2000/2009 : une certaine tendance mortifère du cinéma (partie 2) (14/02/2010)

Venons en maintenant aux titres emblématiques de ces fichues listes.

Mulholand Dr. (2001). Qu'est-ce que ce film qui domine si nettement les choix ? C'est un film étrange qui a faillit ne pas exister. Un film de télévision accouché en film de cinéma. Un film américain sauvé par la France. Dans la douleur. C'est surtout un grand film mortifère, un film replié sur lui-même de plusieurs façons. Il est replié sur une certaine idée du cinéma hollywoodien, de Hollywood comme cité de tous les vices, une idée déjà développée chez Wilder, Ray, Aldrich, Byrum, Mankiewicz, Altman, Schlesinger et j'en passe. De Hollywood comme usine à rêve, replié sur quelques icônes (Gilda, Vertigo, film funèbre s'il en fut). Raconté du point de vue d'un cadavre comme Sunset Boulevard (1950, encore une adresse), Mulholand Dr. est la mise en scène d'une idée de la mort du cinéma. Je connais plus enthousiasmant. Pour le film phare d'une décennie, Mulholand Dr. est replié sur le travail de David Lynch, réalisateur flamboyant mais inégal, plus à l'aise finalement quand il est bridé par une forme classique (Elephant man (1980), The Straight Story (1999)), qui répète ici son précédent Lost Highway (1997), plus carré et fascinant, revenant aussi sur des formes et des motifs (éléments ludiques, construction de l'intrigue, rideau rouge, musiques) qui firent son succès dans les années 90. Lynch emprunte aussi à Tarantino Jarmush et aux frères Cohen en matière d'humour noir et de violence (Le tueur, le cow-boy). La forme étant le fond, Mulholand Dr. est une boucle, replié donc sur lui-même, ne débouchant que sur la mort : un meurtre et un suicide. En fait de film phare, il clôture surtout un cycle riche ouvert après l'échec de Dune en 1986 et regarde en arrière. Cette idée se conforte du fait que le film est suivi d'un silence de six ans puis d'un Inland Empire qui laisse perplexe une part de ses admirateurs. Cela reste difficile pour moi de comprendre comment ce film à demi étouffé par son style, traversé d'éclairs de rancœurs (Les scènes avec le réalisateur Kesher), de terribles clichés (la découverte par Kesher de sa femme au lit), de moments virtuoses (L'audition) et ayant donné lieu à un mode d'emploi (publié dans Libération si mes souvenirs sont bons), puisse se retrouver en alpha et oméga du cinéma des années 2000.

On peut reprendre certaines de ces remarques à propos de Wong Kar-wai. In the mood for love (2000) me semble plus le point d'orgue des riches années 90 qu'une œuvre phare des de la décennie qui nous occupe. Sa perfection même semble bloquer son réalisateur. 2046 (2004), tourné d'ailleurs en partie simultanément, peut se lire comme un ensemble de variations sur l'impossibilité de retrouver la magie d'In the mood for love. C'est par là qu'il est le plus intéressant. En reprenant les mêmes schémas transposés dans un cadre occidental, My blueberry nights (2007) démontre par l'absurde que ça ne fonctionne pas et qu'il faudrait passer à autre chose.

Le cas de Gus Van Sant est tout différent. Gerry en 2002 puis Elephant en 2003 ont ouvert un cycle et définit un style. Van Sant, avec six longs métrages et quatre courts est pleinement présent dans la décennie. Il a une approche originale des corps mais n'arrive pas à pénétrer les âmes. Van Sant se pose sur les épaules de ses héros, leur tourne autour, se perd dans leur contemplation, mais ces héros restent impénétrables. Le musicien de Lasts days (2005), les étudiants d'Elephant et leurs victimes, errent comme les zombies de Romero, visages lisses et gestes posés. Le cinéma de Van Sant est un vaste constat d'échec qui ne débouche, là encore, que sur la mort. La belle affaire. Qu'on ne se méprenne pas. Ce qui me gène n'est pas la dimension tragique de la chose, mais le regard comme anesthésié du cinéma de Van Sant qui se pose dessus. « Et alors ? » m'étais-je demandé à la fin d'Elephant. « Alors voilà... » semble me répondre le réalisateur. On pourra préférer sur le fond l'approche de Larry Clark nettement plus sensible et qui filme plus frontalement, voire celle d'un Michael Moore, brouillon mais qui tente des mises en perspectives et ne nous laisse pas avec cette sensation de vide. Van Sant filme l'incompréhensible comme Antonioni filmait l'incommunicabilité. Juste une question de maux. Et question style, il me suffit d'évoquer celui de Mickael Hers qui a le chic lui aussi pour piloter les travellings arrière et saisir certains types de lumière. Du moins les gens qu'il filme sont des personnages incarnés, qui souffrent, s'aiment, vivent.

Ce cinéma que je qualifie à défaut d'autre chose de mortifère se retrouve ainsi mis en avant. Il n'est pas bien loin dans les listes, mais le champion toutes catégories c'est bien sûr Michael Haneke, Dieu me tripote, qui allie à la grande machinerie cinématographique (plans séquence, noir et blanc soit-disant léché, caméra mouvante), une insupportable dimension moralisatrice. Autre titre emblématique, le Requiem for a dream (2000) de Darren Aronofsky, chanson de geste de diverses formes de la déchéance humaine sur fond de musique branchée et d'images chic et choc à vous flanquer la migraine.

Tout aussi révélateur, le choix de Match point (2005) pour la filmographie de Woody Allen. Comme l'a souligné Ed, c'est le film le moins allenien de son auteur. Impossible de ne pas y voir le syndrome de Tchao pantin (1983), le film de Claude Berri, paix à son âme, avec Coluche si merveilleux quand il ne fait pas rire. Enfin le comique fait un film sérieux ! Peut être Allen avait-il besoin de recharger ses batteries de légèreté, peut être était-ce une manœuvre de séduction envers Scarlett Johansson, peut être était-il un peu déprimé. Toujours est-il que malgré ses qualités, le film n'est imprévisible que parce qu'il est signé Allen et qu'il est loin des peintures plus fines et plus drôles que sont Vicky Christina Barcelona (2008), Whatever works (2009) et Hollywwod ending (2002), qui dans le genre « tous pourris à Hollywood » vaut bien le film de Lynch. J'interprète de la même façon la présence de Million dollar baby (2004) et de Mystic river (2003, son film le plus sombre, bien placé dans la seconde dizaine) pour représenter Eastwood plutôt que Gran Torino (2008) qui a le gros défaut d'être un film de rédemption et de transmission réussie avec un finale ouvert sur le futur. Je ne sais pas qui a dit qu'on ne pouvait pas faire de bon cinéma avec de bons sentiments, mais on peut mesurer aujourd'hui l'étendue des dégâts.

A ces considérations, j'ajouterais pour faire bonne mesure le sentiment que me donne David Cronenberg d'un repli de son ambition de cinéma. A history of violence (2005) est quand même une habile compilation de situations du western classique (Preminger, Dwan, Rouse, Leone) adaptée d'un roman graphique, du nom de ces bandes dessinées honteuses de pouvoir être prises pour des petits mickeys, ce qui nous place en deçà de ce qu'ont pu représenter Dead ringers ou le sublime Crash dans les années 90. Terrence Malik, enfin mais ce n'est pas nouveau, continue de se désoler sur la perte d'un paradis perdu qui n'a sans doute jamais existé.

La question qui reste après tout ceci est la suivante : si l'on considère que le cinéma est un regard qui se substitue au nôtre pour nous donner un monde accordé à nos désirs (Michel Mourlet repris par Jean-Luc Godard) ou qu'il est un instrument que nous savons encore apte à nous peindre tel que nous nous voyons (Eric Rohmer dans Le goût de la beauté), quelle est donc ce désir, quelle est cette image qui est ainsi renvoyée par ce cinéma ?

Est-ce l'expression d'un sentiment propre à cette décennie de violence, de mondialisation catastrophique, de multiplexes, de zones commerciales, de vidéo-surveillance, d'idéologie de la bêtise ? Est-ce le reflet d'un monde organisé pour ne pas nous rendre heureux ? Dans ce cas, se borner à constater, déplorer, accompagner n'est pas satisfaisant. Si le cinéma doit rester l'art de son temps, il devrait bien plutôt inciter à rester debout, à se battre et à partir à l'aventure.

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