Au bord du lac (20/05/2020)
Le Genou de Claire (1970) d'Éric Rohmer
Le film étant diffusé jusqu'en octobre sur la plate forme d'ARTE, l'occasion est bonne de ressortir ce texte écrit pour le défunt site Kinok à l'occasion d'une édition DVD. C'est aussi l'occasion de signaler l'ensemble des articles de l'équipe de Zoom arrière consacré au cinéaste : R comme Rohmer.
Le Genou de Claire c'est d'abord la belle barbe de Jean-Claude Brialy dans le rôle de Jérôme qui me fait toujours irrésistiblement penser à celle que portait mon père dans les années 70. Ce sont les chaussettes blanches de collégienne que porte Béatrice Romand quand elle entre dans le cinéma de Rohmer. C'est la blondeur de Fabrice Lucchini au début de sa carrière, qui fait lui aussi sa première apparition chez le maître. C'est le teint pain d'épice et les courbes délicates de Laurence de Monaghan au genou tentateur et si parfait. C'est l'accent roumain de Aurora Cornu, sa démarche posée et ses mains délicates.
Le Genou de Claire est l'une des plus éclatantes réussites d'Eric Rohmer. Il suit immédiatement Ma nuit chez Maud et peu se voir comme un contre-pied. A la neige de Clermont-Ferrand, au noir et blanc de Nestor Almendros, aux dialogues en profondeur sur la foi, Pascal et l'amour, au visage un rien sévère de Jean-Louis Trintignant, se substituent le soleil d'été sur le lac d'Annecy, les cerisiers sous la brise, les couleurs de montagne du même chef opérateur, un marivaudage (le terme est particulièrement bien adapté ici) brillant et la décontraction barbue de Jean Claude Brialy. Le film a la grâce et la légèreté des jeunes filles en fleur. Le rose est sa couleur, comme celle de ses intertitres.
Le film est en quelque sorte l'aboutissement d'une certaine manière d'Eric Rohmer. Le patient polissage d'une forme mise au service de son amour pour la beauté des jeunes filles, l'art, les mots, et les livres. Cette forme est celle du cinéma classique et je souscris à ceux qui le rattachent au cinéma de Griffith. Format « carré » venu de la peinture, grande précision des compositions organisées en fonction de la lumière naturelle, des lignes de force du paysage et du déplacement des personnages, les images de Rohmer respirent l'harmonie. La caméra se déplace peu, uniquement pour accompagner un couple marchant sous les frondaisons, souligner l'arrivée de Laura ou s'approcher doucement du couple, Claire et Gilles, juché sur l'échelle, mangeant des cerises et attirant sans le vouloir le regard et les sentiments contradictoires de Jérôme. Et puis pas de musique.
Ce dispositif ne rend en rien le film aride. Tout son mouvement interne, le jeu du jeu des sentiments, est vif et prenant. Rien d'ennuyeux non plus. Rohmer est bavard, mais à la manière de Howard Hawks. « Vous trouvez que je parle trop ? ». Très peu de champ-contrechamp monotones mais plutôt une série de portraits qui se répondent comme lors des très belles scènes entre Jérôme et Aurora où le temps des plans fait naître le sentiment de la complicité, ou lors de la ballade en montagne de Jérôme et Laura. Voici donc comment Rohmer nous fait pénétrer son petit monde.
Chez lui, on a des préoccupations élevées (ce qui n'empêche pas la mesquinerie de certains). On y parle donc littérature, beauté, art et amour en abondance. Chez Rohmer, on vit dans de belles maisons qui portent une longue histoire, avec de beaux jardins même s'ils sont négligés, et éventuellement vue sur le lac. On voyage beaucoup (Jérôme est diplomate, Laura sur le départ, Aurora citoyenne du monde) et on a des métiers sympathiques comme attaché d'ambassade ou écrivain. On a le goût des belles et bonnes choses et une relation au temps plutôt proustienne, c'est à dire que l'on a le temps de le sentir couler. La seule manifestation d'un « autre monde » sera incarnée par le gardien du camping voisin, individu vulgaire au sens premier, avec son survêtement grossier, dont l'irruption dans la délicate comédie sera l'occasion pour Jérôme de révéler l'un des aspects les moins sympathiques de sa personnalité. Il n'y a pourtant pas là de quoi s'offusquer.
Le Genou de Claire est un film de vacances, non seulement parce que les protagonistes sont en villégiature mais parce qu'ils sont tous pris à un « entre-deux » de leur vie. Jérôme va pour se marier et liquide à sa façon celui qu'il était, faisant le point sur sa carrière de séducteur et vendant la maison familiale. Aurora est entre deux livres et s'engage dans un projet en étudiant son ami. Laura est au point de passage de l'adolescence et doit partir en Angleterre. Sa mère vient de se séparer. Finalement, Claire seule est dans une situation stable, dans son histoire bien rangée avec Gilles. A travers la leçon qu'il lui donne, non sans méchanceté, Jérôme assouvit son désir tout en ramenant la jeune fille à un entre-deux sentimental.
Ce sont peut être de ces multiples variations sur « l'entre-deux » qui font l'excitante fascination de ce film. Rohmer nous sollicite dans les jeux sentimentaux de la petite bande et nous met constamment en position de chercher à deviner qui pense quoi. Les personnages sont suffisamment denses pour se prêter à toutes les hypothèses. Après tout, Aurora cherche peut être à séduire une nouvelle fois Jérôme à travers ses défis littéraires. Et après tout, Jérôme ne joue-t'il pas le jeu en connaissance de cause ? De Jérôme et de Laura, on ne sait jamais vraiment qui est dupe de l'autre et jusqu'à quel point le séducteur n'est pas véritablement séduit. Même problème avec Claire : quelle est la part de jalousie et celle de jeu dans l'attitude de Jérôme à son égard ? Jusqu'à quel point est-il sincère quand il entre dans le détail de ses sentiments lors de ses discussions avec Aurora ? Que de questions.
On voit que l'art de Rohmer est ici de nous donner des pistes en nous montrant tout ce qui n'est pas dit : les gestes, les regards, les attitudes, toute une matière à grande mise en scène. Par exemple, les jeux de mains entre Jérôme et Aurora, parfois plus qu'affectueux, parasitent constamment leurs dialogues posés et créent une tension sentimentale permanente. Ce double niveau rend chaque confrontation passionnante et rappelle que Rohmer, au delà d'une forme classique, était un admirateur de deux spécialistes de ce genre de cinéma du sous entendu jouissif : Alfred Hitchcock et Howard Hawks.
Il ne faudrait pas me pousser beaucoup pour que j'écrive que Le Genou de Claire avec sa mécanique parfaite est son Rio Bravo (1959) sentimental.
Photographies : captures DVD Les films du Losange
18:50 | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : eric rohmer | Facebook | Imprimer | |
Commentaires
Je commence à avoir quelques Rohmer à ma collection et je sens qu'il me faudrait revoir certains parmi les premiers découverts, histoire d'en raviver la mémoire et sûrement d'augmenter leur intérêt grâce à une mise en perspective et au jeu des comparaisons. Ceci dit, Le genou de Claire m'est encore inconnu. Et quand je lis qu'il est une belle réussite et laisse sentir le temps couler tout en parlant littérature et éprouvant les sentiments, des personnages et les nôtres forcément, mon envie est grande de retrouver le cinéaste ! Tu évoques Ma nuit chez Maud, mais j'ai l'impression aussi que le film échange beaucoup aussi avec La collectionneuse (l'été, la jeune fille, le temps).
Écrit par : Benjamin | 03/08/2020
Si tu es sensible à Rohmer, ça devrait te plaire. En outre les films que tu cites font tous partie de la même série des "Contes moraux" dont "Le Genou de Claire" est le cinquième et avant dernier.
Écrit par : Vincent | 04/08/2020