Cannes 2009 - jour 5 (29/05/2009)
La saint Quentin
Vous vous doutez que Inglourious Basterds de Quentin Tarantino était de l'étoffe cinématographique dont je me sentais à priori le plus proche. A postériori, Tarantino a eu l'art de m'introduire dans ce nouveau film avec quelques arguments implacables. Écran noir. Le générique se déroule sur The green leaves of summer, le thème d'Alamo composé par Dimitri Tiomkin pour la version réalisée par John Wayne en 1960. Déjà, mes yeux sont humides. La première scène est l'une des plus belles qu'il ait jamais tournée jusqu'ici. Il était une fois en France occupée par les nazis... une ouverture qui cite C'era una volta il west (Il était une fois dans l'ouest - 1969) de Sergio Leone, « Tu vas me chercher de l'eau », et The searchers (La prisonnière du désert - 1956) de John Ford avec le cadrage à travers la porte. Une ouverture qui est un duel psychologique de vingt minutes avec deux comédiens étonnants et complémentaires, Christoph Waltz en colonel SS Landa et Denis Menochet en paysan français nommé Perrier Lapadite (si, c'est bien son nom), avec un travelling vertical le long de la jambe du paysan qui traverse le plancher pour révéler la famille Dreyfus tapie dans la cave, avec un brusque éclair de violence aux accents d'un morceau d'Ennio Morricone composé pour Il ritorno di Ringo (Le retour de Ringo - 1965) de Duccio Tessari, le morceau aux violons furieux quand Ringo découvre l'existence de sa fille pour être tout à fait précis. Vous imaginez l'état dans lequel j'étais au bout de ces vingt minutes.
La fine équipe
Mais nous n'allons pas jouer au jeu des citations. Comme tout le cinéma de Tarantino, Inglourious Basterds est bourré de références jusqu'à la gueule. Comme tous ses autres films, c'est un acte d'amour envers le cinéma, une sorte de chant mystique à sa puissance et à sa beauté. Pour le spectateur, c'est une invitation à la jouissance et au jeu. Soyons clairs, Tarantino est absolument l'anti-Haneke, et j'irais jusqu'à dire que c'est la grandeur de cette édition cannoise de 2009 d'avoir réuni côte à côte le plaisir extrême de faire du cinéma et la douleur extrême de faire du cinéma. Et même s'il a fallu, in fine, que madame la présidente choisisse son camp.
Il y a eu un problème avec le film de Tarantino. J'ai senti dans la salle combien le public était désarçonné par ce film qui ne ressemble à rien de connu et surtout, surtout, à rien de ce qui était attendu. Ou si peu. C'est peut être le seul reproche que je lui ferai, de se vendre sur l'idée d'un démarquage ludique et violent de Dirty dozen (Les douze salopards - 1967) de Robert Aldrich, ou de ce film d'Enzo G. Castellari qui l'a si lointainement inspiré. Certes vous aurez des scalps, Brad Pitt et la batte de base-ball dans la tête du nazi. Mais le film n'est pas là. Il est tellement pas là que certains en sont venus à se demander où il était. Dès le lendemain, le chroniqueur de la revue Technikart pondait un édito rageur d'amoureux déçu, allant chercher Robert Lamoureux et le bidasses de Claude Zidi pour mieux cracher son dépit. Je peux comprendre que le spectateur ordinaire ait pu se sentir désemparé. Moi même, à une ou deux reprises, j'ai senti le doute me frôler de son aile. C'est que le jeu de Tarantino est exigeant cette fois, loin de l'exubérance physique de Kill Bill comme de la linéarité de Death Proof. Mais qu'un critique, un professionnel de la vision des films, n'arrive pas à saisir, ne cherche pas à comprendre ce qui a été tenté, ne voit pas la nature de l'audace du réalisateur, alors les bras, les yeux et les poils du dos m'en tombent. L'impression que cela m'a laissé, c'est que pour certains, il y a eu l'occasion de se payer Quentin et qu'il fallait le faire vite et le plus fort possible. C'est ridicule.
Difficile d'entrer dans la luxuriante richesse d'Inglourious Basterds sans en dévoiler les multiples et subtils ressorts. Une scène quand même pour approcher la bête, un autre sommet du film. Ça se passe dans une auberge française. Quelques soldats allemands fêtent la paternité récente de l'un d'eux en compagnie dune actrice allemande elle aussi, Bridget von Hammersmark jouée par la superbe Diane Kruger. Moment de détente avec citations diverses (Winnetou, Edgard Wallace...). Entrent deux des Basterds accompagnés d'un agent anglais, tous déguisés en officiers allemands. Leur contact c'est l'actrice. La tension monte d'un cran et s'installe. Au moment ou la scène semble s'épuiser, un changement de cadre et une voix off révèlent une pièce supplémentaire et un officier SS jusqu'ici invisible. Il a des doutes sur les accents des faux officiers. La tension remonte brusquement, Tarantino change de braquet et nous mène jusqu'à un nouveau sommet. L'issue de cette scène (vous apprécierez les efforts que je fais pour rester évasif) remet en cause tout ce que l'on a pu imaginer depuis 20 minutes. Nouveau cadrage qui révèle cette fois un escalier, nouvelle voix off. Il y avait encore des gens que l'on avait pas vu. On repart sur une nouvelle situation, tendue à nouveau jusqu'à l'ultime résolution. Jeu avec l'espace, suspense basé sur le cadre et le hors champ, art de la tension, interprétation savoureuse, ruptures de ton, violence sèche entre Hawks et Corbucci organisée géométriquement, cette scène donne le vertige.
Après, il faut dire la transgression de Tarantino dans ce film. Il a fait là quelque chose qui ne se fait pas, que je ne crois avoir vu au cinéma que chez Chaplin ou Tex Avery. En fait, je ne peux rapprocher l'idée finale que de celle du film de Corbucci, Il grande silenzio (Le grand silence - 1968). Pour ceux qui le connaissent, ça vous donnera une piste, mais il faut inverser. Tarantino pousse la logique d'un genre à son extrémité en allant au bout du principe de fiction, de la cohérence interne du conte. Il était une fois... Quand on embrasse une grenouille, elle devient un prince. Cela n'a rien à voir avec les images provoquantes qui séduisent ou font hurler, celles de Haneke ou de Von Trier qui peuvent aller très loin dans ce qui est montré. C'est plus gonflé, plus radical, c'est amener le spectateur au bout de la logique de son désir relativement au film. C'est l'illustration littérale de la fameuse et belle formule d'Alfred Hitchcock, « Mon amour du cinéma est plus fort que n'importe quelle morale ».
Alors un homme capable de filmer le gros plan sur la cheville de Diane Kruger interrogée par le colonel SS, un homme capable de filmer les larmes qui envahissent les yeux de Lapadite quand il se rend compte qu'il craque et va trahir, un homme capable de filmer Mélanie Laurent dans sa robe rouge d'une façon qui devrait faire rougir de honte tous ceux qui l'ont filmée avant, Lioret compris, un homme capable d'un film de studio américain parlé à 60% en français, allemand et italien, un homme qui donne comme nom de code à un personnage « Antonio Margheriti », un homme capable d'interrompre son film pour nous donner une leçon sur le film nitrate, un homme capable de filmer son cinéma parisien comme François Truffaut filmait son théâtre dans Le dernier métro (1980), Un homme qui filme ce cinéma comme un temple avec la réplique « Il est beau votre cinéma, on dirait une église » et qui retourne la symbolique du Mal contre lui même (les nazis avaient pour habitude d'enfermer les populations civiles dans les église et les synagogues avant d'y mettre le feu), un homme capable de terminer son film sur cette réplique de Brad Pitt « Je crois que je viens de faire mon chef d'oeuvre », cet homme est fou. Et nous avons besoin des fous. Cet homme dis-je, ne doit avoir droit qu'à notre plus profonde admiration. Vous ferez bien ce que voulez, la mienne lui est acquise.
Photographies : © Universal Pictures International France
(à suivre)
07:15 | Lien permanent | Commentaires (16) | Tags : cannes 2009, quentin tarantino | Facebook | Imprimer | |
Commentaires
Ah, ça fait plaisir de lire ça... Je pensais aussi m'y atteler mais j'ai un peu de mal à écrire sur ce film sans en dévoiler les grandes lignes du récit... ce qui risque de gâcher le plaisir. Je vais sans doute attendre la sortie cet été qui, à mon avis, relancera les débats de plus belle. Comme toi, suis quand même abasourdi par certaines réactions. Je peux comprendre la déception, mais de là à dire, comme je l'ai entendu, que le film est un coup d'épée dans l'eau, de l'auto-caricature... Et même les commentaires mitigés bienveillants (comme ceux du Masque et la Plume) continuent à présenter le film comme un sympathique pastiche alors qu'il est beaucoup plus que ça. A mon sens, le film ne joue effectivement pas sur un plaisir aussi immédiat que les précédents mais réussit vraiment le tour de force d'avoir un point de vue historique très fort, très assuré, quand bien même la deuxième guerre mondiale qu'il dépeint apparaît quasi factice. Comme Lang et Hitchcock, Tarantino est l'un des rares (le seul aujourd'hui ?) à pouvoir offrir des grands films populaires tout en offrant une réflexion théorique (et ludique aussi) sur la part manipulatrice du cinéma. C'était déjà présent dans ses précédents titres, mais il me semble que les résonances historiques (qui dépassent le jeu citationnel) et les thématiques (inanité de la vengeance, mais force du témoignage) de ce projet lui ont permis de franchir encore un palier.
Écrit par : Joachim | 29/05/2009
Wahou, je n'aime pas plus que ça justement, le cinéma trop référencé de Tarantino, au point qu'on croirait que le cinéma est le sujet de chacun de ses films. Mais décrit comme ça, j'ai maintenant envie de voir ce film.
Écrit par : tepepa | 29/05/2009
Vous avez définitivement le chic pour mettre l'eau à la bouche, quand vous parlez des films. Et vous avez bien raison, on a besoin de fous. Je suis toujours désarçonné par Tarantino, si bien que j'ai toujours besoin d'un temps de réflexion pour savoir si j'ai aimé ou si j'ai détesté.
Écrit par : T.G. | 29/05/2009
Joachim, je suis ravi que l'on ait "vu" le même film, ça me rassure après toutes les discussions houleuses que j'ai eu sur place. Très juste la notion de palier, c'est vraiment ce que j'ai ressenti en le voyant. Hitchcock aussi, je ne l'ai pas cité mais on est dans la lignée des grands films manipulateurs et ludiques comme "Psychose" ou "la mort aux trousses". Lang, tu l'a cité dans ton compte rendu, j'aimerais bien que tu développe parce que c'est moins évident pour moi, enfin plus sur la réflexion sur les images au sein d'un film qui se réfère aux codes d'un genre. Vivement le mois d'août !
Tep', je crois qu'il y a une certaine saturation au niveau de l'activisme cinéphilique de Tarantino, c'est juste. mais je ne trouve pas qu'elle parasite tant que ça ses films. On voit peut être trop les ficelles parce qu'elles nous sont familières (le western, le film de guerre) mais on peut méconnaitre la blaxploitation et être sensible à son regard sur Pam Grier. Sur le cinéma, oui, c'est son sujet, mais mis à part "...la révolution", n'est-ce pas le sujet de tous les films de Leone aussi ?
TG, j'espère que vous ne serez pas déçu ! Je dois dire que les difficultés que j'avais eu avec la première partie de "Death proof" m'ont aidé cette fois à surmonter les moments où, cette fois, j'étais "frôlé par l'aile du doute" :)
Écrit par : Vincent | 29/05/2009
Bravo pour cette belle critique, qui met à mal le discours habituel des tarantinophobes sur l'absence de sensibilité, d'intelligence, d'honneteté, dans le cinéma de Tarantino. Je suis impatient de voir cette nouvelle déclaration d'amour.
Écrit par : Rom | 29/05/2009
C'est vrai, c'est un peu le sujet de tous les Leone, mais d'une part, je n'en étais pas conscient quand j'ai découvert les films, d'autre part, les références me semblent moins appuyées que chez Tarantino. Mais je suppose qu'un gosse qui découvre Kill Bill sans savoir à quoi ça fait référence doit recevoir une grande claque cinématographique.
Écrit par : tepepa | 29/05/2009
Maître, vous donnez vraiment envie de voir les films.
Comme j'ai vu le Castellari qui a servi de templet à Tarantino, j'imagine comment peut finir la scène de l'auberge. A noter qu'un DVD de ce film de Castellari est disponible dans plusieurs pays ; je recommande l'édition allemande Koch Media, qui contient notamment la version anglaise (où Michel Constantin s'exprime en français mais avec une autre voix que la sienne -- son personnage s'appelle Véronique, au fait...).
B
Écrit par : Breccio | 30/05/2009
Rom, merci d'abord. J'ai de mon côté hâte de lire certains de mes blogueurs préférés sur ce film. Je crois qu'il va donner l'occasion de débats passionnés.
Tepepa, ayant découvert Leone vers 10 ans, je partage tout à fait ce que tu écris. Je me dis néanmoins que si nous avons continué à aimer Leone, c'est parce que passé un moment, nous avons pu faire les liens avec d'autres choses (Ford au hasard mais pas seulement) et enrichir notre vision de ses films. Parfois je regrette de ne plus pouvoir voir un film comme cela, mais c'est foutu, je suis trop atteint.
Breccio, me donner du "maitre", tu exagères :) Après tout, je n'ai pas été si convainquant pour Djangoooo !!
Sur le Castellari, je ne me suis pas encore décidé pour le DVD italien. De tout ce que j'ai pu voir ou lire sur ce film, je me suis demandé ce que Tarantino avait bien pu en conserver. D'ailleurs, Castellari est crédité au générique et, bien que je connaisse sa bobine, je ne l'ai pas vu. J'attends beaucoup de vos yeux de lynx parce que ce m'est une grande frustration.
Écrit par : Vincent | 31/05/2009
Enzo Castellari interprète un général nazi. On peut voir quelques photos des coulisses du tournage sur son site www.enzogcastellari.com
B
Écrit par : Breccio | 01/06/2009
Quand je pense que je l'ai en lien ! Je n'ai pas eu le réflexe d'aller y voir. Bon, je serais plus attentif la prochaine fois. Je savais que je pouvais compter sur toi (au fait, on avait fini par se tutoyer, non ? )
Écrit par : Vincent | 03/06/2009
Salut Vincent. Juste une petite remarque question orthographe du Tarantino. C'est bien 'Inglourious Basterds' et non 'Inglorious Bastersd' comme on peut le lire partout. Sachant que le titre anglais du Castellari est 'Inglorious Bastards'. Pas facile de s'y retrouver avec tout ces accents. ;-) A+
Écrit par : nicolas NSB | 18/06/2009
Damned, je savais qu'il avait du modifier l'orthographe pour des questions de droits, mais je n'avais pas fait attention qu'il avait aussi modifié le premier mot. Merci de l'information.
Écrit par : Vincent | 18/06/2009
Hello Vincent
Je me suis décidée à lire tout (ou presque) ce que l'on a pu écrire au sujet de QT puisque je fais une petite revue de blogs. Difficile de faire moins consensuel que l'garnement.
Je suis entièrement d'accord avec les 3/4 de votre (beau) texte (puisqu'en matière de westerns, italiens ou autres, nous avons les mêmes valeurs... :D), même si je continue de penser qu'il ne s'agit pas là de son chef d'oeuvre (ça aurait pu mais QT a trop pêché par excès de confiance en lui, et le diable sait si le bonhomme en a)... la faute à trop de "décrochages", je me suis parfois laissée emporter à songer aux films dont il fait allusion au lieu de poursuivre le voyage...
Vivement le prochain donc !
Écrit par : Frederique | 31/08/2009
Bravo et merci pour cette chronique qui effectivement, donne envie de voir le film (trop tard, je l'ai vu...).
Merci aussi pour avoir éclairé la majorité des références qui m'avaient échappées (seules les clins d'oeils Leonesques m'avaient titillés...).
Ma préférence va à la scène d'introduction, qui illustre à merveille que la violence psychologique peut-être bien pire que la violence physique.
Juste une remarque orthographique :
"un homme capable de terminer son film sur cette réplique de Brad Pitt « Je crois que je viens de faire mon chef d'oeuvre », c'est homme est fou. "
je pense qu'il fallait lire :
"cet homme est fou."
Oui, il semble l'être, en effet, mais dans le bon sens...
Écrit par : Rork10 | 16/10/2009
Bonjour Rork10, merci de votre passage et pour la correction. Je ne me relis jamais assez.
La première scène, je crois, a séduit beaucoup de monde par son intensité psychologique, y compris ceux qui n'ont finalement pas aimé le film ou qui ont décroché en cours de route. En le revoyant au mois d'août, j'ai pu constater qu'elle supporte très bien une nouvelle vision. Comme certaines scènes introductives chez Léone, entre-autres, elle nous plonge d'emblée dans l'univers du réalisateur.
Écrit par : Vincent | 16/10/2009
Enfin vu Inglorious Basterds (en blu-ray), et j'ai exactement le même point de vue que toi.
Et puis un final littéralement dantesque, un début d'une tension et d'une beauté inouie, et l'entre deux extraordinairement puissant. Et puis la gueule de Brad Bitt, censé parler en italien à quelqu'un qui ne s'apercevrait pas de son accent yankee au couteau. Et Waltz énorme.
Écrit par : Rom | 14/01/2010