de certitudes du supérieur d'Avner, Spielberg rappelle que, plus de vingt ans après, rien n'a été réglé. Que c'est encore pire. Parce que dans les années 70, New-York est encore un refuge.
Revenons à Ford. Les deux films ont en commun de réfléchir sur les rapports entre une nation, son affirmation (ou son existence), et la violence qui est nécessaire à cette affirmation. Réflexion également sur l'effet de cette violence sur les individus et le besoin absolu de dépasser cette violence pour construire un futur. Cette image du futur se décline chez Spielberg par les nombreuses présences d'enfants, israéliens, américains, palestiniens, français. Des enfants hélas déjà prêts à la guerre mais qui peuvent espérer la paix. Chez Ford, mais c'est un homme d'avant le Vietnam, ce futur, ce sont la mise en place des dispositifs démocratiques, de la civilisation qui balaie la violence du vieil ouest. L'oeuvre de Ford, c'est l'épopée de l'Amérique avec, de plus en plus aiguës avec le temps, les contradictions qui vont avec. Et un fondamental : la communauté. L'oeuvre de Spielberg, c'est la communication entre les êtres avec, de plus en plus aiguës avec le temps, les difficultés qui vont avec. Et un fondamental : la famille. Et celle-ci, dès Duel, est souvent en crise ou dispersée. L'armée, la police, les scientifiques, les corps constitués sont le plus souvent des menaces. Spielberg a un petit fond anar. C'est un cinéaste d'après le Vietnam (et Kennedy, Matin Luther King, le Watergate, le Chili...) pour lequel les contradictions que Ford essaye de résoudre sont intenables.
Comme lui, Spielberg a exploré les différentes époques de la courte histoire de son pays. Comme Ford, il convoque les pères fondateurs (le discours de Lincoln dans Saving Private Ryan par exemple). Il cherche dans le passé une façon de lire le présent et des pistes pour le futur. Il y a le même désir, le même enthousiasme, la même fièvre à embrasser cette histoire courte et intense pour en faire la matière vive de leurs films et tenter de lire le monde. Spielberg n'est pas un historien, pas un documentariste, Munich est « inspiré de faits réels » comme Le Massacre de Fort Apache est inspiré de Little Big Horn. Munich est un thriller comme La Chevauchée Fantastique est un western mais ce sont tous les deux des portraits de l'Amérique au moment de leur tournage. Ce ne sont pas des films politiques mais ils sont éminemment politiques. Ce ne sont pas des films idéologiques, mais qui portent un regard sur une idéologie, ils sont profondément humanistes. Et si certains trouvent Munich trop basique, il faut rappeler que les Palestiniens viennent de voter pour le Hamas après que les américains aient réélu Bush et que les israéliens aient élu Sharon, qu'un diplomate israélien a critiqué le film au motif que les agents du Mossad n'avaient pas d'états d'âme tandis que le dernier survivant du commando palestinien de Munich disait ne rien regretter. Le doute, ce n'est pas gagné.
Un dernier point concernant les critiques, très localisées, sur le côté folklorique de la vision «à la Spielberg» de la France. Il suffit de revoir L'Affaire Ben Barka de Serge le Péron ou cet excellent téléfilm sur le SAC pour voir ce dont nous avons été capables en matière de groupes parallèles, coups tordus et manipulations en tout genre. Malgré le plan insistant sur la tour Eiffel, le Paris 70' de Spielberg est cent fois plus convainquant que celui 60' de le Peron.
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Commentaires
Votre analyse est très belle. J'irais même plus loin encore : la prise d'otage de Munich est filmée comme le débarquement en Normandie.
Écrit par : N.O. | 29/01/2006
Gros problème de publication avec mon blog, alors voici le nouveau : http://chrislynch3.canalblog.com/
Écrit par : chris | 29/01/2006
N.O. : merci de votre appréciation. Je vous suis sur le parallèle entre les deux séquences. Elles sont ces moments intenses, collages virtuoses de sons et d'images que je rapproche aussi de l'incendie au début d'Always, la liquidation du ghetto de Cracovie ou la révolte des esclaves de l'Amistad. Intensité dramatique de grands mouvements où l'homme apparaît très fragile et, le plus souvent, broyé. Chez Spielberg, la violence est toujours douloureuse à voir.
Chris : alors, sur Canalblog aussi ça coince ,
Écrit par : vincent | 30/01/2006
j'ai n'ai pas été enthousiasmé par Munich mais vos propos sont tout a fait pertinents.
Écrit par : L'Anonyme de Chateau Rouge | 30/01/2006
Je crois pour ma part que Spielberg manque tout simplement de talent. Son savoir-faire intermittent n'empêche pas la balourdise formelle de ses "bons produits", dont la plupart sont déjà quelques années après d'une ringardise à pleurer. Quant au contenu généralement bien-pensant, il se retrouve presque toujours englué dans une émotion des plus artificielles qui se bourre de codes, de violons, et de clichés "populaires" afin de s'imposer mécaniquement à tout bon spectateur un tant soit peu "sensible". Avec ceci, Monsieur doit être le réalisateur le plus surestimé de l'histoire du cinéma. Permettez-moi de dire : beurk.
Écrit par : Quelqu'un. | 31/01/2006
"Ca me scie les nerfs, moi, le violon" disait Blier père chez Blier fils. Citation à part, mon problème c'est bien de trouver Spielberg sous et non pas sur-estimé, quand ce n'est pas-estimé-du-tout à coup de déclarations elles mêmes bourées de clichés et d'approximations. Ford fait des westerns, Lewis fait le Pitre, Hitchcock fait du suspense, Hawks est un grand gosse et Spielberg est balourd. Du moins reste-il en bonne compagnie.
A l'anonyme de Chateau Rouge : votre texte sur Rosa est bien aussi.
Écrit par : vincent | 31/01/2006
Bonjour, Vincent. Vous écrivez : "Je n'ai pas encore lu que l'on ait relevé combien le raid israélien au Liban ressemblait à la reconstitution de la prise d'otages. Et pourtant..."
Mais non, Vincent, les deux actions ne se ressemblent pas du tout, et pour plusieurs raisons : l'une est que la prise d'otages réalisée par les Palestiniens au début n'est justifiée qu'ultérieurement et par de beaux discours télévisés. On ne sait pas très bien ce que les Palestiniens défendent, et la seule explication, donnée par tous ceux qui ont le droit de parler dans ce film, est qu'ils haïssent les juifs... Autre chose : les otages des Palestiniens sont lourdement désignés comme innocents, alors qu'au Liban ce sont les coupables (de ce massacre d'innocents) qui sont recherchés par les Israéliens. Notons le détail de la participation de Ehud Barak, qui deviendra chef d'Etat, caution de l'importance de cette action militaire. Donc : l'action israélienne est justifiée, la palestinienne ne l'est pas. Enfin, la mise en scène de Spielberg montre l'équipe olympique israélienne comme héroïque (l'un revient même sur ses pas pour se défendre), d'ailleurs il la filme en gros plans histoire de faire naître l'identification, tandis que les Arabes au Liban sont une masse d'anonymes armés et particulièrement niais car ils se font tout simplement massacrer par derrière!
Votre comparaison ne tient pas. Pratiquement chaque séquence de "Munich" justifie la guerre contre TOUS les terrorismes (en vrac, celui des Palestiniens, la R.A.F. et Al-Qaïda, puisque le dernier plan est centré sur le WTC) et défend la politique extérieure israélienne au nom de la défense du "foyer juif". Ce dernier n'a pas besoin de toute cette affreuse propagande.
Écrit par : Hyppogriffe | 31/01/2006
Bonjour, Hyppogriffe.
J'attendais vos réactions sur ce film, d'autant que c'est chez vous que j'ai appris que Spielberg travaillait sur ce projet ce qui m'avait laissé perplexe.
A l'évidence nous ne lisons pas le film de la même façon. Je ne le vois pas comme une justification mais comme un questionnement. Et le plan sur les tours, c'est plus pour moi un constat d'échec des politiques violentes liées à la raison d'état (les compromis avec les valeurs dont parle Golda Meir) qu'un encouragement à continuer ce qui a si bien échoué.
Pour ces deux scènes, en particulier, ce qui serait bien avec les blogs, c'est que l'on puisse comparer les images voire les extraits. Plus tard peut être.
Mais j'ai bien vu les mêmes axes, la même progression des commandos, les mêmes hommes tirés des lits et, quand la femme de l'un d'eux se jette devant la rafale de mitraillette pour protéger son compagnon, l'empathie en ce qui me concerne est son côté (et ce à la limite quelque soit l'intention réelle de Spielberg). Je (j'insiste son mon propre ressenti) ne vois pas des coupables et des innocents, mais des éxécuteurs et des victimes. Et chaque camp a sa part et le même homme peut être l'un et l'autre. Sinon, c'est reprendre la spirale de savoir qui a le cadavre le plus important et on en sort pas.
Sur les raisons de l'action palestinienne, il me semble qu'elle est assez explicite lors du dialogue avec le jeune homme de l'OLP (le terre spoliée). Maintenant, est-ce que ce conflit et ses raisons sont le véritable sujet du film ?
Enfin, c'est vrai que Spielberg, américain et juif, a une sympathie relative pour Israel. Je trouve son fim d'autant plus gonflé parce qu'il est quand même très critique.
Vous avez beaucoup parlé de ce film que j'aimerais voir, Paradise Now qui, réalisé par un palestinien, Hany Abu-assad, suit le parcours de deux apprentis kamikazes. Ca me semble tout aussi naturel que Spielberg suive le parcours d'un Israelien. C'est le contraire qui serait étonnant et sans doute très tordu. Et même si vous préférez le traitement des personnages secondaires (de l'Autre) de l'un à celui de l'autre, je vois dans leurs conclusions réciproques un éloge du doute... mais je ne vais pas répéter ce que j'ai déjà écrit.
Écrit par : vincent | 31/01/2006
Il y a une différence entre le violon chez Vivaldi et le violon chez John Williams. J'aime Blier père, Blier fils non. J'ai fait vite... ça a donné du global peut-être trop passe-partout. Après avoir vu La Guerre des Mondes et après avoir lu l'ensemble des critiques françaises (dans la presse et sur le web, pro et autres), je crois pouvoir affirmer qu'on le surestime assez nettement, et particulièrement depuis une certaine "nouvelle période" chez le "cinéaste", qui serait celle de la "maturité" (voir Malausat, le guignol de chez Chronicart.com). Quant à sa bonne compagnie (mais qui prétend donc le placer là ?) elle jouit d'une réputation moins injustifiée, certes, et bien plus "incassable", re-certes, mais sans pour autant se contenter de coller des étiquettes déformantes et réductrices à chacun, je crois qu'il faut raison garder et ne pas considérer Ford ou Hitchcock comme les maîtres ultimes du cinéma.
Écrit par : Quelqu'un. | 31/01/2006
Je me permets d'apporter mon petit grain de sel à ce débat naissant. Je ne suis pas un défenseur inconditionnel de Spielberg, loin s'en faut. Ce cinéaste me semble aussi brillant (techniquement) que décevant par son manque de courage qui lui fait saboter systématiquement ses films (les insupportables happy ends de Minority report et La guerre des mondes...) et par sa prétention à délivrer des "messages" à l'attention de ses contemporains - alors qu'il est incapable de se détacher d'un point de vue infantile et manichéen, et tout simplement d'oser laisser libre cours à sa noirceur sans la teinter à un moment ou à un autre de la plus consensuelle guimauve.
Mais j'ai été très agréablement surpris par Munich. Ici, pas de morceaux de bravoure - les meurtres sont dans l'immense majorité des cas filmés sans surdramatisation, et apparaissent comme ce qu'ils sont, du travail dépassionné, une routine de la mort, glaçante et déshumanisée. Ici pratiquement pas de violons sirupo-johnwilliamsiens. Même pas de réelle virtuosité. On ne cherche pas à en mettre plein la vue. Profil bas. Et surtout, surtout, pas de m(u)nichéisme : Spielberg adopte le point de vue de son personnage principal, qui perd progressivement ses illusions et découvre que répondre à la violence par la violence ne fait qu'accélérer l'escalade de la barbarie. Constat qui n'aurait certes rien de révolutionnaire s'il n'était énoncé par un cinéaste 1/ qui compte parmi les plus influents de notre époque, 2/ qui symbolise à lui seul le cinéma des États-Unis et son impérialisme culturel, 3/ qui sous-entendait il y a dix ans à la fin de La liste de Schindler que la création d'Israël "rachetait" la Shoah et 4/ qui s'exprime dans un contexte planétaire où ce type de discours devient précieux et nous permet de ne pas trop désespérer de l'avenir.
Finalement, je me permets en guise de clin d'oeil de re-reciter Hyppogriffe qui justement à propos de Paradise now, écrivait : "Ce n’est pas parce qu’on raconte la guerre depuis un seul front qu’on est manichéen." Spielberg est juif, il montre des Juifs en prise avec leur conscience. Le lui reprocher, malgré les préventions que peut susciter le personnage, me paraît un rien abusif tant sa démarche, au risque de choquer Hyppogriffe, me semble tout à fait comparable, voire parallèle, à celle d'Abu-Hassad.
Les Ombres Électriques reviendront sans doute prochainement sur Spielberg en particulier et Munich en général. Nous remercions au passage Vincent de nous avoir ajoutés à ses liens, et lui faisons savoir que nous suivons pour notre part ce qu'il écrit et publie avec la plus grande attention...
Cordialement,
Écrit par : George Kaplan | 31/01/2006
Quelqu'un, je vous suis sur Vivaldi, Williams et les "périodes de Spielberg" (mais sans doute pas pour les mêmes raisons).
Ca s'arrête là, parce que j'ignorais qu'il fallait être raisonnable pour défendre les cinéastes que l'on aime et que je suis donc tout à fait déraisonnable puisque Ford est un absolu pour moi. C'est ainsi, vous êtes tombé chez un fordien mais je ne développerais pas plus avant. Je sais qu'il y a des familles cinématographiques et qu'elles ne sont pas toutes compatibles entre elles. Les cinéastes que j'ai cité en font partie (ils sont nombreux, je ne vais pas faire une liste) et c'est sur cette idée de famille, sur cette conception et cette pratique du cinéma et de cette lecture du monde à travers le cinéma que je prétends pour Spielberg une juste place au sein de cette famille.
J'adhére tout à fait à la phrase de GK (que je salue et dont j'attends avec impatience le texte) : "symbolise à lui seul le cinéma des États-Unis et son impérialisme culturel" parce qu'il est effectivement cela mais qu'il se sert du pouvoir que ça lui donne pour le questionner.
Écrit par : vincent | 31/01/2006
Pardonnez-moi d'insister, mais... Il ne s'agit pas d'être simpliste et d'affirmer que dans l'appréciation d'une oeuvre, seule la raison se doit d'être à la barre. Bien sûr que non. Il s'agit plutôt de ne pas affirmer le contraire et de ne pas dériver vers le relativisme, erreur si courante de nos jours. S'il ne faut voir dans votre réaction qu'un sincère éloge de la passion, alors je m'incline bien bas ; cependant, je crois que la passion, loin d'être bridée par la raison, peut par elle mieux se développer, s'enrichir, etc... L'exemple de Spielberg me parait d'ailleurs à ce propos particulièrement significatif : en faisant fonctionner quelques minutes son esprit critique, on se sort bien vite de ce piège à larmes infantilisant et balourd, oui, balourd, que l'on nous tend à travers chacun de ses films. Mais passons. J'aimerais simplement que l'on ne sombre donc pas dans l'anti-intellectualisme, et que l'on ne taxe pas de snobisme ou d'élitisme tous les détracteurs de Spielberg – il me semble quand même qu'il a des défauts bien plus inspirants que celui de ne pas être un rebelle. Ford est un absolu pour vous, mais vous ne développerez pas plus avant. Dommage.
Si vous êtes "fordien", que suis-je donc, en tant qu'adorateur de Bergman, Fellini, Visconti, Pasolini, Kubrick, Lynch, Ozu, Kurozawa, Coppola, etc... ? S'enfermer dans des "familles cinématographiques" : quoi de plus triste ? A chacun son goût, est-ce là votre discours ? Ainsi donc, comme je l'ai moi-même constaté sur un forum de "cinéphiles", un "partisan" du cinéma de Fellini ne peut qu'abhorrer le cinéma de Visconti, et vice-versa... Et une telle absurdité s'expliquerait et se justifierait par le phénomène des "familles cinématographiques" incompatibles entre elles ? Je refuse alors catégoriquement d'admettre ce phénomène, car la seule "famille cinématographique" que je connaisse, c'est l'Art. Et c'est précisément au sein de cet ensemble riche et varié que, selon mon idée, Spielberg n'a pas réellement sa place. Je ne lui reconnais aucune "pratique du cinéma" sinon celle du divertissement calibré mais prévisible et ennuyeux. Concernant sa lecture du monde, je l'estime stéréotypée, bien-pensante, superficielle... Selon moi, le degré zéro de l'artiste.
Je n'adhère enfin pas à votre vision univoque du "cinéma des Etats-Unis", qui me semble insensée, car le "cinéma des Etats-Unis", c'est autant Lynch, Scorsese, ou Van Sant que Spielberg. L'ériger en symbole de l'impérialisme culturel d'une certaine tendance actuelle du cinéma hollywoodien ne serait-il pas plus exact ? Partant alors qu'il ne questionne rien, ou pas grand chose, et qu'il se contente visiblement – je n'ai pas encore vu Munich – de faire un film-message prônant la tolérance et la non-violence, on comprend aisément mon rejet. Enfin, pour répondre à votre "deuxième couche", ce n'est sans doute pas Spielberg en lui-même qui fait tant parler, mais bien plutôt la volonté de discuter avec autrui de jugements sur le beau, volonté décuplée par l'incompréhension devant cet incroyable élan d'enthousiasme – y compris chez les "cinéphiles" du web – que soulève chacun de ses films. Je n'en démords pas : je le trouve bien surestimé. Loin de me draper dans mon snobisme, j'ose cependant vous conseiller La Porte du Paradis de ce vil rebelle qu'est Cimino, film qui, en matière d'examen du rôle de la violence dans l'affirmation des principes fondateurs de l'identité américaine, me parait autrement plus intéressant.
Écrit par : Quelqu'un. | 01/02/2006
Pour commencer, je dois vous remercier d'avoir pris le temps d'une réponse si argumentée.
Passion et raison, c'est ce que j'essaye de concilier parce que j'ai envie de défendre cette place pour Spîelberg et que je pense qu'il en vaut la peine. Ceci dit je ne taxe personne ni de snobisme ni d'intellectualisme. Je comprends le rejet, en même temps je m'étonne que l'on ne voit pas certaines choses qui mes emblent évidentes (et intéressantes). Bon, ce n’et pas plus mal, ça incite à réfléchir.
La Porte du Paradis, je l'ai vu une donne dizaine de fois. C'est un film effectivement capital et magnifique et… tout à fait fordien. Votre phrase pour le définir me semble proche de celle que j'ai écrite pour parler de L'Homme qui Tua Liberty Valance. Non ? Je crois que j'ai une notion de "famille" assez large parce que, à une exception près, tous les cinéastes que vous citez me sont chers. J’aime Fellini ET Visconti. Je ne développe pas plus Ford parce que j'en parle souvent ici et que m'imposerait un long texte. Mais j'y reviendrais.
Je me retrouve quand même assez d'accord avec vous sur tout ce que vous dites, sauf sur la place de Spielberg. C'est d'ailleurs là dessus que j'avais envie de batailler car je ne vois pas un "incroyable élan d'enthousiasme" mais pas mal de cette gêne avec une facette de son travail (l'émotion, le suspense, le spectaculaire, l’utilisation de l’Histoire...) qui passe mieux avec ses contemporains. Et curieusement mieux avec ses contemporains qui ont des difficultés aujourd’hui. Rappelez vous les critiques à l époque d’Apocalypse Now, de Heaven’s Gate, de New York, New York…
Vous savez, je regrette au moins autant que vous que Cimino ne tourne plus, que Coppola ne puisse plus monter ses projets, et Friedkin, et tant d’autres. Il y a eu un bouquin là-dessus, sur cette génération qui a bouleversé Hollywood et qui s’est cassé les dents sur les années 80. Spielberg en est le vilain petit canard parce qu’il a réussi (économiquement et sur la question de l’indépendance qui est liée) et qu’il peut faire aujourd’hui le cinéma que ses collègues faisaient il y a trente ans quand ils avaient les moyens de leurs ambitions. C’est dommage qu’il soit un peu seul aujourd’hui dans cette position (il y a encore Scorcese qui se défend), mais je ne crois pas que ce soit une raison pour le mettre de côté.
Écrit par : vincent | 01/02/2006
Je m'étais promis d'analyser "Munich" dans le détail, mais les jours passent et la colère s'émousse, et de plus je gaspille pas mal de cartouches deci-delà. Et aussi, toute cette profusion de discours, toute cette confusion autour de ce film lui fait à mon avis trop de publicité.
Je vais me répéter, Vincent, en vous disant qu'expliquer seulement après-coup une action par une revendication politique (la spoliation de la terre) et la justifier a priori par la punition à infliger à des assassins, ce n'est pas la même chose du tout. Au Liban, vous vous êtes mis à la place des Arabes, je vous crois mais vous m'étonnez, car la mise en scène de Spielberg fait pourtant tout ce qu'il faut pour les faire oublier, et pour qu'on ne retienne que les visages d'Avner, de Barak, et la nullité des fedayins. Au sujet du jeune militant de l'OLP, pour ne pas avoir à me répéter, je vais redire ce que j'ai répondu à NO sur mon blog : "Il y aurait tout un parallèle à faire, images à l'appui, entre le visage ouvert et sincère de l'Israélien et l'attitude sournoisement hostile, avec la pointe cynique contre "les mouvements révolutionnaires du monde entier", du Palestinien, aussi caricatural qu'un juif de film antisémite."
Si je devais analyser le film (ce que je ferai peut-être, en fin de compte), je n'en décortiquerai pas le discours tenu par le scénario et les personnages, mais celui que tiennent les images. Mais de toute façon, comme je le dis sur mon blog, les juifs du film sont assaillis par le doute, ce qui en fait des humains au sens noble du terme, pas les Arabes qui sont soit des machines de guerre (les preneurs d'otage, les militants avec leur réthorique) soit des cyniques et des démagogues (les commanditaires de la prise d'otages, soutenus par la CIA, le KGB, etc.) C'est pourquoi, pour moi, le fait que Spielberg dise, cher Goegre Kaplan, que "répondre à la violence par la violence ne fait qu'accélérer l'escalade de la barbarie" n'a dans ce film de sens que parce que les Arabes y sont montrés comme incapables de le comprendre (rappelez-vous la métaphore des ongles qui repoussent et qu'il faut sans cesse couper, métaphore d'ailleurs qui convainc Avner qui propose aussitôt à son ancien boss de venir dîner à la maison...). Poussez plus loin votre comparaison avec "Paradise Now", duquel les Israéliens sont absents, pas comme ces Arabes qui chez Spielberg sont présents uniquement pour être humiliés par la mise en scène.
Écrit par : Hyppogriffe | 01/02/2006
Vous avez raison et d'ailleurs j'aime beaucoup L'Homme qui tua Liberty Valance, bien que Ford soit à mon sens moins fort et moins varié dans ses compositions visuelles (n'y a-t-il pas du Visconti dans la scène finale de Heaven's Gate ?). Concernant le renouveau américain des seventies, je l'ai toujours avant tout considéré comme un brillantissime élan italo-américain, excluant ainsi Lucas et Spielberg du groupe. Si je les mets de côté, c'est parce que je les trouve nettement plus faibles dans leur expression artistique d'une manière générale (goût prononcé pour l'émotion dégoulinante, recherche cinématographique quasi-nulle, tendance à tomber dans la facilité, les codes, les raccourcis, le divertissement pompier avec effets spéciaux basiques à l'appui, utilisation désastreuse de la musique, incapacité à se renouveler, manque terrible de personnalité, d'inspiration...) Que dire de plus ? Concernant le suspense, je trouve De Palma plus amusant ; quant au spectaculaire, j'apprécie mieux les belles prises de risques de Scorsese (l'avion arrachant les tuiles des toits dans Aviator m'est resté en mémoire... à l'opposé, les explosions de la Guerre des Mondes me semblent mille fois déjà vues) ; d'autre part, a-t-on jamais vu Spielberg réussir un Mean Streets ou un Conversation Secrète ? Ce n'est pas parce qu'il a de l'argent et qu'il peut se permettre deux films par an que je lui refuse un vrai statut d'artiste, mais bien plutôt, pardon de le redire, parce que je lui trouve un manque criant de talent, tout simplement. Quoi qu'il en soit, il vous suffit de regarder la critique française dans son ensemble pour voir qu'il devient de plus en plus apprécié (pour la Guerre des Mondes, on a crié au chef d'oeuvre jusque chez Télérama !).
Écrit par : Quelqu'un. | 01/02/2006
bonjour tout le monde,
Voila, j'ai lu vos commentaires et j'ai remarqué qu'à un moment vous parliez du cinema italo-américain..pourriez vous me donner des détails sur ce cinéma..car je ne m'y connais pas beaucoup en cinéma et j'ai un dossier à rendre sur le cinéma italien..un passé brillant, un avenir assuré?
donc si vous pouviez m'aider, ce serait vraiment gentil!
Merci, d'avance!
Écrit par : carotte | 15/02/2006
Chère carotte, je n'ai pas particulièrement en vue une note sur le cinéma italien, mais pour vous tuyeauter un peu, je vous donne ce lien : http://fr.wikipedia.org/wiki/Cin%C3%A9ma_italien
Bonne lecture et... voyez les films.
Écrit par : Vincent | 17/02/2006