What seems to be the trouble, Captain ? (15/11/2006)
François Truffaut émis sa fameuse théorie du « Grand film malade » à partir de Marnie (Pas de printemps pour Marinie – 1964) d'Alfred Hitchcock dans son fameux livre d'entretiens qui ne quitte guère mon chevet. Afin de rendre un juste hommage au maître du suspense dans le cadre du blog-a-thon, je vais vous faire part de ma théorie du « petit film en pleine forme » à partir de l'un de mes films fétiches : The trouble with Harry (Mais qui a tué Harry ? – 1955). Le « petit film en pleine forme » est une oeuvre qu'un réalisateur à la carrière brillante, du moins reconnue, travaillant dans un système rôdé, arrive à faire un peu à côté de ce système pour son propre plaisir, sans ambition affichée, sans gros budget le plus souvent et donc avec un maximum de liberté. C'est une oeuvre d'apparence modeste mais qui possède en elle l'élégante simplicité dont seuls peuvent faire preuve les grands artistes. C'est un film qui semble presque une récréation mais qui exprime une facette très personnelle de son auteur. C'est un film qui ne fait généralement pas succès à l'exception des véritables admirateurs du réalisateur qui chérissent l'oeuvre et peuvent aller jusqu'à la tenir comme plus estimable que bien des chef d'oeuvres célébrés et indiscutés. C'est un film enfin ou quelque chose d'intime et de délicieux se joue entre le réalisateur, le petit film en pleine forme et son public. C'est la petite musique de chambre d'un grand chef d'orchestre symphonique. C'est Wagonmaster (Le convoi des braves) de John Ford, c'est Prince of darkness (Prince des ténèbres) de John Carpenter, c'est Prova d'orchestra de Federico Fellini, c'est Toni de Jean Renoir, c'est Chungching express de Wong Kar-wai, vous avez sûrement les vôtres.
The trouble with Harry répond point par point à cette tentative de définition. En 1955, Alfred Hitchcock est au sommet de sa carrière hollywoodienne, il vient de signer des « grands » films comme Rear window (Fenêtre sur cour) ou To catch a Thief (La main au collet) avec les plus grandes star du moment et s'apprête à son remake de The man who knew too much avec James Stewart et Doris Day. Entre ces grosses machines, il a le créneau pour quelque chose qui lui tient à coeur depuis un moment, l'adaptation d'un roman de Jack Trevor Story à l'humour délicieusement anglais. Obtenant quasiment carte blanche de la Universal, il envisage sans doute le film comme l'occasion d'aller prendre des vacances et de profiter des tables renommées du Vermont, un peu comme John Huston était partit filmer en Afrique pour le plaisir de l'aventure et de la chasse. Contrairement à ses habitudes, Hitchcock compose une distribution de seconds rôles solides et de débutants qui va se révéler parfaitement homogène. The trouble with Harry est le premier film de la jeune Shirley MacLaine et John Forsythe n'a guère fait que de la télévision avant. Ils seront le couple vedette, elle en jeune veuve avec son charmant fiston et lui en peintre nonchalant et altruiste. A leurs côtés, l'un des couples les plus délicieux de l'histoire du cinéma, la fordienne Mildred Natwick et Edmund Gwenn, la vieille fille frémissante et le jovial capitaine à la retraite. Leur idylle est tout simplement touchante et il faut voir la séquence où elle l'invite à prendre le thé, toute en délicatesse, en non-dits, en retour tardif de sensualité. Il faut mesurer à une telle scène tout l'immense talent et toute la terrible sensibilité d'Alfred Hitchcock.
The trouble with Harry est aussi la première collaboration entre Hitchcock et celui qui va devenir son alter ego musical : Bernard Herrmann. Emporté par l'euphorie de cette histoire si légère où il est question d'un cadavre que tout le monde croit avoir tué et que l'on enterre et déterre avec bonne humeur, Herrmann, conscient peut être qu'il y avait là le meilleur de l'homme Hitchcock, compose une pièce délicieusement raffinée, enjouée, pleine d'humour comme chez certains morceaux de Satie. Il en fera plus tard une réorchestration qu'il appellera « Portrait of Hitch ». The trouble with Harry c'est aussi l'admirable photographie de Robert Burks, autre collaborateur essentiel du maître. Je crois que c'est ce qui m'a le plus soufflé quand j'ai découvert le film pour la première fois. Rarement les teintes dorées de l'automne ont été si parfaitement rendues à l'écran. Rarement la quiétude de la nature, dans ce qu'elle peut avoir de plus bouleversant, a été si simplement mise en images. The trouble with Harry, c'est comme un monde parfait, un monde de cinéma comme le Monument Valley fordien, un monde hors du temps et hors de cette violence du monde vrai qui est au coeur du reste de l'oeuvre hitchcockienne. C'est son île paradisiaque. Bien sûr, il ne marcha nulle part, sauf en France. Mais aujourd'hui, après avoir vu et revu tant de fois ses plus grands films, sa période muette, sa période anglaise et ses « grands films malades », je n'ai toujours aucune hésitation à repartir suivre son joyeux quatuor du Vermont dans ce petit film pétant de santé.
Photographies : DVD Universal
Le Hitchcock blog-a-thon
Les participants :
L'initiateur : The film vituperatem
Flickhead (superbes reproductions d'affiches françaises)
If Charlie Parker Was A Gunslinger
En bonus :
Le DVD
Un bel article sur DVDclassik
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Commentaires
"Chasseur blanc, coeur noir" de Clint Eastwood, "1941" de Steven Spielberg, "Les associés" de Ridley Scott, "blow out" de De Palma, "Tucker" de Coppola, ce n'est pas si évident de trouver des exemples... Par exemple, peut on classer "La Couleur de l'Argent" dans cette catégorie, sachant que le film est tout de même bien commercial ?
Par contre il y a quelques réalisateurs qui n'ont tourné aucun « petit film en pleine forme »: Stanley Kubrick, Sergio Leone, mais uniquement des "Grands films en grande forme".
Écrit par : tepepa | 15/11/2006
Pas si évident effectivement. Pour Spielberg, je pencherais plutôt pour Always, 1941 était quand même une grosse machine. D'une certaine façon son "petit film en pleine forme", c'est ET, petit budget, sujet perso, distribution modeste, tourné juste après plusieurs très grosses productions... La seule chose, c'est qu'il a eu un succès énorme, mais on sait que Spielberg ne fait rien comme tout le monde.
Honkytonk Man aussi de Eastwood. La liste est ouverte.
Écrit par : Vincent | 16/11/2006
Le petit film en pleine forme de Scorsese, c'est incontestablement "After Hours" où il arrive à recaser ses obsessions dans un scénar de comédie. D'où un punch étonnant et une absence d'emphase qui a un peu trop tendance à traîner dans ses films, même les plus réussis. (Casino, c'est très bien mais aussi assez saoûlant).
Écrit par : Eliot | 17/11/2006
Très intéressante théorie ce "petit film en pleine forme". il y a d'ailleurs plusieurs cinéastes qui ont aligné plusieurs films de ces films à leur début avant de sombrer dans des oeuvres de plus en plus indigestes, en particulier à l'Est (Polanski ou Milos Forman). On aimerait tellement qu'ils reviennent aujourd'hui à ces petits films si dynamiques et inventifs.
De la même façon, on pourrait dire que d'autres cinéastes n'ont fait que des films de ce type, mais qu'il leur manque justement de n'avoir pas fait de "plus gros film" pour qu'on se souvienne vraiment d'eux. Je pense en particulier à Jacques Rozier dont les films sont sans doute parmi les meilleurs de la Nouvelle Vague, mais qu'on accuse souvent d'être beaucoup plus futile que Godard, Truffaut ou Godard, ou également à Jerzy Skolimowski dont tous les films sont empreints d'une énergie incroyable, dans le véritable esprit des Nouveaux Cinémas des années 60. "Travail au noir" est ainsi l'un des très grands films politiques des années 80 (les évènements de Pologne vécus depuis Londres par des travailleurs clandestins) mais peut-être que sa modestie de moyens l'a empêché de devenir une véritable référence.
Écrit par : Eliot | 18/11/2006
Skolimowski s'est pourtant essayé à des projets de plus grand envergure comme "Eaux printannières" mais "Travail au Noir" restera sans doute son meilleur film. Pour le reste je suis d'accord avec vous, nombre de réalisateurs s'encroûtent avec l'âge ou quand ils s'intègrent dans un système de type hollywoodien (John Woo, Tsui Hark, Ang Lee par exemple) et c'est toujours un peu difficile d'en sortir. Je suppose qu'ils ont de sacrées pressions.
Sur le Hitchcock, il y a aussi quelque chose de particulier, c'est que le film est fait entre deux succès et non après un échec ou une période difficile pour se remettre à flot. C'est d'autant plus libre et plus rare (je pensais là à Carpenter, Scorcese pour "After hours" ou encore Coppola quand il fait "Rusty James" après l'échec de "Coup de coeur"). Il est clair que certains cinéastes sont plus à l'aise avec des moyens réduits, cela excite leur créativité (Carpenter mais aussi des gens comme Ray ou Fuller).
Écrit par : Vincent | 18/11/2006
la clé d'un ton fordien pour ouvrir le film me semble diablement juste.
Écrit par : jll | 21/11/2006
Je me suis toujours étonné de l'emploi de Mildred Natwick. Mais en y réfléchissant, il y eu aussi l'utilisation de Fonda avec sa raideur et son honnêteté fordienne dans "Le faux coupable". Et puis Ford a utilisé James Stewart sur le tard, avec les failles révélées par Hitchcock et Mann.
Je me demande comment ils voyaient le cinéma l'un de l'autre. Je n'ai aucune trace de commentaires en ce sens. Pourtant ils partagent la formation à l'école du muet, le goût de l'esthétique expressionniste façon Murnau et l'art du suspense.
Écrit par : Vincent | 22/11/2006
Il est vrai qu'en tant hitchcockien, je trouve " Mais qui a tué Harry?"
comme un petit bijou d'humour noir : faire de l'humour autour d'un cadavre qui apparait et disparait dans une ambiance bucolique.
Il fallait le faire avec en effet de solides acteurs de second plan et une photographie sublime de très beaux paysages.
Et la musique d'Hermann très légére.
Ce film est à voir et revoir car c'est une merveille.
Écrit par : frey | 27/11/2006