Les petites choses qu'on laisse derrière soi (Gran Torino) (28/02/2009)

Your world
Is nothing more
Than all
The tiny things
You've left
Behind

Si ce doit être sa dernière apparition à l'écran, Clint Eastwood s'est offert une sortie de style avec Gran Torino. J'ai immédiatement eu envie de voir le film quand je suis tombé sur l'extrait que l'on trouve sur Internet. Trois voyous, noirs, provoquent un jeune couple, un blanc et une asiatique. La jeune femme tient tête mais ça se passe mal. Arrive Eastwood dans un pick-up. Il stoppe et sort, lentement, comme un vieux chat qui a encore ses griffes. Il a sa tête des mauvais jours, la grimace dont je parlais il n'y a pas si longtemps. Ce visage un peu décalé et qui ne comprend pas bien. Mais en même temps déterminé. Et puis il crache. Oui, il crache, comme il le faisait dans Josey Wales. Dans tout l'histoire du cinéma, personne ne crache comme Eastwood quand il est en colère. Immédiatement, cette scène m'a ramené à sa première véritable apparition, en 1964, dans Per un pugno di dollari (Pour une poignée de dollars) le film de Sergio Léone qui est à l'origine de la légende. Très exactement, c'est le même homme, la même tête, la même scène que celle où il va vers les quatre hommes des Baxter pour leur demander de s'excuser de s'être moqué de son mulet. Les hommes rigolent, l'étranger relève la tête et c'est la même grimace. 45 ans plus tard, les voyous ricanent encore et, de la même façon, ça ne dure pas longtemps. C'est cette même scène qu'il nous a souvent jouée en inspecteur Harry, quand il essaye de prendre un café tranquille et que... « Les temps ont changé » / « Pas moi », ça ne vous rappelle rien ?

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Bon, alors j'y suis allé, je me suis débrouillé, moi qui ai manqué les trois précédents. Et finalement, ça se tient puisque quatre films avant, c'était Million dollar baby et que Gran Torino ressemble beaucoup à Million dollar baby. C'est une histoire de filiation, c'est une histoire de transmission, c'est le portrait d'un homme qui arrive au moment du bilan. C'est une image de l'Amérique et une réflexion sur ses valeurs, sur leur évolution et comment on se débrouille avec cela. C'est aussi un film sur « les petites choses qu'on laisse derrière soi » et c'est peut être l'aspect de Gran Torino qui me le rend le plus touchant. Il y a là-dedans quelque chose qui rattache le film à Tōkyō monogatari (Voyage à Tokyo – 1953) de Yasujirō Ozu (le fossé entre parents et enfants), Seven women (Frontière chinoise - 1966) de John Ford (le sacrifice d'un personnage pour un groupe qui lui est étranger), ou encore Madadayo (1993) le dernier film d'Akira Kurosawa (sur la transmission et le bilan d'une vie).

Je ne suis pas sûr que Clint Eastwood soit du genre à « répondre » par film interposé, mais Gran Torino semble souvent comme une réponse aux critiques émises à l'époque de Million Dollar Baby. Il est sans doute plus juste de dire qu'il en reprend les lignes de force pour les peaufiner tant au niveau de la forme que du fond. On retrouve une nouvelle fois ce personnage de type fort en gueule, ici appelé Walt Kowalski (Tiens, comme le personnage de Franco Nero dans le film Il mercenario de Sergio Corbucci), « laid fort et digne » comme il y a écrit sur la tombe de John Wayne, avec un sale caractère et une façon de penser qui s'est arrêtée aux années 50. Maintenant, je sais que la fille de l'extrait du début, c'est celle de ses voisins, une famille de Hmongs, peuple asiatique ayant combattu avec les américains au Vietnam. Kowalski, d'origine polonaise et qui a fait la guerre de Corée, est presque le dernier blanc du quartier et il déteste tout le monde sauf son chien et son coiffeur italien. Le fils de ces voisins a des problèmes avec un gang local qui le pousse à voler la superbe Gran Torino (une Ford année 1972, symbole d'une Amérique alors triomphante) de Kowalski, ce qui déclenche un mécanisme complexe amenant le jeune garçon a devenir le fils spirituel de Kowalski.

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Dans Million dollar baby, c'était la jeune boxeuse qui était affublée d'une famille bas du plafond. Cette fois, Eastwood donne à son propre personnage deux fils incarnant quelques uns des pire côtés de l'Amérique contemporaine. Ils sont des quadragénaires bedonnants travaillant dans le commerce, n'ayant rien conservé des valeurs paternelles (ils roulent dans des voitures étrangères alors que lui travaillait chez Ford), ne pensent qu'à leur confort et essayent de le mettre en maison de retraite. Les petits enfants ne valent pas mieux, entre la fille collée à son portable (horreur absolue) et les garçons qui fouillent dans la malle du grand père et sont incultes (Où c'est la Corée ?). Si dans Million dollar baby, il s'agissait avant tout de respecter les codes du mélodrame, la description sans nuance des fils Kowalski est d'abord un constat d'échec de la génération de leur père. A l'approche de la mort, l'angoisse profonde de n'avoir rien passé de soi-même à ses enfants taraude Kowalski. Et l'on sait combien cette idée de transmission est au coeur du cinéma de Clint Eastwood. Le jeune Thao donne sans le savoir une seconde chance à Kowalski qui, en se sacrifiant pour lui, se sauve lui-même. Ça sonne un peu chrétien, c'est sans doute le cas. On retrouve d'ailleurs un personnage de prêtre dont les relations conflictuelles avec Kowalski illustrent les questionnements d'Eastwood sur la religion.

La mise en scène travaille donc cette idée de transmission qui se fait par l'interpénétration entre Kowalski et ses voisins. La première très belle scène montre la réception qui suit l'enterrement de la femme de Kowalski. Celui-ci se sent comme un étranger dans sa propre maison. Passé sur son porche pour prendre l'air, il remarque de l'activité chez ses voisins. Suit une scène qui montre chez eux une cérémonie en l'honneur d'un nouveau né. Le film montre que ce que Kowalski a perdu dans son milieu est juste à deux pas de chez lui : un véritable esprit communautaire. Et une valeur perdue de l'Amérique. Pour l'atteindre, la retrouver, il lui faudra sortir de son territoire et accepter que l'on pénètre dans le sien. Le territoire, voilà encore une notion fondamentale du cinéma américain. De nombreuses scènes sont construites sur ces mouvements : la tentative de vol, l'invitation au repas, les cadeaux apportés par les femmes, l'intrusion du gang... il y a aussi quelques rounds d'observation assez savoureux, comme la relation délicatement décrite entre Kowalski et la grand-mère Hmong. La scène que je préfère, évidemment, c'est celle où Kowalski assis devant chez lui crache par terre en signe de mépris et que la vieille femme agit de même avec le même aplomb. Un tel personnage devrait (mais j'en doute) ouvrir les yeux de ceux qui pensent qu'Eastwood ne sait pas « filmer l'autre » si tant est que cette expression ait un sens. Par moment, je pensais à Chief Dan George, le vieil indien de Josey Wales et c'est là que j'aime le mieux notre homme Clint.

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Mais assez d'expectorations, tout ceci est mis en scène avec beaucoup de simplicité et de finesse, évitant les effets parfois un peu pesant de certains autres films. L'humour est très présent et aide à fluidifier l'ensemble, sachant s'effacer avec délicatesse lors des séquences jouant sur l'émotion. Le film fonctionne comme un morceau de blues (une nouvelle fois, oui), subtiles variations sur un thème basique, rauque, chaleureux et mélancolique. Je suis toujours aussi amateur de la photographie de Tom Stern avec ses ambiances parfois très sombres et un travail sur les couleurs qui élimine les teintes vives et donne une impression de noir et blanc sur lequel tranche le rouge et bleu du drapeau qui orne la façade de la maison de Kowalski. La musique de Eastwood fils est un peu trop discrète à mon goût mais ce n'est pas nouveau.

C'est un premier texte un peu à chaud. J'ai véritablement eu le sentiment d'assister à un Eastwood majeur, un de ces films que font les réalisateurs passé un certain âge, dans lesquels il essayent de rassembler tout ce qui leur est cher et que, moi aussi prenant de la bouteille, j'apprécie de plus en plus. Je crois qu'il ne faut pas se laisser abuser par la surface de Gran Torino et les sublimes crachats de Clint Eastwood. Ce film a la classe d'une voiture racée et on est loin d'en avoir épuisé les beautés.

A lire également chez Ed de Nightswiming, le Bon Docteur Orlof et Matière focale. Pour le moment.

Photographies : Copyright Warner Bros. France

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