Cannes 2013 : Nos héros sont morts ce soir (03/06/2013)
Il y a d'abord ce beau titre Nos héros sont morts ce soir, qui renvoie à l'un des plus beaux films jamais fait sur la boxe, The set-up (1949) de Robert Wise et dont le titre français était : Nous avons gagné ce soir. Le réalisateur David Perrault ne nous montrera pourtant pas de la boxe mais du catch, plus précisément celui des années 60 en France, à une époque où ce sport était très populaire. C'est l'époque de l'Ange Blanc et du Bourreau de Béthune, des matchs au Cirque d'hiver et des populaires retransmissions télévisées. Mais ces années 60, ce sont aussi la fin de la guerre d'Algérie, le grand Charles à l’Élysée, les flippers dans les cafés et Gainsbourg dans les juke-box. C'est aussi la Nouvelle Vague, Belmondo et Delon, une nouvelle génération qui secoue le cinéma de papa. Il y aura un peu de tout cela dans le film de David Perrault, tramé dans l'histoire de Victor, ex-légionnaire au bout du rouleau. Son ami Simon l'introduit dans le milieu du catch contrôlé par le truand Tom. Ils vont former un duo masqué promis au succès, le Spectre contre l'Equarisseur de Belleville. Rien que la poésie des noms... Le blanc et le noir, le bon et le méchant, des rôles trop tranchés pour l'esprit fragile de Victor hanté par son passé et visité de cauchemars où les masques dissimulent d'autres masques et où se dilue une identité incertaine. Sexuelle, morale, sociale, psychiatrique ? Le scénario laisse habilement dans le flou. L'intrigue, assez simple, emprunte au cinéma de genre : entraîneur retors joué par Philippe Nahon façon Jean Gabin, matchs truqués, truand doublé, homme de main sadique, mission expiatoire, du classique.
L'enjeu est ailleurs, dans les multiples variations très visuelles sur les figures du double et du masque. Deux amis qui sont deux adversaires sur le ring. Deux femmes dans la vie de Simon. Double identité, l'homme sous le catcheur, avec mise en abyme quand Simon et Victor échangent leurs identités fictives. Ils se ressemblent physiquement au point que l'on peut les confondre et pourtant tout oppose l'esprit tourmenté, un peu infantile, timide, parfois même féminin, de Victor, à la rude simplicité, la virilité tranquille de Simon qui rappelle les personnages joués par Lino Ventura (qui commença, rappelons-le ici, dans le catch et la lutte). Masques sociaux avec le très beau personnage de Jeanne, la propriétaire du bar qui se révèle une lectrice assidue, admiratrice de Gérard de Nerval. Il y a aussi la fausse urbanité du Finlandais masquant sa violence et la décrépitude physique de l'homme de pouvoir, Tom.
La mise en scène multiplie les effets de miroir, littéralement mais aussi plus subtilement dans les cadrages, écran large, lors des confrontations, soir les yeux dans les yeux, soit sans se regarder. Un visage de profil et l'autre de face, deux visages de face, "Ne le regarde surtout pas" prévient l'entraîneur lors de la visite de Tom. Mais comment résister à ce besoin irrésistible depuis les contes antiques ? Victor veut voir derrière son masque au risque du vertige et du néant, quand bien même ce masque qu'il ne cesse d'arracher en rêve est porté par un autre. Et cette pulsion primale de déclencher le drame.
Ensuite, il y a cette superbe photographie en noir et blanc signée Christophe Duchange qui a accompagné David Perrault sur ses deux courts métrages. Elle donne une clef essentielle du projet artistique. Stylisée, contrastée, l'image cherche et trouve la texture même des films de l'époque : noirs profonds, large palette de gris, blanc lumineux, vibrants. Une texture particulière due au tournage essentiellement en intérieurs. Le travail de Christophe Duchange situe visuellement le film entre Touchez pas au Grisbi (1953 - photographie de Pierre Montazel) et Bande à part (1964 - photographie de Raoul Coutard). Car loin d'être la reconstitution d'une époque, ces années 60 que le réalisateur trentenaire n'a pas connues, Nos héros sont morts ce soir est une plongée fascinée, une rêverie poétique dans la chair même d'un certain cinéma. Un voyage mélancolique dans un univers de fiction aimé et dont il s'agit de retrouver le goût par les signes. La reconstitution minutieuse procède du même effet. Rien de spectaculaire que les moyens modeste d'un premier film n'auraient pas permis, mais des objets-repères, des signes de reconnaissance : le flipper où l'on imagine se pencher Anna Karina et Sami Frey, le juke box et ses vinyls, la camionnette Citroën type H (toute mon enfance), le cendrier et les oeufs durs sur le comptoir en zinc, la radio.
Certains admirateurs du film ont multiplié les références, de Ford à Hawks en passant par Becker ou Wong Kar-wai ( pour les ralentis sans doute). Ne manquait que Welles ! Un ensemble peut être un peu lourd à porter pour un jeune réalisateur. Plus simplement, le nom de Quentin Tarantino est plus intéressant parce que le principe de leurs films est proche. Ce sont les déambulations de réalisateurs-cinéphiles au sein de leurs univers de prédilection. Même goût de la scène (plus que de l'ensemble), même plaisir des dialogues (Perrault signe le scénario), même conception de l'utilisation de la musique avec ici une magnifique scène dansée autour d'une chanson de Gainsbourg, même attirance pleine et entière pour le geste cinématographique pour lui-même. C'est la beauté de ce cinéma et sa limite.
Il y a également un talent particulier dans la direction d'acteurs qui se sont vus proposer des rôles assez inhabituels pour notre époque. Denis Ménochet (Victor) et Jean-Pierre Martins (Simon) sont impeccables et crédibles en catcheurs, Pascal Demolon compose un savoureux finlandais, parfait second rôle à l'ancienne comme Philippe Nahon quoique ce dernier reste dans un registre bougon qu'on lui connaît. Les deux femmes de l'histoire sont assez formidable. Alice Barnole (apparue furtivement chez Bonello et Bourdos) défend bien ses quelques scènes (dont la danse sur Gainsbourg), vive et acidulée, j'ai regretté de ne pas la voir plus. Surtout, il y a l'épatante Constance Dollé en Jeanne, femme de tête, femme mûre, femme sensible, un peu hawksienne pour le coup, entretenant des rapports très libres avec Simon. Elle apporte une touche d'émotion bienvenue dans ce monde masculin. Au final, si certaines inflexions du scénario ne m'ont pas tout à fait convaincues, Nos héros sont morts ce soir est un film séduisant, d'un culot réjouissant, plein de promesses et d'une déjà belle assurance.
Cette année, si je mets côte à côte les premiers films de Perrault et Peretjatko, que j'y ajoute ceux de Justine Triet (La bataille de Solférino), de Guillaume Gallienne (Les Garçons et Guillaume, à table !), de Yan Gonzales (Les rencontres d'après minuit), films que je n'ai pas vus mais dont je connais les réalisateurs et apprécie leurs courts métrages, et si j'ajoute encore les francs-tireurs Bozon et Guiraudie, et bien il y a de quoi, bien au-delà de la palme, de quoi espérer dans le cinéma français des années à venir.
Photographies : © UFO Distribution
23:18 | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : david perrault, cannes 2013 | Facebook | Imprimer | |
Commentaires
Bonsoir Vincent, voilà un filme intéressant avec un sujet original, cela m'intrigue beaucoup, tant mieux! J'aime ce grand filme de Robert Wise et rien que pour ça et ce titre "Nos héros sont morts ce soir", espérons que filme sortira en salle, votre article me donne vraiment de voir cela!
Écrit par : claude kilbert | 05/06/2013
Bonjour Claude, et merci ! Le film est assez différente du film de Wise, mais je pense que son esprit vous séduira. La sortie est prévue en octobre en France. Bon dimanche :)
Écrit par : Vincent | 09/06/2013